Johnny s’en va-t-en guerre

  Quelques mises au point

Le dernier article « Au-delà du Printemps 2015 » n’a pas manqué de soulever intérêt et passion au sein du mouvement étudiant. Il semble avoir touché une corde sensible chez plusieurs, certaines personnes venant me confesser qu’ils partageaient la même analyse critique de la grève, mais n’avaient pas encore trouvé les mots appropriés ou le courage pour exprimer leurs impressions face aux franges dogmatiques du mouvement. D’autre part, cette critique de la mythologie lupine a visiblement irrité certains membres des comités Printemps 2015, comme l’Institut de louvetisme printanier ou le Collectif de débrayage qui ont répliqué avec un texte vitriolique n’hésitant pas à attaquer « l’intellectuel organique de Québec solidaire », surnommé amicalement « Johnny » pour l’occasion.

Sans vouloir tomber dans le même ton hostile de la réplique, nous voudrions répondre aux objections des auteurs anonymes en appliquant le « principe de charité interprétative », c’est-à-dire l’idée selon laquelle il faut attribuer aux déclarations de son interlocuteur un maximum de rationalité. Pour transformer des accusations stériles et une vaine polémique en une occasion de réflexion collective sur notre action, lançons « de bonne guerre » un véritable débat sur les présuppositions théoriques et les perspectives stratégiques des différents courants qui se revendiquent d’un projet de transformation sociale. Pour reprendre les mots d’Hannah Arendt, « il s’agit là évidemment de réflexion, et l’irréflexion (témérité insouciante, confusion sans espoir ou répétition complaisante de « vérités » devenues banales et vides) me paraît une des principales caractéristiques de notre temps », y compris au sein de la gauche québécoise.

Commençons par remettre les pendules à l’heure : critiquer l’idéologie dominante du Printemps 2015 n’implique pas le fait de « mépriser celles et ceux qui mettent leur intégrité physique et mentale en jeu pour opposer une résistance concrète, ici et maintenant, à la dévastation de l’existence », mais de questionner certains schèmes d’interprétation et de comportements. Il s’agit de critiquer des idées, et non des gens. Il faut rester solidaire des personnes qui combattent dans la rue, sur les lignes de piquetage ou ailleurs, en résistant activement à la dure répression politique et policière ; mais cela n’empêche pas de remettre en question une stratégie qui n’a pas porté ses fruits dans la présente conjoncture historique. Il ne sert à rien d’opposer les « radicaux » et les « bureaucrates » dans l’abstrait, les « vrais révolutionnaires » et les « clérico-staliniens » en multipliant les épithètes pour mieux disqualifier l’adversaire, car il faut réfléchir aux meilleurs moyens d’agir dans cette situation concrète pour mener les luttes nécessaires, favoriser la conscientisation politique et la radicalisation des masses.

Le fait de mener une lutte implique, qu’on le veuille ou non, un ensemble de rapports de pouvoir implicites ou explicites imprimant une certaine orientation aux pratiques des individus et des collectifs qui cherchent à produire certains effets dans le monde. D’ailleurs, le verbe « mener » signifie à la fois « faire aller avec soi », « emmener », « marcher en tête de », « transporter une chose à telle destination », « conduire », « piloter », « guider », « orienter ». C’est en ce sens qu’il faut entendre le verbe « gouverner », qui ne renvoie pas ici à la domination des structures politiques, administratives et policières de l’appareil d’État, mais au fait de donner une certaine direction aux actions en cours. C’est pourquoi le fait de récuser verbalement tout principe de gouvernement n’élimine pas magiquement la « gouvernementalité » au sein des milieux militants, c’est-à-dire l’art de « conduire la conduite des autres » par certaines idées, techniques, règles et stratégies permettant la direction des consciences. Qui plus est, l’Institut de louvetisme printanier reconnaît lui-même ce fait lorsqu’il affirme que « chaque mode de fonctionnement vient avec sa tyrannie », et qu’on peut contester « une tendance politique par le discours et les influences », y compris la logique des groupes affinitaires.

