L’anarchisme analytique et l’écologie politique radicale


Introduction

Contrairement à une idée répandue, la philosophie analytique et politique anglo-saxonne ne se limite pas à la pensée libérale : libertariens de droite (Robert Nozick), libéraux de gauche (John Rawls, Donald Dworkin, Amartya Sen), libertariens de gauche (Philippe Van Parijs), et marxistes (Gerald A. Cohen, Jon Elster, John Roemer) échangent des arguments depuis plus de 40 ans. Un autre courant, fort peu connu, cherche à redonner ses lettres de noblesses à une philosophie politique radicale peu abordée de manière sérieuse dans les milieux académiques : l’anarchisme. L’autorité de l’État est-elle compatible avec l’autonomie morale des individus (Robert Paul Wolff)? La coopération sociale est-elle possible en l’absence d’une autorité centrale (Michael Taylor)? Le pouvoir de l’État doit-il être utilisé ou aboli pour assurer le succès d’une révolution (Alan Carter)? Ces questions, qui font appel à l’analyse conceptuelle, la théorie des jeux et le fonctionnalisme, sont décortiquées par l’anarchisme analytique.

Dans son article Beyond Primacy : Marxism, anarchism and radical green political theory (2010), Alan Carter élabore l’une des versions les plus abouties de l’éco-anarchisme. Il développe sa théorie de la primauté de l’État, qu’il élabore à partir d’une inversion de la théorie marxiste de l’histoire formalisée par G.A. Cohen. Après avoir clarifié les thèses du déterminisme technologique, il éclaire à nouveaux frais le palpitant débat qui opposa les deux principaux protagonistes de l’Association internationale des travailleurs : Marx et Bakounine. Ce faisant, il montre que les approches libérales, réformistes et marxistes sont incapables de surmonter les défis de la crise écologique, car elles se basent sur une conception erronée de l’État. Nous présenterons les grandes lignes de l’analyse conceptuelle déployée par Carter, afin de dégager les fondements d’une théorie politique radicale, à mi-chemin entre l’anarchisme et l’écologie politique. Ces assises théoriques serviront, dans un prochain article, à tracer les contours d’une « social-démocratie libertaire ».

Le matérialisme historique

            Il est connu que Marx soutient une forme de déterminisme technologique, pouvant être résumé par le dicton suivant : « le moulin à bras vous donnera la société avec le seigneur féodal ; la machine à vapeur, la société avec le capitaliste industriel ». Cette métaphore résume la doctrine marxiste de l’Histoire : le matérialisme historique. Selon cette théorie, le développement des forces de production (la technologie et la force de travail) explique les relations de production ou relations économiques (rapports de propriété qui contrôlent les forces productives), qui expliquent en retour la superstructure (relations légales et politiques) d’une société donnée. Autrement dit, l’infrastructure économique (forces productives+relations de production) détermine la superstructure : État, idéologie, religion, etc.

            Par ailleurs, Marx souligne aussi à quelques reprises que la compétition entre les forces capitalistes favorise l’innovation et l’apparition de nouvelles technologies (ex : le marché des téléphones intelligents), ce qui semble entrer en contradiction avec la thèse du déterminisme technologique. Dans ce cas-ci, les relations économiques capitalistes semblent causer le développement technologique, alors que c’est l’évolution des forces productives qui devrait être le moteur de l’histoire! Comment éviter cette contradiction?

            Dans son livre Karl Marx’s theory of history : a defense (1978), Gerald Cohen suggère de faire appel aux explications fonctionnelles pour éclairer les thèses de Marx. Les forces de production jouissent d’une primauté explicative, car elles sélectionnent les relations de production qui favorisent leur développement. Il s’agit en quelque sorte d’un mécanisme darwinien, où une structure (ex : un camouflage) est sélectionnée parce que son rôle causal favorise l’adaptation fonctionnelle d’une entité (ex : un caméléon). On dira donc que le camouflage est fonctionnel (ou favorable) à la survie du caméléon. En termes cybernétiques, il s’agit d’une boucle de rétroaction, une forme de causalité circulaire, où la cause produit un effet qui engendre la cause qui l’a fait naître.

