L’anarchisme analytique et l’écologie politique radicale
Introduction
Contrairement à
une idée répandue, la philosophie analytique et politique anglo-saxonne ne se
limite pas à la pensée libérale : libertariens de droite (Robert Nozick),
libéraux de gauche (John Rawls, Donald Dworkin, Amartya Sen), libertariens de
gauche (Philippe Van Parijs), et marxistes (Gerald A. Cohen, Jon Elster, John
Roemer) échangent des arguments depuis plus de 40 ans. Un autre courant, fort
peu connu, cherche à redonner ses lettres de noblesses à une philosophie
politique radicale peu abordée de manière sérieuse dans les milieux
académiques : l’anarchisme. L’autorité de l’État est-elle compatible avec
l’autonomie morale des individus (Robert Paul Wolff)? La coopération sociale
est-elle possible en l’absence d’une autorité centrale (Michael Taylor)? Le
pouvoir de l’État doit-il être utilisé ou aboli pour assurer le succès d’une
révolution (Alan Carter)? Ces questions, qui font appel à l’analyse
conceptuelle, la théorie des jeux et le fonctionnalisme, sont décortiquées par
l’anarchisme analytique.
Dans son article
Beyond Primacy : Marxism, anarchism
and radical green political theory (2010), Alan Carter élabore l’une des
versions les plus abouties de l’éco-anarchisme. Il développe sa théorie de la primauté de l’État, qu’il élabore à
partir d’une inversion de la théorie marxiste de l’histoire formalisée par G.A.
Cohen. Après avoir clarifié les thèses du déterminisme technologique, il
éclaire à nouveaux frais le palpitant débat qui opposa les deux principaux
protagonistes de l’Association internationale des travailleurs : Marx et
Bakounine. Ce faisant, il montre que les approches libérales, réformistes et
marxistes sont incapables de surmonter les défis de la crise écologique, car
elles se basent sur une conception erronée de l’État. Nous présenterons les
grandes lignes de l’analyse conceptuelle déployée par Carter, afin de dégager
les fondements d’une théorie politique radicale, à mi-chemin entre l’anarchisme
et l’écologie politique. Ces assises théoriques serviront, dans un prochain
article, à tracer les contours d’une « social-démocratie
libertaire ».
Le matérialisme historique
Il
est connu que Marx soutient une forme de déterminisme technologique, pouvant
être résumé par le dicton suivant : « le
moulin à bras vous donnera la société avec le seigneur féodal ; la machine à
vapeur, la société avec le capitaliste industriel ». Cette métaphore résume la doctrine
marxiste de l’Histoire : le matérialisme historique. Selon cette théorie,
le développement des forces de production
(la technologie et la force de travail) explique les relations de production ou relations
économiques (rapports de propriété qui contrôlent les forces productives),
qui expliquent en retour la superstructure
(relations légales et politiques) d’une société donnée. Autrement dit,
l’infrastructure économique (forces productives+relations de production) détermine la superstructure : État,
idéologie, religion, etc.
Par
ailleurs, Marx souligne aussi à quelques reprises que la compétition entre les
forces capitalistes favorise l’innovation et l’apparition de nouvelles
technologies (ex : le marché des téléphones intelligents), ce qui semble
entrer en contradiction avec la thèse du déterminisme technologique. Dans ce
cas-ci, les relations économiques capitalistes semblent causer le développement
technologique, alors que c’est l’évolution des forces productives qui devrait
être le moteur de l’histoire! Comment éviter cette contradiction?
Dans
son livre Karl Marx’s theory of
history : a defense (1978), Gerald Cohen suggère de faire appel aux explications fonctionnelles pour éclairer les thèses de Marx. Les forces de
production jouissent d’une primauté
explicative, car elles sélectionnent
les relations de production qui favorisent leur développement. Il s’agit en
quelque sorte d’un mécanisme darwinien, où une structure (ex : un
camouflage) est sélectionnée parce que son rôle
causal favorise l’adaptation fonctionnelle d’une entité (ex : un
caméléon). On dira donc que le camouflage est fonctionnel (ou favorable) à la
survie du caméléon. En termes cybernétiques, il s’agit d’une boucle de
rétroaction, une forme de causalité circulaire, où la cause produit un effet
qui engendre la cause qui l’a fait naître.