L’idéologie prédominante au sein des Comités printemps 2015, c’est-à-dire la vision du monde qui a largement dirigé dans les faits l’organisation des luttes des derniers mois, est celle du spontanéisme qui prône l’action individuelle collective sans médiation. Cette tendance politique porte la grève au-delà de toute réflexion critique et renie le principe de représentation jusqu’à prôner la destitution de n’importe quel groupe essayant d’offrir une orientation stratégique générale au mouvement. La perspective est celle du pouvoir sans nom des comités invisibles, tactique qui peut s’avérer utile par moments mais qui devient contre-productive lorsqu’elle s’enfonce dans la logique d’une destitution à l’infini. L’important n’est pas de savoir qui va lutter, pourquoi et comment, mais de faire en sorte que la grève ait lieu, tout simplement, peu importe sa forme et son intensité, car celle-ci n’a pas d’objectif extérieur à son auto-déploiement. Malgré sa radicalité apparente, cette perspective rejoint la thèse de Bernstein : « le but, quel qu'il soit, ne signifie rien pour moi, le mouvement est tout », comme en témoigne cette mise au point en faveur du printemps 2015.

« Néanmoins, la réalité amère qu'affronte la grève présente la porte au-delà de tout intérêt : il en va maintenant de la poursuite du monde. Peu importe qui, quoi et comment, il faut s'opposer corps et âme, maintenant comme demain, à la catastrophe de l'austérité extractive. C'est pourquoi nous nous réjouissons de ne pas connaître l'identité des membres du Comité Printemps 2015. Et pourquoi nous appelons à la multiplication de tels comités : Comité des louves affamées, des grévistes acharnés, de comités centraux et périphériques, collectifs de débrayage, de grévage et peu importe. Et que l'on s'entre-destitue à notre gré. Que personne ne représente plus quiconque. Le problème n'est pas là : peu importe qui l'on est et d'où l'on vient, ce qui importe est bien de faire échec à la répression du mouvement, de contrer les injonctions et de lever les sanctions aux expulsé-es de l'UQAM. Le mouvement est là et il faut le poursuivre : il en va maintenant de la capacité même des mouvements de grève d’avoir lieu. »[1]

Cette évacuation de la question stratégique au profit d’une grève printanière érigée comme une fin en soi alimente d’ailleurs une opposition où les meutes enragées et les centrales bureaucratisées deviennent les deux seules voies possibles. C’est pourquoi la lecture des récits du Collectif de débrayage joyeusement intitulés « On s’en contre-câlisse » m’inspirèrent la publication du commentaire suivant : « La rhétorique du Comité invisible semble gouverner la logique du Printemps 2015, témoignant d'une crise de leadership du syndicalisme qui se manifeste par deux tendances opposées : une sur-radicalisation d’une frange qui conspue la médiation nécessaire des luttes, puis sous une sous-politisation des grandes organisations qui restent prisonnières de la mythique concertation. La question du rapport de force, du cadrage des enjeux, des alliances et de la stratégie est complètement évacuée au profit d'une logique étroite des tactiques, l'alternative entre l'action directe et la négociation de pacotille épuisant le champ des possibles. À quand un syndicalisme de combat large, ouvert et populaire, conciliant les deux impératifs du radicalisme démocratique et de l'efficacité politique? »

