Comment réussir le coup d'État symbolique

Lisons un instant une récente chronique de Mathieu Bock-Côté avec les lunettes de Gramsci, grand penseur de la lutte pour l'hégémonie culturelle. "Depuis quelques années, le peuple québécois a assisté à un renversement complet de la représentation officielle de son histoire. En l'espace de 60 ans, nous sommes passés du statut de peuple conquis et dominé chez lui ayant même échoué à obtenir son indépendance [...] au statut de «majorité blanche» dominatrice. [...] Notre rapport à nous-mêmes s’est inversé: nous sommes passés de colonisés à colonisateurs – à tout le moins, c’est le discours officiel qui prend forme médiatiquement."

Cela fait-il 60 ans, 25 ans, ou bien seulement "quelques années" que ce "grand renversement" a eu lieu? Depuis le débat sur les accommodements raisonnables, la Charte des valeurs, l'attentat de la mosquée de Québec, le projet de loi 21, les récentes manifestations en soutien à Black Lives Matter? En réalité, rappelons que le discours nationaliste-conservateur à la sauce néo-duplessiste de MBC a déjà opéré un renversement complet du néo-nationalisme québécois hérité de la Révolution tranquille, et qu'il est devenu la version dominante du mouvement souverainiste et nationaliste depuis environ une décennie. Parallèlement, la "question identitaire" soulevée par les personnes qui subissent le racisme et des discriminations multiples dans leur vie quotidienne est devenue réellement audible pendant la même période, de même que la réaction des chroniqueurs de l'establishment qui continuent toujours de nier leurs revendications avec une résistance farouche.

L'enjeu ici est nul autre que "la représentation officielle de l'histoire", le "rapport à nous-mêmes", la "vision du monde", le contrôle du "récit dominant" et de "l'imaginaire collectif". MBC le sait bien, car son récit national-conservateur, qu'il veut faire apparaître comme subversif, contre-hégémonique, opposé à "l'empire du politiquement correct", au "discours médiatique dominant" ou cette "nouvelle doxa", est en réalité la vision du monde dominante dans l'espace médiatique québécois depuis une décennie, bien qu'elle soit de plus en plus contestée. Faire apparaître sa vision particulière du monde comme celle de la société tout en entière, opposée à une minorité d'élites intellectuelles-gauchistes, militantes, technocratiques et/ou artistiques qui seraient en position ultra-dominante, est le procédé rhétorique principal visant à cadrer un imaginaire renversé comme s'il était à l'endroit. Qui détient le bon portrait de la situation québécoise: notre intellectuel national omniprésent mais victime du nouvel ordre diversitaire, ou bien les méchants antiracistes fanatiques?

Pour lutter contre la montée du contre-discours antiraciste, MBC use de toute son imagination sémantique et lyrique pour faire apparaître celui-ci comme l'ennemi numéro 1, qui s'attaquerait à l'existence même du "peuple québécois" qui serait sur le point de disparaître. Cette lutte pour l'hégémonie devient une question de vie ou de mort: anglicisation accélérée de Montréal, effondrement imminent du système collégial francophone, "abolition de la manière dont nous nous sommes toujours représenté notre aventure collective", utilisation du jargon catholique pour titiller les souvenirs d'oppression religieuse de la majorité canadienne-française (repentance, confession, contrition, conversion, autoflagellation, rituel expiatoire), conditionnement idéologique, névrose, illusion racialiste, fantasme effrayant de la guerre des races, canadianisation mentale et politique du Québec, peuple assiégé par une "offensive médiatique permanente pour le culpabiliser et le forcer à mettre le genou à terre", victime "de campagnes de sensibilisation – autrement dit, à coup de campagnes de propagande."

Ce qui est intéressant avec cette logorrhée, c'est qu'elle met en lumière le mécanisme de défense de la projection, lequel consiste chez un sujet à déplacer un élément de son espace psychique interne dans un monde qui lui est extérieur. Qui ne s'est pas aperçu du martelage médiatique, la "ligne de parti" du Journal de Montréal qui affirme que ce sont d'abord les "Blancs" qui sont victimes de racisme? Qui n'a pas réalisé plus généralement la présence d'une campagne de propagande quasi ininterrompue des "élites médiatiques" que sont les chroniqueurs des médias de masse, et pour ne pas le nommer, Québecor, qui a un lectorat assidu de 4 millions de personnes, soit la moitié de la population totale du Québec?