Dans le cas du
matérialisme historique, les forces productives sélectionnent des relations
économiques qui favorisent en retour l’évolution technologique, et cette boucle
de rétroaction sera renforcée jusqu’au moment où la structure économique
deviendra dysfonctionnelle. Pour Cohen, les révolutions surviennent lorsque les
relations de production entravent le développement ultérieur des forces
productives. La transition du régime féodal à la société capitaliste constitue
un bon exemple, car les relations de propriété privée exploitaient davantage les
forces de travail.
Dans
un deuxième temps, les relations de production (structures économiques)
sélectionnent les institutions légales et politiques (structures politiques)
qui les avantagent. Pour reprendre l’exemple précédent, les relations économiques
féodales favorisaient la monarchie absolue qui stabilisait leur pouvoir, tandis
que les relations économiques bourgeoises ont sélectionné un État moderne
représentatif afin de leur assurer une place au sommet de la pyramide sociale.
Dans le schéma suivant, la théorie du déterminisme technologique se présente
comme une double boucle de rétroaction, allant des forces productives aux
relations économiques, puis à la superstructure politique.
La querelle de l’État
La
principale dispute entre marxistes et anarchistes découle d’une opposition dans
la compréhension de ce schéma. Les premiers soutiennent que les forces
productives jouissent d’une primauté explicative et déterminent la forme de
l’État, alors que les seconds défendent le contraire. Voici une remarque
intéressante de Friedrich Engels qui résume bien la querelle entre Marx et
Bakounine lors de la 1ère Internationale :
« Alors que la grande masse des
ouvriers socio-démocrates partage notre avis que le pouvoir d'État n'est rien
d'autre que l'organisation que les classes dominantes, propriétaires fonciers
et capitalistes, se sont donnée pour préserver leurs privilèges, Bakounine
croit que c'est l'État qui a créé le capital et que le capitaliste ne possède
son capital que par la grâce de l'État. Puisque le mal principal
c'est l'État, il faut le supprimer en premier lieu ; ensuite le capital
disparaîtra bien tout seul ; alors que nous, nous disons au
contraire : supprimez le capital, concentration des moyens de production
entre les mains d'un petit nombre, et l'État dépérira de lui-même. » (Engels, Lettre à T. Cunio, 1872)
D’après Marx,
si nous instaurons une structure économique égalitaire, alors les problèmes
politiques disparaîtront d’eux-mêmes. Comme le pouvoir politique n’est pas
autre chose que le pouvoir de classe, le pouvoir politique disparaîtra
lorsqu’il n’y aura plus de classes sociales fondées sur les rapports inégaux de
propriété. Qui plus est, « l’aliénation économique du travailleur par le
propriétaire des moyens de production, représente le fondement de la servitude sous toutes ses formes, que ce soit la
misère sociale, la dégradation mentale et la dépendance politique » (Marx,
The first international and after, 1974,
p.82). C’est pourquoi Marx conclut que tous les problèmes sociaux et politiques
s’estomperont spontanément lorsque l’exploitation capitaliste sera éliminée par
la révolution. Bakounine formule comme suit le fossé qui le sépare de son
adversaire :
« Pour appuyer son programme de
conquête du pouvoir politique, Marx a une théorie toute spéciale, qui n’est,
d’ailleurs, qu’une conséquence logique de tout son système. L’état politique de
chaque pays, dit-il, est toujours le produit et l’expression fidèle de sa
situation économique ; pour changer le premier, il faut seulement
transformer cette dernière. Tout le secret des évolutions historiques, selon
M. Marx, est là. Il ne tient aucun compte des autres éléments de
l’histoire, tels que la réaction, pourtant évidente, des institutions
politiques, juridiques et religieuses sur la situation économique. Il dit :
« La misère produit l’esclavage politique, l’État » ; mais il ne
permet pas de retourner cette phrase et de dire : « L’esclavage
politique, l’État, reproduit à son tour et maintient la misère, comme une
condition de son existence ; de sorte que, pour détruire la misère, il
faut détruire l’État ». Et, chose étrange, lui qui interdit à ses
adversaires de s’en prendre à l’esclavage politique, à l’État, comme à une
cause réelle de la misère, il commande à ses amis et à ses disciples du Parti
social-démocrate d’Allemagne de considérer la conquête du pouvoir et des
libertés politiques comme la condition préalable, absolument nécessaire, de
l’émancipation économique. » (Bakounine,
Bakunin on anarchy, 1973, pp.281-282)
C’est
précisément cette conclusion que les anarchistes rejettent, car ils croient que
des moyens révolutionnaires autoritaires et centralisés (comme une avant-garde
politique) mèneront inévitablement vers un État post-révolutionnaire centralisé
et autoritaire. Bakounine exagère peut-être lorsqu’il dit que Marx ne tient aucunement compte des institutions
politiques, mais il a raison de souligner qu’il accorde une primauté
explicative aux relations économiques, en croyant que la phase transitoire du
socialisme (la dictature du prolétariat) mènera spontanément au dépérissement
l’État.