Évidemment, il est nécessaire de commencer le mouvement quelque part, et c’est le grand mérite des Comités Printemps 2015 d’avoir initié quelque chose en prenant le leadership de la lutte étudiante il y a quelques mois ; encore faut-il ouvrir un chemin pour bâtir un mouvement plus large, qui pourra éventuellement devenir populaire. Or, le fait de tout miser sur la logique affinitaire dans un contexte non-révolutionnaire d’éparpillement organisationnel, de faible conscience politique de la majorité sociale et d’un régime autoritaire n’est pas propice à créer un véritable rapport de force. La dispersion des forces et des revendications, la confusion et le manque de coordination n’aidant pas la mobilisation, il faudra éventuellement se demander si le « coït interrompu » du printemps 2015 a fait avancer ou plutôt reculer mouvement étudiant. S’il est encore trop tôt pour le dire, il faut souligner que plusieurs associations étudiantes votaient contre la grève du 1er mai au moment même où plusieurs syndicats de professeurs votaient des grèves illégales d’une journée. S’il est parfois bon que les structures soient débordées par leur gauche, il faut encore que ce débordement soit massif et permette une radicalisation effective des luttes, et non le renforcement de la répression qui dissuadera les prochaines tentatives de mobilisation. Il ne s’agit pas ici « de dénoncer la violence policière qu’après avoir condamné les « débordements » de la partie étudiante », à la manière des « chroniqueuses qui ont « le coeur à la bonne place » (Francine Pelletier, Josée Boileau, Rima Elkouri) », mais de réfléchir à ce que nous devons faire et comment nous organiser pour assurer la suite du monde.

Si toute critique constructive peut être taxée a priori de moralisme culpabilisateur par ceux et celles qui croient détenir la Vérité, préférant accuser leur adversaire d’être un « québecsolidarien », adepte de la « gauche Apple », social-démocrate ou « spécialiste de la critique du capitalisme sur Excel », il peut s’avérer plus utile d’approfondir le réel désaccord philosophique sur lequel repose cette querelle. « En l’occurrence, le « malaise » qu’inspirent les élucubrations de Johnny chez de nombreux camarades indique les coordonnées d’une opposition autrement plus cruciale, qui déchire les apologues du processus constituant et les partisan(e)s de la puissance destituante. »

Critique de la puissance destituante

De son côté, la stratégie de la « puissance destituante » n’est pas difficile à saisir, car elle se résume au blocage systématique de toute « prolifération infrastructurelle du pouvoir ». Il suffit de lire L’insurrection qui vient, À nos amis, La société du spectacle, quelques conseillistes et une bonne dose de littérature anarchiste pour se gonfler les poumons à bloc, aller dans la rue, affronter les flics, occuper, saboter et destituer tout ce qui cherche à représenter quoique ce soit. Il s’agit d’opposer un « front commun du multiple », bref de brandir l’auto-organisation de la Multitude face à l’Empire devenu omniprésent, pour mobiliser ceux et celles qui voient l’insurrection comme une brèche, accélérer la fin d’une civilisation, porter des coups, chercher des complices, déserter et construire une force révolutionnaire invisible. Cette vision rappelle la perspective de Blanqui qui cherchait à donner un « coup de main » au peuple pour l’amener vers la révolution par la force des armes. Or, l’erreur consiste à identifier la révolution avec l’insurrection, et à identifier l’insurrection avec la barricade, le blocage. La critique de Daniel Bensaïd demeure à ce titre toujours aussi pertinente :

« S’il s’avère que « ceux qui réclament une autre société feraient mieux de commencer par voir qu’il n’y en a plus », la stratégie doit se dissoudre dans la tactique, les fins dans les moyens, le but dans le mouvement. La question cruciale n’est plus « Que faire ? », mais « Comment faire ? ». C’est « la question des moyens, pas celle des buts, des objectifs, de ce qu’il y a à faire stratégiquement dans l’absolu. Celle de ce qu’on peut faire tactiquement, en situation ». […] Ce primat du « comment » détaché du but, cette tactique sans stratégie, se traduisent logiquement par un fétichisme de la forme (le blocage, le sabotage) indifférente aux effets et aux conséquences. C’est la politique de la forme pour la forme, écho tardif à la mélancolie romantique de l’art pour l’art. Alain Brossat appelle lui aussi à « sortir des logiques purement défensives » en « suscitant toutes sortes de blocages et d’effets d’entrave », à mettre l’accent « sur les conduites davantage que sur les projets ». Cette politique sans projet ni programme, simule l’offensive, mais s’en tient à une forme sans contenu. L’inflation symbolique des controverses sur l’opposition tactique, dans le mouvement étudiant, entre bloqueurs et non-bloqueurs est l’un parmi d’autres, des signes d’impuissance stratégique et de manque de fond. Ce fétichisme de la forme n’est qu’un autre nom pour l’esthétisation de la politique. »[2]