Or, l'élite clérico-nationaliste a peur, car son grand récit sur l'histoire nationale et la négation acharnée du racisme présent dans la société (lequel n'est pas la même chose de dire que "le peuple québécois" serait raciste comme un bloc homogène), est en train de perdre du terrain à vitesse grand V. Le discours antiraciste devient "mainstream": tous les partis de la scène fédérale, sauf un, adoptent une motion reconnaissant la présence du racisme systémique au sein de de la Gendarmerie royale du Canada (rappelons que plus du tiers des personnes tuées par les GRC sont autochtones, et que plusieurs ont été assassinés par des policiers récemment dans différents coins du Canada). Alors que ce serait une opportunité en or pour condamner l'héritage raciste et colonial de l'État canadian, le Bloc et les chevaliers du nationalisme pur laine préfèrent résister à la tentation, parce que la reconnaissance de ce simple "concept" pourrait se retourner contre eux, les anéantir, comme si la reconnaissance d'un simple mot était le symbole du combat pour la survie du peuple québécois lui-même. Les nationalistes conservateurs d'ici s'acharnent donc, tel un réflexe d'assiégés, alors que même les conservateurs du Canada anglais admettent maintenant l'existence du racisme systémique, se rendant bien compte que de continuer à nier le phénomène s'apparente à une tentative puérile, vouée à l'échec. François Legault lui-même se retrouve encerclé, admettant du bout des lèvres le phénomène sans utiliser le vilain mot "racisme systémique", érigé en grand tabou ou phrase incantatoire qui fait trembler la terre de la conscience tranquille. Surprise: aucun conservateur n'a encore été victime d'une syncope ou n'est décédé suite à la reconnaissance verbale du racisme dans la police, au Canada comme ailleurs.

Rappelons enfin, pour revenir à Gramsci, le rôle central des luttes féroces prenant part dans la sphère des représentations culturelles, et de la nécessité de créer des "blocs historiques", c'est-à-dire des alliances entre divers groupes sociaux liés par une même vision du monde, pour conquérir, préserver ou renverser les pouvoirs établis. À ce titre, rappelons que le concept de "racisme systémique" est précisément cela, un concept, et que malgré son utilité pour débusquer différentes formes de discrimination qui passent souvent inaperçues au sein de nos institutions, il ne s'agit pas encore d'un récit, d'une vision du monde. Québécois et Québécoises, encore un effort si vous voulez renverser l'hégémonie nationale-conservatrice; il faudra inscrire cette lutte dans l'histoire longue du Québec et de l'imaginaire collectif, comme un moment clé de sa prise de conscience nationale. Le Québec pourra peut-être, bientôt, résoudre la contradiction majorité/minorités pour enfin créer un peuple large et ouvert, où tout le monde trouve sa place, une réelle nation démocratique qui ne s'offusque pas chaque fois qu'une injustice est soulevée en son sein.

Rappelons aussi, avec Althusser, le rôle des "appareils idéologiques d'État" (institution scolaire, religion, famille, syndicats, médias de masse) qui exercent un grand pouvoir sur la conscience populaire. L'hégémonie actuelle du nationalisme-conservateur ne vient pas de nulle part, car elle est relayée par toute une série de voix, textes, vidéos, interventions qui circulent abondement parmi ces espaces. Rappelons aussi que l'actuel premier ministre du Québec, François Legault, gouverne actuellement suivant la logique du nationalisme conservateur. D'ailleurs, son conseiller principal, Stéphane Gobeil, anciennement conseiller de Pauline Marois, est un adepte des thèses de Mathieu Bock-Côté; il a quitté le PQ en 2016 pour rejoindre la CAQ et favoriser son virage nationaliste, stratagème qui semble avoir bien fonctionné.

Enfin, ce n'est donc pas chose anodine si Mathieu Bock-Côté utilise l'expression "coup d'État symbolique" pour désigner le mouvement historique qui a récemment commencé à craquer la carapace dure du nationalisme conservateur. Comme l'idéologie bock-côtiste domine actuellement à la tête de l'État, qu'il s'agit en quelque sorte de la "représentation officielle de l'histoire" et du "rapport à nous-mêmes", toute tentative pour renverser cette vision officielle sera perçue comme un coup d'État, symbolique bien sûr. Mais les symboles et la culture jouent un rôle central dans la sphère politique, et c'est pourquoi les amis du régime y consacrent une part essentielle de leur activité mentale.

Aujourd'hui, alors que des artistes "bien de chez nous" comme Pierre Lapointe, Arianne Moffat et bien d'autres d'ailleurs, commencent à reconnaître le racisme et ses manifestations, les gardiens de l'orthodoxie tremblent et crachent leur fiel sur toute personne qui ose prononcer le mot maudit. Une dimension essentielle la lutte pour l'égalité fait tranquillement son chemin dans la conscience collective, elle devient lentement, mais sûrement, un nouvel élément du "sens commun". C'est pourquoi ceux qui prétendent parler en son nom, en s'arrogeant le monopole de la parole du "peuple québécois", se bouchent aujourd'hui les oreilles pour ne pas l'entendre parler par lui-même. La "réforme morale et intellectuelle du sens commun", comme le dit Gramsci, est le premier moment, et non le moindre, de la lutte pour l'hégémonie.

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