Les
lacunes de Marx
Dans
ses Thèses sur Feuerbach, Marx
considère que la propriété privée divise la société civile en individus
atomisés, de telle sorte qu’un État devient nécessaire pour assurer l’intérêt
général (à la manière de Hobbes). Mais puisque que l’État veille sur l’intérêt
général, les individus continuent à poursuivre leur intérêt personnel sans
égard aux autres (dans les limites des lois prescrites et renforcées par
l’État) ; les inégalités socio-économiques s’accentuent, ce qui demande en
retour un renforcement de l’État, dans une spirale sans fin où l’individualisme
appelle un gardien de l’ordre social qui alimente l’égoïsme dans la société
civile, etc.
Par
ailleurs, les droits de propriété divisent la société en deux classes sociales
antagonistes : la bourgeoise possède les moyens de production, tandis que
la prolétariat ne possède que sa force de travail. Cette fracture sociale se reflète
dans l’État moderne représentatif (démocratie bourgeoise), où les capitalistes
jouissent d’un accès privilégié ; le pouvoir politique devient donc le pouvoir
de la classe dirigeante. Marx croit donc qu’en élimant l’ordre économique
capitaliste, un État ne sera plus nécessaire pour assurer l’ordre social, car
celui-ci résultera plutôt de la libre association des travailleurs.
Mais
le fait que l’État apparaisse à cause d’une division au niveau économique
n’implique pas le fait que changer l’ordre économique mène nécessairement à la
disparition de l’État! Pour comprendre cette nuance, il faut distinguer d’une
part les conditions nécessaires des
conditions suffisantes, et d’autre
part les conditions d’émergence (qui
expliquent l’apparition d’un phénomène) des conditions de persistance (qui expliquent pourquoi le phénomène se maintient dans
le temps). Par exemple, la division au sein de la société civile peut expliquer
l’apparition de l’État moderne, en constituant une condition suffisante d’émergence de ce phénomène. Mais pour que
l’élimination des classes sociales implique la disparition de l’État, il faudrait
que la division sociale soit une condition
nécessaire de persistance de l’État.
Prenons
l’exemple d’une tumeur. Une toxine peut causer l’apparition d’une tumeur, mais
l’élimination tardive de cette toxine ne permet pas forcément de ralentir la
croissance, ni d’éliminer cette tumeur. De la même façon, il est probable que
l’État se maintienne même après une transformation majeure des relations de
production. Bien que la société civile bourgeoise aura mené à l’apparition
d’un État centralisé, celui-ci pourrait très bien conserver son pouvoir fiscal
et policier pour assurer sa domination, une fois que les classes sociales
auront disparu!
La théorie de la primauté
de l’État
Pour
éviter de réduire le pouvoir politique au pouvoir économique, Bakounine nous
fournit une explication fonctionnelle intéressante : « l’État reproduit à
son tour et maintient la misère, comme une condition de son existence ; de
sorte que, pour détruire la misère, il faut détruire l’État ». Pour
expliquer ce phénomène complexe, nous devons ajouter un élément important au
schéma de G.A. Cohen. En effet, celui-ci distingue les forces et les relations
d’une part, l’économie et la politique d’autre part. Mais à côté des forces de
production, des relations de production et des relations politiques, il a omis
de mentionner un quatrième facteur : les forces politiques. Comment peut-on les caractériser?