Cette esthétisation de la politique surgit surtout dans les cercles militants où s’opère une radicalisation subjective par la force centripète de « l’entre-soi » très présente dans les groupes affinitaires. Un collègue anarchiste a récemment publié une remarque symptomatique de ce phénomène social, où un antagonisme se creuse non pas entre la gauche au sens large et les élites adeptes de l’austérité extractive, mais entre les vrais révolutionnaires et la « gauche modérée ». « Ton pire ennemi n'est pas celui qui est à l'opposé de tes valeurs, de tes actions ou de tes rêves, mais celui qui veut les modérer. J'ai plus de respect pour mes ennemis que pour mes faux amis. » Faisant preuve d’une bonne dose d’auto-critique, les auteurs du Comité invisible souligne ainsi les dérives de cette logique sectaire :

« Quiconque se met à fréquenter les milieux radicaux s’étonne d’abord du hiatus qui règne entre leurs discours et leurs pratiques, entre leurs ambitions et leur isolement. Ils semblent comme voués à une sorte d’auto-sabordage permanent. On ne tarde pas à comprendre qu’ils ne sont pas occupés à construire une réelle force révolutionnaire, mais à entretenir une course à la radicalité qui se suffit à elle-même – et qui se livre indifféremment sur le terrain de l’action directe, du féminisme ou de l’écologie. La petite terreur qui y règne et qui rend tout le monde si raide n’est pas celle du parti bolchévique. C’est plutôt celle de la mode, cette terreur que nul n’exerce en personne mais qui s’applique à tous. On craint, dans ces milieux, de ne plus être radical, comme on redoute ailleurs de ne plus être tendance, cool ou branché. Il suffit de peu pour souiller une réputation. On évite d’aller à la racine des choses au profit d’une consommation superficielle de théories, de manifs et de relations. La compétition féroce entre groupes comme en leur propre sein détermine leur implosion périodique. Il y a toujours de la chair fraîche, jeune et abusée pour compenser le départ des épuisés, des abîmés, des vidés. »

À cette consommation esthétique de la radicalité politique qui cherche à devenir mode de vie par la constitution d’une éthique intransigeante, s’ajoute une conception évènementielle et spectaculaire de la transformation sociale. Pablo Iglesias, qui on l’aura deviné endosse plutôt la stratégie du « processus constituant », oppose deux visions de la révolution. « Il y aurait d’un côté ceux qui s’extasient devant « le moment destituant » comme « moment cinématographique de la révolution » : l’assaut du Palais d’Hiver en 1917 ou l’étudiant de mai 68 affrontant les CRS. Ces photographies enthousiasmantes de la fiction révolutionnaire, qui « illusionnent les poètes et servent de couvertures aux livres d’histoire », seraient l’apanage de « ceux qui ont une myopie politique : ils restent avec les photos ». Or, pour le professeur de sciences politiques, le processus révolutionnaire ne peut se photographier puisqu’il a une temporalité qui n’est pas celui des changements politiques. Il est d’abord et avant tout la dislocation des consensus passés, et se déroule « dans le magma social, dans les sous-sols de l’Histoire. »[3]

L’hypothèse du processus constituant

En fait, la perspective de la « puissance destituante » cherche à mener une « guerre de mouvement » en faisant l’économie d’une « guerre de position », c’est-à-dire d’une lutte idéologique visant à forger une volonté collective de transformation sociale par une réforme intellectuelle et morale du sens commun. L’idée sous-jacente du pouvoir constituant ne se résume pas à la détermination des modalités d’une éventuelle Assemblée constituante (bien que celle-ci puisse représenter un moment particulier d’un processus historique plus large), mais à l’élaboration d’un discours contre-hégémonique capable de souder les groupes subalternes en une puissance politique visant à transformer les institutions. Il ne s’agit pas d’opérer une « captation institutionnelle des dites infrastructures par le Peuple en vue d'une gestion plus solidaire et plus propre du même désastre », mais d’élaborer démocratiquement de nouvelles institutions appropriées là où les gens vivent.