Dans le cas du matérialisme historique, les forces productives sélectionnent des relations économiques qui favorisent en retour l’évolution technologique, et cette boucle de rétroaction sera renforcée jusqu’au moment où la structure économique deviendra dysfonctionnelle. Pour Cohen, les révolutions surviennent lorsque les relations de production entravent le développement ultérieur des forces productives. La transition du régime féodal à la société capitaliste constitue un bon exemple, car les relations de propriété privée exploitaient davantage les forces de travail.

            Dans un deuxième temps, les relations de production (structures économiques) sélectionnent les institutions légales et politiques (structures politiques) qui les avantagent. Pour reprendre l’exemple précédent, les relations économiques féodales favorisaient la monarchie absolue qui stabilisait leur pouvoir, tandis que les relations économiques bourgeoises ont sélectionné un État moderne représentatif afin de leur assurer une place au sommet de la pyramide sociale. Dans le schéma suivant, la théorie du déterminisme technologique se présente comme une double boucle de rétroaction, allant des forces productives aux relations économiques, puis à la superstructure politique.
La querelle de l’État

            La principale dispute entre marxistes et anarchistes découle d’une opposition dans la compréhension de ce schéma. Les premiers soutiennent que les forces productives jouissent d’une primauté explicative et déterminent la forme de l’État, alors que les seconds défendent le contraire. Voici une remarque intéressante de Friedrich Engels qui résume bien la querelle entre Marx et Bakounine lors de la 1ère Internationale :

« Alors que la grande masse des ouvriers socio-démocrates partage notre avis que le pouvoir d'État n'est rien d'autre que l'organisation que les classes dominantes, propriétaires fonciers et capitalistes, se sont donnée pour préserver leurs privilèges, Bakounine croit que c'est l'État qui a créé le capital et que le capitaliste ne possède son capital que par la grâce de l'État. Puisque le mal principal c'est l'État, il faut le supprimer en premier lieu ; ensuite le capital disparaîtra bien tout seul ; alors que nous, nous disons au contraire : supprimez le capital, concentration des moyens de production entre les mains d'un petit nombre, et l'État dépérira de lui-même. » (Engels, Lettre à T. Cunio, 1872)

D’après Marx, si nous instaurons une structure économique égalitaire, alors les problèmes politiques disparaîtront d’eux-mêmes. Comme le pouvoir politique n’est pas autre chose que le pouvoir de classe, le pouvoir politique disparaîtra lorsqu’il n’y aura plus de classes sociales fondées sur les rapports inégaux de propriété. Qui plus est, « l’aliénation économique du travailleur par le propriétaire des moyens de production, représente le fondement de la servitude sous toutes ses formes, que ce soit la misère sociale, la dégradation mentale et la dépendance politique » (Marx, The first international and after, 1974, p.82). C’est pourquoi Marx conclut que tous les problèmes sociaux et politiques s’estomperont spontanément lorsque l’exploitation capitaliste sera éliminée par la révolution. Bakounine formule comme suit le fossé qui le sépare de son adversaire :

« Pour appuyer son programme de conquête du pouvoir politique, Marx a une théorie toute spéciale, qui n’est, d’ailleurs, qu’une conséquence logique de tout son système. L’état politique de chaque pays, dit-il, est toujours le produit et l’expression fidèle de sa situation économique ; pour changer le premier, il faut seulement transformer cette dernière. Tout le secret des évolutions historiques, selon M. Marx, est là. Il ne tient aucun compte des autres éléments de l’histoire, tels que la réaction, pourtant évidente, des institutions politiques, juridiques et religieuses sur la situation économique. Il dit : « La misère produit l’esclavage politique, l’État » ; mais il ne permet pas de retourner cette phrase et de dire : « L’esclavage politique, l’État, reproduit à son tour et maintient la misère, comme une condition de son existence ; de sorte que, pour détruire la misère, il faut détruire l’État ». Et, chose étrange, lui qui interdit à ses adversaires de s’en prendre à l’esclavage politique, à l’État, comme à une cause réelle de la misère, il commande à ses amis et à ses disciples du Parti social-démocrate d’Allemagne de considérer la conquête du pouvoir et des libertés politiques comme la condition préalable, absolument nécessaire, de l’émancipation économique. » (Bakounine, Bakunin on anarchy, 1973, pp.281-282)