Forces
|
Relations
|
||
Politique
|
Forces politiques
|
Relations politiques
|
État
|
Économique
|
Forces économiques
|
Relations économiques
|
Société
civile
|
Prenons d’abord les forces de production, qui incluent les moyens de production (outils, machines, locaux, matériaux) et la force de travail (la force, l’habilité, la connaissance des agents producteurs). Si les forces de production sont les principales forces économiques d’une société, nous pourrions supposer que les principales forces politiques d’une société sont les forces de coercition. La seule force de travail vendue ne serait pas seulement celle des ouvriers, mais également celle du personnel militaire et policier, dont l’activité est davantage destructrice que productrice de richesses. Les forces de coercition incluraient donc la force de travail politique (la force, l’habilité et la connaissance des policiers et militaires), et les moyens de coercition (outils, armes, appareils de surveillance et prisons nécessaires pour renforcer le contrôle de l’État).
Comment
les forces économiques, les relations économiques, les relations politiques et
les forces politiques interagissent-elles ensemble? D’un côté, les États
doivent développer leur capacité militaire pour rester compétitifs avec
d’autres États armés dans un système international sous tension (Skocpol, States and social revolutions, 1979) ; ils doivent ainsi développer leur
capacité productive pour assurer le développement technologique militaire
(complexe militaro-industriel). Mais pour assurer leur capacité productive, les
États ont besoin de relations économiques qui accélèrent leur développement
(capitalisme). C’est pourquoi nous pouvons supposer que les relations
politiques (la structure des institutions légales et politiques) sélectionnent
et stabilisent les relations économiques qui favorisent le développement des
forces de production, qui facilitent le développement des forces politiques
(forces de défense interne ou externe), car celles-ci renforcent le pouvoir des
relations politiques. De cette façon, l’État sélectionne l’ordre économique qui
lui assure sa domination!
Ce
modèle anarchiste inverse le sens des relations causales en donnant une
primauté explicative non au développement technologique, mais à l’État. Cependant,
l’État ne doit pas être conçu comme une substance homogène, un super-organisme
doté d’une volonté supra-individuelle. Il s’agit plutôt d’un ensemble complexe
d’institutions, structuré par certaines fonctions ou exigences qu’il doit
forcément remplir. Pour éclairer cette idée, nous pouvons concevoir l’État
comme un appareil de coercition collectif, possédant un ensemble d’impératifs, c’est-à-dire de contraintes
nécessaires à son fonctionnement et sa persistance dans le temps (John Dryzek, Deliberative democracy and beyond, 2000,
pp.84-85). Par exemple, l’impératif
d’accumulation soutient la croissance économique pour assurer le pouvoir
fiscal de l’État, nécessaire à son développement. Il y a également un impératif de légitimité (lié aux
appareils idéologiques d’État), qui développe le discours dominant (ex : la
juste part) et offre certaines prestations sociales pour éviter que la
population se révolte contre l’ordre établi. Enfin, l’impératif de sécurité de décline de deux manières : la paix
sociale est assurée par la police, tandis que la sécurité externe renvoie à
l’armée.
D’après
cette vision, la théorie de la primauté de l’État semble être capable, tout
comme le modèle marxiste, d’expliquer le fait que les relations économiques
seront remplacées si elles ne permettent pas d’assurer le développement des
forces productives. Or, ce n’est pas d’abord le développement technologique qui
induira le changement, mais l’État qui sera guidé par son impératif
d’accumulation essentiel à sa survie. D’un autre côté, le schéma marxiste
semble mieux rendre compte du laissez-faire de l’État libéral (dirigé par la
classe dominante), alors que le modèle anarchiste semble supposer un État plus
autoritaire et interventionniste.
Mais les
anarchistes pourraient rétorquer que l’État reste en arrière-plan lorsque les
relations économiques sont stabilisées (à cause de leur apparence volontaire et
contractuelle), cette passivité étatique nécessitant moins de coercition
visible. Le visage autoritaire de l’État n’apparaît donc qu’au moment où les
rapports économiques sont déstabilisés, et lorsque sa légitimité est remise en
question, comme dans le cas du printemps québécois par exemple. Lorsque l’ordre
social n’est pas perturbé, les forces policières sont moins présentes, mais
restent en puissance pour assurer la souveraineté de l’État en cas de besoin.