Cette conception de la révolution comme processus historique rompt avec la vision de l’insurrection comme « événement rédempteur », sans pour autant s’enfermer dans la plate logique du « bon gouvernement social-démocrate ». Comme le rappelle Marx, le peuple ou la classe ouvrière « ne peut pas se contenter de prendre tel quel l’appareil d’État et de le faire fonctionner pour son propre compte », surtout dans le cas des institutions parlementaires désuètes héritées du régime britannique. C’est pourquoi il est utile, même d’un point de vue libertaire, de lutter à la fois contre le « Parlement impérial » de l’État canadien et l’« Assemblée coloniale » du Québec, en misant sur la brèche historique de la question nationale pour ouvrir un processus constituant qui pourrait fonder une communauté politique allant au-delà de la forme institutionnelle de l’État-nation. Nous pouvons avoir un mépris absolu pour les deux formes gouvernementales les plus répandues – la monarchie et la République oligarchique ou bourgeoise – tout en préconisant une troisième voie analogue à la Commune, dont le drapeau était celui de la « République universelle », ou une confédération de municipalités libres, comme le préconise Murray Bookchin et le parti anticapitaliste, indépendantiste et municipaliste catalan des Candidatura d’Unitat Popular.

Or, miser sur la voie du processus constituant suppose d’aller au-delà de la Multitude et de commencer à réfléchir aux conditions d’émergence de quelque chose comme un Peuple. Et c’est là qu’il y a un désaccord plus fondamental, non seulement au niveau de la tactique politique mais de l’ontologie sociale, la posture de la puissance destituante étant de dénoncer toute forme de représentation qui confèrerait une unité surplombante à l’assemblage des parties. « Il est plutôt question d’une tendance à glorifier la nation comme entité « historico-spirituelle » que laisse deviner, outre l’insistance un peu terrifiante sur l’UNITÉ, le recours au pathos métaphysique de la Nature et de l’Esprit pour caractériser la grandeur de « l’âme du Peuple ». A-t-on bien lu ? La social-democratie inclusive en est-elle vraiment à faire l’apologie du Volkgeist, F.W.J. Schelling et Fernand Dumont à l’appui ? Il y a une sorte de tare indécrottable qui semble accabler la gauche québécoise : la croyance en une totalité sociale à préserver, le mythe d’une Société réconciliée enfin unifiée et sans fractures. Tout, jusqu’aux révolutions, devrait être tranquille. Cette Société, objet-fétiche de tous les sociologues qui sortent ponctuellement de leur terrier pour en déplorer la décomposition, c’est précisément elle l’objet du gouvernement et c’est bien aussi ça le noeud de la guerre. »

Or, il ne s’agit pas ici de préserver une totalité sociale déjà donnée, mais de construire une « unité populaire » à partir de forces sociales actuellement divisées ou soudées aux classes dominantes. On passe ici du « bloc » de Sorel qui misait sur le mythe de la « grève générale » au « bloc historique » de Gramsci qui visait à unifier l’Italie de son époque par une alliance entre le prolétariat industriel du Nord et la paysannerie du Mezzogiorno. Il n’est donc pas question du « mythe d’une Société réconciliée enfin unifiée et sans fractures », mais de contrer l’hégémonie des valeurs conservatrices et néolibérales par la formation d’une nouvelle culture émancipatrice permettant d’unir les groupes subalternes, classes moyennes et populaires contre les élites économiques et politiques. Comme le souligne Gramsci, « créer une nouvelle culture ne signifie pas seulement faire individuellement des découvertes « originales », cela signifie aussi et surtout diffuser critiquement des vérités déjà découvertes, les « socialiser » pour ainsi dire et faire par conséquent qu'elles deviennent des bases d'actions vitales, éléments de coordination et d'ordre intellectuel et moral. Qu’une masse d'hommes soit amenée à penser d'une manière cohérente et unitaire la réalité présente, est un fait « philosophique » bien plus important et original que la découverte faite par un « génie » philosophique d'une nouvelle vérité qui reste le patrimoine de petits groupes intellectuels. »[4]