C’est précisément cette conclusion que les anarchistes rejettent, car ils croient que des moyens révolutionnaires autoritaires et centralisés (comme une avant-garde politique) mèneront inévitablement vers un État post-révolutionnaire centralisé et autoritaire. Bakounine exagère peut-être lorsqu’il dit que Marx ne tient aucunement compte des institutions politiques, mais il a raison de souligner qu’il accorde une primauté explicative aux relations économiques, en croyant que la phase transitoire du socialisme (la dictature du prolétariat) mènera spontanément au dépérissement l’État.

Les lacunes de Marx

            Dans ses Thèses sur Feuerbach, Marx considère que la propriété privée divise la société civile en individus atomisés, de telle sorte qu’un État devient nécessaire pour assurer l’intérêt général (à la manière de Hobbes). Mais puisque que l’État veille sur l’intérêt général, les individus continuent à poursuivre leur intérêt personnel sans égard aux autres (dans les limites des lois prescrites et renforcées par l’État) ; les inégalités socio-économiques s’accentuent, ce qui demande en retour un renforcement de l’État, dans une spirale sans fin où l’individualisme appelle un gardien de l’ordre social qui alimente l’égoïsme dans la société civile, etc.

            Par ailleurs, les droits de propriété divisent la société en deux classes sociales antagonistes : la bourgeoise possède les moyens de production, tandis que la prolétariat ne possède que sa force de travail. Cette fracture sociale se reflète dans l’État moderne représentatif (démocratie bourgeoise), où les capitalistes jouissent d’un accès privilégié ; le pouvoir politique devient donc le pouvoir de la classe dirigeante. Marx croit donc qu’en élimant l’ordre économique capitaliste, un État ne sera plus nécessaire pour assurer l’ordre social, car celui-ci résultera plutôt de la libre association des travailleurs.

            Mais le fait que l’État apparaisse à cause d’une division au niveau économique n’implique pas le fait que changer l’ordre économique mène nécessairement à la disparition de l’État! Pour comprendre cette nuance, il faut distinguer d’une part les conditions nécessaires des conditions suffisantes, et d’autre part les conditions d’émergence (qui expliquent l’apparition d’un phénomène) des conditions de persistance (qui expliquent pourquoi le phénomène se maintient dans le temps). Par exemple, la division au sein de la société civile peut expliquer l’apparition de l’État moderne, en constituant une condition suffisante d’émergence de ce phénomène. Mais pour que l’élimination des classes sociales implique la disparition de l’État, il faudrait que la division sociale soit une condition nécessaire de persistance de l’État.

            Prenons l’exemple d’une tumeur. Une toxine peut causer l’apparition d’une tumeur, mais l’élimination tardive de cette toxine ne permet pas forcément de ralentir la croissance, ni d’éliminer cette tumeur. De la même façon, il est probable que l’État se maintienne même après une transformation majeure des relations de production. Bien que la société civile bourgeoise aura mené à l’apparition d’un État centralisé, celui-ci pourrait très bien conserver son pouvoir fiscal et policier pour assurer sa domination, une fois que les classes sociales auront disparu!

La théorie de la primauté de l’État

            Pour éviter de réduire le pouvoir politique au pouvoir économique, Bakounine nous fournit une explication fonctionnelle intéressante : « l’État reproduit à son tour et maintient la misère, comme une condition de son existence ; de sorte que, pour détruire la misère, il faut détruire l’État ». Pour expliquer ce phénomène complexe, nous devons ajouter un élément important au schéma de G.A. Cohen. En effet, celui-ci distingue les forces et les relations d’une part, l’économie et la politique d’autre part. Mais à côté des forces de production, des relations de production et des relations politiques, il a omis de mentionner un quatrième facteur : les forces politiques. Comment peut-on les caractériser?