Par
ailleurs, la théorie de la primauté de l’État est plus efficace que le modèle
marxiste sur de nombreux aspects. Il permet d’expliquer pourquoi certaines
technologies particulièrement coûteuses comme le nucléaire sont parfois
développées. La croissance économique peut certes exiger une source accrue d’énergie,
mais le nucléaire civil sert surtout à développer des armes nucléaires
permettant à l’État de se défendre contre ses ennemis. De plus, le modèle
anarchiste permet de rejeter la thèse du dépérissement
de l’État et d’expliquer pourquoi celle-ci est erronée. Paradoxalement, la
révolution russe de 1917 (d’inspiration marxiste), offre une réfutation
exemplaire de sa théorie de l’histoire, et une corroboration intéressante de la
primauté de l’État.
Durant
la révolution russe, les travailleurs formèrent des comités pour diriger
l’industrie. Malheureusement, les relations économiques égalitaires n’ont pas
conduit au déclin de l’État, comme l’avait prédit Engels. Au contraire, les conseils
ouvriers furent remplacés par une gestion centralisée et hiérarchique, sous les
directions de Lénine. Pourquoi en fut-il ainsi? Troski, non moins que Lénine,
prôna la militarisation du travail, la mobilisation
totale, afin d’assurer la défense du pays et rétablir l’ordre dans un
contexte de guerre civile. Le communisme de guerre, qui dura de 1918 à 1921,
visa à assurer l’approvisionnement (en armes et en vivres) des villes et de l’Armée
rouge. Le rejet de l’autogestion, la nationalisation des industries, la gestion
économique centralisée, la réquisition des produits agricoles et le
rationnement alimentaire, le contrôle militaire des chemins de fer, toutes ces
politiques découlent des commandements de l’État en situation de crise.
En craignant
que les relations économiques coopératives seraient moins productives, Lénine
imposa des relations inégalitaires pour assurer une plus grande productivité,
nécessaire aux forces militaires de l’État. Ce fait historique semble
corroborer parfaitement la théorie anarchiste, qui soutient que l’État
sélectionne les relations économiques qui développement les forces productives
qui assurent le maintien des forces de coercition qui renforcent le pouvoir
central. Contre Lénine, Rosa Luxemburg a eu raison de se méfier de la
centralisation du Parti et de la tendance autoritaire des bolcheviks ; si les
révolutionnaires veulent abolir le capital, l’État ne dépérira pas de lui-même,
bien au contraire.
Cependant,
il ne s’agit pas de la seule interprétation possible de la révolution russe. Par
exemple, il est possible que les relations économiques aient sélectionné les
forces productives qui développèrent les forces politiques, car celles-ci
renforcèrent les relations politiques qui stabilisaient les relations
économiques. La primauté explicative reviendrait ici aux rapports de production
(déterminisme économique), et non à l’État. Nous pouvons varier l’exercice en
attribuant une primauté explicative aux forces productives (déterminisme
technologique), ou encore aux forces politiques (déterminisme sécuritaire et
militaire).
Dans ce cercle
d’explications fonctionnelles, aucun élément ne semble avoir de priorité
explicative. La théorie de la primauté de l’État peut ainsi être remplacée par
une théorie multiplex, où les relations
causales forment un cercle. Dans ce modèle, la force variable des facteurs dans
un contexte particulier détermine l’ordre des causes. La théorie multiplex
permet de combiner les avantages des approches anarchistes et marxistes, tout
en articulant un plus grand nombre de relations possibles entre les éléments
constitutifs du système social. Mais ce modèle permet tout de même de rejeter
la théorie marxiste orthodoxe, selon laquelle le fait d’éliminer le capital
mène spontanément au dépérissement de l’État. C’est pourquoi la prophétie de
Bakounine se trouve corroborée par l’histoire de la révolution russe, et expliquée
par la primauté de l’État et sa complexification (théorie multiplex).