Cette conception « émergentiste » de l’unité populaire découle de l’idée que le peuple n’existe pas encore, et que c’est pour cette raison qu’il faut le créer sur de nouvelles bases. Cette réflexion prend à rebours l’analyse d’Antonio Negri et Michael Hardt dans Empire, lesquels déconstruisent la souveraineté impériale en critiquant la forme de l’État, la Nation puis le Peuple pour finalement aboutir au concept de Multitude comme ensemble hétérogène de singularités. En effet, chaque palier supérieur constitue une abstraction ou une représentation du niveau inférieur, l’État étant plus abstrait que la nation, la nation formant la trame historique et imaginaire d’un peuple, ce dernier étant lui-même une unité symbolique recouvrant la réalité complexe de la multitude. Si nous suivons la logique de la puissance destituante jusqu’au bout, il est normal de récuser a priori toute forme d’unité supérieure au degré zéro de la multitude et des groupes d’amis coopérant librement via les réseaux. Malheureusement, l’État reste toujours au service des classes dominantes, la nation conserve une forme homogène et exclusive, et le peuple demeure une fiction mobilisée par les chroniqueurs de droite et les radio-poubelles pour contrer les mouvements sociaux. Dans ce contexte, comment promouvoir l’auto-organisation de la multitude au-delà des groupes affinitaires alors que l’imaginaire collectif reste colonisé par le discours dominant ?

C’est ici qu’entre en jeu le rôle de la représentation, qui ne doit pas ici être interprétée comme la représentation étatique d’un parti d’avant-garde, mais comme la formation de représentations collectives, d’une nouvelle culture commune. Fernand Dumont ne dit pas autre chose lorsqu’il affirme dans Raisons communes la chose suivante : « c’est pourquoi il importe, comme j’y insistais plus avant, que le projet de la souveraineté du Québec vise à l’édification d’une communauté politique et non d’un État-nation ». Pour ce faire, il faut transformer la multitude en un peuple par la formation d’une volonté collective. Comme le rappelle Hobbes, « le peuple est un certain corps, une certaine personne, à laquelle on peut attribuer une seule volonté, et une action propre ; mais il ne se peut rien dire de semblable de la multitude ». Deleuze souligne la même chose lorsqu’il décrit le rôle du cinéma dans la création d’un peuple qui n’existe pas encore. « Ce constat d’un peuple qui manque n’est pas un renoncement au cinéma politique, mais au contraire la nouvelle base sur laquelle il se fonde, dès lors, dans le Tiers-Monde et les minorités. Il faut que l’art, particulièrement l’art cinématographique, participe à cette tâche : non pas s’adresser à un peuple supposé, déjà là, mais contribuer à l’invention d’un peuple. »[5]

Et c’est là que les adeptes de la puissance destituante rétorquent par l’objection suivante : « Il faut donc bien s’entendre sur ce que Johnny conçoit comme le « Peuple » qu’il incante à tout bout de champ. S’agit-il du « Peuple indivisible et souverain » des Républiques, aisément couronné de présidence, référent mythique des fondations constitutionnelles, où nulle foule n’est en vue à vrai dire. Ou s’agit-il plutôt de la « populace », du « petit peuple » sans culottes, de la plèbe bigarrée, pas présentable et, pour cette raison, pas représentable? À coup sûr, le mythe de l’UNITÉ et le jargon du Volkgeist sont allergiques à la multiplicité indomptable du second, et tiennent à la pure intelligibilité vide du premier. Seule cette question pourra débusquer, derrière la facticité clinquante de l'antagonisme qui oppose les « radicaux » aux « citoyens », une ligne de partage que semblent ignorer tous les Johnny de ce monde. »