Forces
Relations

Politique
Forces politiques
Relations politiques
État
Économique
Forces économiques
Relations économiques
Société civile
            
         Prenons d’abord les forces de production, qui incluent les moyens de production (outils, machines, locaux, matériaux) et la force de travail (la force, l’habilité, la connaissance des agents producteurs). Si les forces de production sont les principales forces économiques d’une société, nous pourrions supposer que les principales forces politiques d’une société sont les forces de coercition. La seule force de travail vendue ne serait pas seulement celle des ouvriers, mais également celle du personnel militaire et policier, dont l’activité est davantage destructrice que productrice de richesses. Les forces de coercition incluraient donc la force de travail politique (la force, l’habilité et la connaissance des policiers et militaires), et les moyens de coercition (outils, armes, appareils de surveillance et prisons nécessaires pour renforcer le contrôle de l’État).

            Comment les forces économiques, les relations économiques, les relations politiques et les forces politiques interagissent-elles ensemble? D’un côté, les États doivent développer leur capacité militaire pour rester compétitifs avec d’autres États armés dans un système international sous tension (Skocpol, States and social revolutions, 1979) ; ils doivent ainsi développer leur capacité productive pour assurer le développement technologique militaire (complexe militaro-industriel). Mais pour assurer leur capacité productive, les États ont besoin de relations économiques qui accélèrent leur développement (capitalisme). C’est pourquoi nous pouvons supposer que les relations politiques (la structure des institutions légales et politiques) sélectionnent et stabilisent les relations économiques qui favorisent le développement des forces de production, qui facilitent le développement des forces politiques (forces de défense interne ou externe), car celles-ci renforcent le pouvoir des relations politiques. De cette façon, l’État sélectionne l’ordre économique qui lui assure sa domination!

            Ce modèle anarchiste inverse le sens des relations causales en donnant une primauté explicative non au développement technologique, mais à l’État. Cependant, l’État ne doit pas être conçu comme une substance homogène, un super-organisme doté d’une volonté supra-individuelle. Il s’agit plutôt d’un ensemble complexe d’institutions, structuré par certaines fonctions ou exigences qu’il doit forcément remplir. Pour éclairer cette idée, nous pouvons concevoir l’État comme un appareil de coercition collectif, possédant un ensemble d’impératifs, c’est-à-dire de contraintes nécessaires à son fonctionnement et sa persistance dans le temps (John Dryzek, Deliberative democracy and beyond, 2000, pp.84-85). Par exemple, l’impératif d’accumulation soutient la croissance économique pour assurer le pouvoir fiscal de l’État, nécessaire à son développement. Il y a également un impératif de légitimité (lié aux appareils idéologiques d’État), qui développe le discours dominant (ex : la juste part) et offre certaines prestations sociales pour éviter que la population se révolte contre l’ordre établi. Enfin, l’impératif de sécurité de décline de deux manières : la paix sociale est assurée par la police, tandis que la sécurité externe renvoie à l’armée.

            D’après cette vision, la théorie de la primauté de l’État semble être capable, tout comme le modèle marxiste, d’expliquer le fait que les relations économiques seront remplacées si elles ne permettent pas d’assurer le développement des forces productives. Or, ce n’est pas d’abord le développement technologique qui induira le changement, mais l’État qui sera guidé par son impératif d’accumulation essentiel à sa survie. D’un autre côté, le schéma marxiste semble mieux rendre compte du laissez-faire de l’État libéral (dirigé par la classe dominante), alors que le modèle anarchiste semble supposer un État plus autoritaire et interventionniste.

Mais les anarchistes pourraient rétorquer que l’État reste en arrière-plan lorsque les relations économiques sont stabilisées (à cause de leur apparence volontaire et contractuelle), cette passivité étatique nécessitant moins de coercition visible. Le visage autoritaire de l’État n’apparaît donc qu’au moment où les rapports économiques sont déstabilisés, et lorsque sa légitimité est remise en question, comme dans le cas du printemps québécois par exemple. Lorsque l’ordre social n’est pas perturbé, les forces policières sont moins présentes, mais restent en puissance pour assurer la souveraineté de l’État en cas de besoin.