Une dynamique dangereuse
pour l’environnement
Comment
la théorie de Carter permet-elle d’interpréter la crise écologique? Tout
d’abord, il faut préciser qu’il s’agit d’un modèle abstrait, un idéal-type, qui simplifie les relations
causales au niveau du système social, pour nous aider à comprendre une
dynamique d’ensemble. Personne ne rencontre des relations économiques ou des
forces politiques en général, mais
toujours de manière particulière et actualisée dans une société donnée. Si nous
traduisons le modèle fonctionnaliste par des formes sociales plus concrètes,
nous pouvons obtenir les éléments suivants : 1) les relations politiques
engendrent un État centralisé,
autoritaire, quasi-démocratique et pseudo-démocratique, qui stabilise ; 2)
des relations économiques favorisant
l’exploitation, la compétition et les inégalités sociales, qui développent ;
3) des technologies énergivores,
polluantes et dangereuses pour l’environnement, qui développent ; 4) des forces armées technologiquement avancées,
nationalistes et militaristes (ex : le nucléaire), qui renforcent le
pouvoir de l’État.
Ce
schéma révèle une dynamique dangereuse pour l’environnement, une logique lourde
qui peut difficilement être renversée si nous essayons de remplacer ses
éléments isolément. Par exemple, contentons-nous de modifier les relations
économiques pour les rendre plus égalitaires, sans remplacer les autres
éléments du système. Si cela entraîne une baisse de productivité qui n’est pas
profitable pour les forces politiques et l’État, alors ce dernier risque
d’instaurer des rapports de production plus favorables au développement des
forces productives qui l’avantagent (comme dans le cas de la révolution russe).
Il en va de même si nous voulons changer le type de technologies (pour les
rendre moins destructrices) sans modifier les relations économiques (portées
vers la croissance), ou encore si nous essayons de démilitariser les forces
politiques tout en gardant la nature autoritaire et inégalitaire du système
actuel. L’État moderne, le capitalisme, l’industrialisme et le bellicisme
semblent aller de pair.
Est-ce
que nous pouvons sortir de cette logique meurtrière, qui nous mène tout droit
vers la crise écologique, énergétique, économique et politique globale qui
pointe déjà du nez? Pour ce faire, nous devons opter pour l’approche la plus radicale, c’est-à-dire celle qui
s’attaque à la racine du problème. Comme la principale cause de la crise
écologique n’est pas un facteur simple mais une logique complexe, toute
approche qui ne cherche pas à la renverser mènera à un échec prévisible. Pour
éviter que les relations fonctionnelles se renforcent mutuellement, nous devons
essayer de les remplacer chacune, simultanément! Sinon, nous courons le risque
que les éléments restants tentent de remplacer les autres par des fonctions qui
leur permettront de se maintenir dans le temps. Il s’agit bien d’une structure, ou d’un système qui se renforce lui-même en sélectionnant les éléments qui sont
adaptés à sa perpétuation.
Aussi
surprenant que cela puisse paraître, une théorie politique écologiste devrait
être plus radicale que ses variantes
marxistes et anarchistes. En effet, nous pouvons supposer que les révolutions
précédentes ont échoué, non pas parce qu’elles étaient radicales, mais parce
qu’elles ne l’étaient pas suffisamment! Nous devons donc inverser la logique
meurtrière en remplaçant l’État centralisé par 1) une démocratie participative décentralisée, discursive et directe, qui
stabiliserait ; 2) des relations de
production égalitaristes, coopératives et autosuffisantes, qui
développeraient ; 3) des technologies
alternatives, conviviales, et bénignes pour l’environnement, qui
permettraient ; 4) des formes de défense
non-violentes, qui renforceraient la démocratie participative à échelle
humaine. Cette transformation en profondeur des rapports sociaux, tant au
niveau politique, économique, technologique et culturel, formerait la base
d’une dynamique bénigne pour l’environnement et les humains.
Les
institutions politiques décentralisées n’auraient pas besoin d’être renforcées
par de lourdes forces armées centralisées, et les relations d’exploitation
économique perdraient leur attrait ; l’accroissement de la productivité ne
serait plus une nécessité, commandée par l’impératif d’accumulation et
l’impératif de sécurité. La démocratie participative est donc nécessaire mais non suffisante pour assurer une dynamique écologique, car elle risque d'être bloquée si les autres éléments du système ne sont pas remplacés.