La réponse la plus simple est celle du devenir hégémonique de la « plèbe » qui vise à représenter l’ensemble du « peuple québécois ». La perspective du processus constituant emploie la stratégie du « populisme de gauche » où l’unification symbolique représente le socle de l’unité populaire. Celle-ci se forme au sein du discours par le biais de la rhétorique, c’est-à-dire par l’utilisation de procédés comme la synecdoque qui permet la représentation du tout par la partie. Ernesto Laclau insiste particulièrement sur cette figure de style, car elle renvoie directement à la relation d’hégémonie, où un groupe social particulier cherche à représenter la totalité sociale. Le peuple n’est pas une entité homogène déjà constituée, mais un horizon, une entité précaire qui vient combler, par subjectivation politique, le lieu vide d’une totalité qui ne peut jamais être refermée sur elle-même, le conflit étant un élément irréductible de toute communauté politique. Cette analyse linguistique apparemment abstraite permet de distinguer deux façons de conceptualiser le peuple. La première perspective consiste à identifier le peuple avec l’ensemble des membres d’une communauté, tous les membres de la population du Québec par exemple.

« Dans le cas du populisme, c’est le contraire qui arrive : une frontière d’exclusion divise la société en deux camps. Le peuple, dans ce cas, est moins que la totalité des membres d’une communauté : c’est un élément partiel qui aspire néanmoins à être conçu comme la seule totalité légitime. La terminologie traditionnelle – qui a été traduite dans le langage commun – éclaire cette différence : le peuple peut être conçu soit comme populus – ensemble de tous les citoyens – soit comme plebs – ensemble des plus démunis. Mais même cette distinction ne rend pas exactement compte de ce que je cherche à exprimer. Car cette distinction pourrait facilement être vue comme une distinction juridiquement reconnue, auquel cas elle ne serait qu’une différenciation au sein d’un espace homogène qui donne une légitimité universelle à tous les éléments qui le composent – autrement dit, la relation entre les deux termes ne serait pas une relation d’antagonisme. Pour concevoir le peuple du populisme, il est nécessaire d’ajouter quelque chose : nous avons besoin d’une plebs qui prétende être le seul populus légitime, c’est-à-dire d’une partie qui veuille jouer le rôle de la totalité de la communauté. (« Tout le pouvoir aux soviets » - ou l’équivalent d’un tel mot d’ordre dans d’autres discours – serait une affirmation strictement populiste.) »[6]

Conclusion

Le débat pourrait se poursuivre longtemps, mais l’analyse précédente cherchait à offrir quelques matériaux pour construire une gauche qui s’enfonce trop souvent dans les lieux communs de l’anarchisme mainstream ou des mièvreries sociale-démocrates. Ce texte ne se voulait pas une réfutation définitive de la perspective de la puissance destituante, laquelle reste une position cohérente et légitime, mais désirait en présenter certaines limites quant à la construction d’une force révolutionnaire efficiente. Plus fondamentalement, il était question d’exposer un différend entre deux visions du monde : la première récuse toute unité ou représentation au profit d’une auto-organisation horizontale des subjectivités en réseaux, tandis que la seconde considère que l’émancipation sociale nécessite une transformation les institutions et la création d’une nouvelle communauté politique démocratique. La première répugne l’idée de peuple au profit de la glorieuse Multitude, tandis que la seconde vise la formation d’une unité populaire en renversant la conception classique de la question nationale et en réhabilitant la lutte des classes sous une nouvelle forme. La puissance destituante repose sur une guerre de mouvement initiée par les groupes affinitaires qui cherchent à contaminer le corps social par le mythe de la grève générale, tandis que la seconde stratégie mise d’abord sur une guerre de position par l’élaboration d’un bloc historique en labourant le terreau révolutionnaire par le travail du processus constituant.

[4] Antonio Gramsci, Cahiers de prison, Cahier 11, §12 Note 4
[5] Gilles Deleuze, L’Image-Temps, Editions de Minuit, 1985
[6] Ernesto Laclau, La raison populiste, Seuil, Paris, 2008, p.101

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