            Par ailleurs, la théorie de la primauté de l’État est plus efficace que le modèle marxiste sur de nombreux aspects. Il permet d’expliquer pourquoi certaines technologies particulièrement coûteuses comme le nucléaire sont parfois développées. La croissance économique peut certes exiger une source accrue d’énergie, mais le nucléaire civil sert surtout à développer des armes nucléaires permettant à l’État de se défendre contre ses ennemis. De plus, le modèle anarchiste permet de rejeter la thèse du dépérissement de l’État et d’expliquer pourquoi celle-ci est erronée. Paradoxalement, la révolution russe de 1917 (d’inspiration marxiste), offre une réfutation exemplaire de sa théorie de l’histoire, et une corroboration intéressante de la primauté de l’État.

            Durant la révolution russe, les travailleurs formèrent des comités pour diriger l’industrie. Malheureusement, les relations économiques égalitaires n’ont pas conduit au déclin de l’État, comme l’avait prédit Engels. Au contraire, les conseils ouvriers furent remplacés par une gestion centralisée et hiérarchique, sous les directions de Lénine. Pourquoi en fut-il ainsi? Troski, non moins que Lénine, prôna la militarisation du travail, la mobilisation totale, afin d’assurer la défense du pays et rétablir l’ordre dans un contexte de guerre civile. Le communisme de guerre, qui dura de 1918 à 1921, visa à assurer l’approvisionnement (en armes et en vivres) des villes et de l’Armée rouge. Le rejet de l’autogestion, la nationalisation des industries, la gestion économique centralisée, la réquisition des produits agricoles et le rationnement alimentaire, le contrôle militaire des chemins de fer, toutes ces politiques découlent des commandements de l’État en situation de crise.

En craignant que les relations économiques coopératives seraient moins productives, Lénine imposa des relations inégalitaires pour assurer une plus grande productivité, nécessaire aux forces militaires de l’État. Ce fait historique semble corroborer parfaitement la théorie anarchiste, qui soutient que l’État sélectionne les relations économiques qui développement les forces productives qui assurent le maintien des forces de coercition qui renforcent le pouvoir central. Contre Lénine, Rosa Luxemburg a eu raison de se méfier de la centralisation du Parti et de la tendance autoritaire des bolcheviks ; si les révolutionnaires veulent abolir le capital, l’État ne dépérira pas de lui-même, bien au contraire.

            Cependant, il ne s’agit pas de la seule interprétation possible de la révolution russe. Par exemple, il est possible que les relations économiques aient sélectionné les forces productives qui développèrent les forces politiques, car celles-ci renforcèrent les relations politiques qui stabilisaient les relations économiques. La primauté explicative reviendrait ici aux rapports de production (déterminisme économique), et non à l’État. Nous pouvons varier l’exercice en attribuant une primauté explicative aux forces productives (déterminisme technologique), ou encore aux forces politiques (déterminisme sécuritaire et militaire).

Dans ce cercle d’explications fonctionnelles, aucun élément ne semble avoir de priorité explicative. La théorie de la primauté de l’État peut ainsi être remplacée par une théorie multiplex, où les relations causales forment un cercle. Dans ce modèle, la force variable des facteurs dans un contexte particulier détermine l’ordre des causes. La théorie multiplex permet de combiner les avantages des approches anarchistes et marxistes, tout en articulant un plus grand nombre de relations possibles entre les éléments constitutifs du système social. Mais ce modèle permet tout de même de rejeter la théorie marxiste orthodoxe, selon laquelle le fait d’éliminer le capital mène spontanément au dépérissement de l’État. C’est pourquoi la prophétie de Bakounine se trouve corroborée par l’histoire de la révolution russe, et expliquée par la primauté de l’État et sa complexification (théorie multiplex).