Par ailleurs, des relations de
production gérées par les conseils de travailleurs et la communauté n’auraient
pas besoin d’un État pseudo-démocratique pour assurer la redistribution des richesses et l’égalité sociale, car les inégalités seraient réduites en amont du
processus. Des systèmes de production coopératifs et autonomes faciliteraient
l’émergence de technologies alternatives, à échelle humaine, qui pourraient
être plus facilement contrôlées par les travailleurs. Le gigantisme industriel
étant écarté, nous aurions moins besoin d’exploiter des ressources naturelles à
l’autre bout du globe et d’assurer la sécurité nationale par des technologies
dangereuses comme le nucléaire.
Des formes de défense non-violentes,
comme le dialogue ou la désobéissance civile, permettraient de préserver
l’ordre social, l’impératif de légitimité étant davantage garanti par une
réelle participation politique des citoyens. Il n’y aurait plus besoin de lourds
effectifs policiers pour sécuriser une société inégalitaire et un État
pseudo-représentatif, tandis que le désarmement de la communauté politique pourrait
être accompagné par le développement de formes alternatives de défense
collective.
Conclusion
Malheureusement, même si nous avons
identifié les principaux éléments d’une dynamique sociale et écologique,
celle-ci ne risque pas de se réaliser de sitôt. Le système actuel installe une
logique qui accélère la destruction de l’environnement et la décomposition de
la société, de telle sorte que les crises économiques, climatiques,
énergétiques et politiques se multiplient et se renforcent mutuellement. Chaque
réforme qui s’inscrit dans l’ordre
dominant ne risque pas de renverser la tendance, mais plutôt de l’accélérer!
Des solutions partielles sont donc largement insuffisantes, et c’est pourquoi
il est nécessaire d’instaurer une logique globale, qui remplacera tous les
facteurs déterminants de la crise écologique. Mais les relations économiques ne
seront pas spontanément modifiées si elles ne sont pas fonctionnelles pour la
logique actuelle. De même, il est probable que des révolutions risquent
d’engendrer des désordres sociaux importants qui justifieront la présence d’un
État centralisé et autoritaire. C’est pourquoi les réformes partielles, tout
comme les révolutions brusques, ne sont pas favorables à l’émergence d’un
système social vraiment différent. Que devons-nous faire dans ce cas?
Tout d’abord, il faut prendre conscience
de la logique complexe dans laquelle nous sommes situés. Pour sortir de cette
dynamique environnementale dangereuse, nous devons instaurer une démocratie
participative. Pour que celle-ci soit effective, nous devons décentraliser de
l’État, et la décentralisation nécessite l’égalitarisme. Un égalitariste
cohérent doit promouvoir les technologies alternatives, et celles-ci mènent au
pacifisme ; le pacifiste doit à son tour être le défenseur d’une démocratie
directe, participative et discursive. En d’autres termes, la démocratie, la
décentralisation, l’égalité, la convivialité, et la non-violence viennent
ensemble, ou pas du tout.
L’écologie politique radicale représente
une théorie complexe et plus complète que celles de ses prédécesseurs. Les
marxistes avaient raison de souligner l’importance des inégalités économiques, mais
ils ont par le fait même sous-estimé l’ampleur des inégalités politiques dans
les contextes révolutionnaires. Les anarchistes se sont clairement opposés à la
praxis révolutionnaire marxiste, mais
leur insistance sur l’autorité de l’État les a conduit à accepter l’analyse
économique de leur adversaire. C’est pourquoi plusieurs anarchistes se
contentent aujourd’hui de critiques sociales stéréotypées, appelant de leurs
voeux une conscience de classe ouvrière démodée, en se basant sur une théorie
économique et sociologique du XIXe siècle. En revanche, les
écologistes radicaux prennent acte des dangers inhérents à la société
industrielle, et tentent de dépasser l’ouvriérisme afin d’ouvrir un nouveau
dialogue entre socialistes et anarchistes. C’est dans ce cadre que nous développerons
une proposition originale : la social-démocratie libertaire.
Magnifique texte.
RépondreSupprimerEn passant, je cite cet article dans mon travail de guerre/philo :)
RépondreSupprimer(et l'ai déjà cité dans une analyse en philo 1 au cégep).