Une dynamique dangereuse pour l’environnement

            Comment la théorie de Carter permet-elle d’interpréter la crise écologique? Tout d’abord, il faut préciser qu’il s’agit d’un modèle abstrait, un idéal-type, qui simplifie les relations causales au niveau du système social, pour nous aider à comprendre une dynamique d’ensemble. Personne ne rencontre des relations économiques ou des forces politiques en général, mais toujours de manière particulière et actualisée dans une société donnée. Si nous traduisons le modèle fonctionnaliste par des formes sociales plus concrètes, nous pouvons obtenir les éléments suivants : 1) les relations politiques engendrent un État centralisé, autoritaire, quasi-démocratique et pseudo-démocratique, qui stabilise ; 2) des relations économiques favorisant l’exploitation, la compétition et les inégalités sociales, qui développent ; 3) des technologies énergivores, polluantes et dangereuses pour l’environnement, qui développent ; 4) des forces armées technologiquement avancées, nationalistes et militaristes (ex : le nucléaire), qui renforcent le pouvoir de l’État.

            Ce schéma révèle une dynamique dangereuse pour l’environnement, une logique lourde qui peut difficilement être renversée si nous essayons de remplacer ses éléments isolément. Par exemple, contentons-nous de modifier les relations économiques pour les rendre plus égalitaires, sans remplacer les autres éléments du système. Si cela entraîne une baisse de productivité qui n’est pas profitable pour les forces politiques et l’État, alors ce dernier risque d’instaurer des rapports de production plus favorables au développement des forces productives qui l’avantagent (comme dans le cas de la révolution russe). Il en va de même si nous voulons changer le type de technologies (pour les rendre moins destructrices) sans modifier les relations économiques (portées vers la croissance), ou encore si nous essayons de démilitariser les forces politiques tout en gardant la nature autoritaire et inégalitaire du système actuel. L’État moderne, le capitalisme, l’industrialisme et le bellicisme semblent aller de pair.
            Est-ce que nous pouvons sortir de cette logique meurtrière, qui nous mène tout droit vers la crise écologique, énergétique, économique et politique globale qui pointe déjà du nez? Pour ce faire, nous devons opter pour l’approche la plus radicale, c’est-à-dire celle qui s’attaque à la racine du problème. Comme la principale cause de la crise écologique n’est pas un facteur simple mais une logique complexe, toute approche qui ne cherche pas à la renverser mènera à un échec prévisible. Pour éviter que les relations fonctionnelles se renforcent mutuellement, nous devons essayer de les remplacer chacune, simultanément! Sinon, nous courons le risque que les éléments restants tentent de remplacer les autres par des fonctions qui leur permettront de se maintenir dans le temps. Il s’agit bien d’une structure, ou d’un système qui se renforce lui-même en sélectionnant les éléments qui sont adaptés à sa perpétuation.

            Aussi surprenant que cela puisse paraître, une théorie politique écologiste devrait être plus radicale que ses variantes marxistes et anarchistes. En effet, nous pouvons supposer que les révolutions précédentes ont échoué, non pas parce qu’elles étaient radicales, mais parce qu’elles ne l’étaient pas suffisamment! Nous devons donc inverser la logique meurtrière en remplaçant l’État centralisé par 1) une démocratie participative décentralisée, discursive et directe, qui stabiliserait ; 2) des relations de production égalitaristes, coopératives et autosuffisantes, qui développeraient ; 3) des technologies alternatives, conviviales, et bénignes pour l’environnement, qui permettraient ; 4) des formes de défense non-violentes, qui renforceraient la démocratie participative à échelle humaine. Cette transformation en profondeur des rapports sociaux, tant au niveau politique, économique, technologique et culturel, formerait la base d’une dynamique bénigne pour l’environnement et les humains.
           Les institutions politiques décentralisées n’auraient pas besoin d’être renforcées par de lourdes forces armées centralisées, et les relations d’exploitation économique perdraient leur attrait ; l’accroissement de la productivité ne serait plus une nécessité, commandée par l’impératif d’accumulation et l’impératif de sécurité. La démocratie participative est donc nécessaire mais non suffisante pour assurer une dynamique écologique, car elle risque d'être bloquée si les autres éléments du système ne sont pas remplacés.

            Par ailleurs, des relations de production gérées par les conseils de travailleurs et la communauté n’auraient pas besoin d’un État pseudo-démocratique pour assurer la redistribution des richesses et l’égalité sociale, car les inégalités seraient réduites en amont du processus. Des systèmes de production coopératifs et autonomes faciliteraient l’émergence de technologies alternatives, à échelle humaine, qui pourraient être plus facilement contrôlées par les travailleurs. Le gigantisme industriel étant écarté, nous aurions moins besoin d’exploiter des ressources naturelles à l’autre bout du globe et d’assurer la sécurité nationale par des technologies dangereuses comme le nucléaire.

Des formes de défense non-violentes, comme le dialogue ou la désobéissance civile, permettraient de préserver l’ordre social, l’impératif de légitimité étant davantage garanti par une réelle participation politique des citoyens. Il n’y aurait plus besoin de lourds effectifs policiers pour sécuriser une société inégalitaire et un État pseudo-représentatif, tandis que le désarmement de la communauté politique pourrait être accompagné par le développement de formes alternatives de défense collective.

Conclusion
           
            Malheureusement, même si nous avons identifié les principaux éléments d’une dynamique sociale et écologique, celle-ci ne risque pas de se réaliser de sitôt. Le système actuel installe une logique qui accélère la destruction de l’environnement et la décomposition de la société, de telle sorte que les crises économiques, climatiques, énergétiques et politiques se multiplient et se renforcent mutuellement. Chaque réforme qui s’inscrit dans l’ordre dominant ne risque pas de renverser la tendance, mais plutôt de l’accélérer! Des solutions partielles sont donc largement insuffisantes, et c’est pourquoi il est nécessaire d’instaurer une logique globale, qui remplacera tous les facteurs déterminants de la crise écologique. Mais les relations économiques ne seront pas spontanément modifiées si elles ne sont pas fonctionnelles pour la logique actuelle. De même, il est probable que des révolutions risquent d’engendrer des désordres sociaux importants qui justifieront la présence d’un État centralisé et autoritaire. C’est pourquoi les réformes partielles, tout comme les révolutions brusques, ne sont pas favorables à l’émergence d’un système social vraiment différent. Que devons-nous faire dans ce cas?

Tout d’abord, il faut prendre conscience de la logique complexe dans laquelle nous sommes situés. Pour sortir de cette dynamique environnementale dangereuse, nous devons instaurer une démocratie participative. Pour que celle-ci soit effective, nous devons décentraliser de l’État, et la décentralisation nécessite l’égalitarisme. Un égalitariste cohérent doit promouvoir les technologies alternatives, et celles-ci mènent au pacifisme ; le pacifiste doit à son tour être le défenseur d’une démocratie directe, participative et discursive. En d’autres termes, la démocratie, la décentralisation, l’égalité, la convivialité, et la non-violence viennent ensemble, ou pas du tout.

L’écologie politique radicale représente une théorie complexe et plus complète que celles de ses prédécesseurs. Les marxistes avaient raison de souligner l’importance des inégalités économiques, mais ils ont par le fait même sous-estimé l’ampleur des inégalités politiques dans les contextes révolutionnaires. Les anarchistes se sont clairement opposés à la praxis révolutionnaire marxiste, mais leur insistance sur l’autorité de l’État les a conduit à accepter l’analyse économique de leur adversaire. C’est pourquoi plusieurs anarchistes se contentent aujourd’hui de critiques sociales stéréotypées, appelant de leurs voeux une conscience de classe ouvrière démodée, en se basant sur une théorie économique et sociologique du XIXe siècle. En revanche, les écologistes radicaux prennent acte des dangers inhérents à la société industrielle, et tentent de dépasser l’ouvriérisme afin d’ouvrir un nouveau dialogue entre socialistes et anarchistes. C’est dans ce cadre que nous développerons une proposition originale : la social-démocratie libertaire.

Commentaires

  1. En passant, je cite cet article dans mon travail de guerre/philo :)
    (et l'ai déjà cité dans une analyse en philo 1 au cégep).

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