John Dewey contre l’expertocratie

Le soubassement épistémologique de l'autorité du public

Introduction

La théorie deweyenne de la démocratie repose sur une conception originale du public, celui-ci étant défini par la perception des conséquences indirectes des interactions sociales et l'effort visant à réguler leurs effets négatifs. L'émergence du public en tant qu'acteur collectif renvoie à l'expérience et à la résolution de problèmes vécus ; les citoyens dotés d'un savoir d'usage doivent donc être intégrés au processus de délibération concernant les enjeux qui affectent leur vie. Dès lors, comment devons-nous articuler les connaissances « tacites » des habitants aux connaissances formelles/professionnelles des élus et des experts ? Cette question épistémologique implique d'importances conséquences politiques : les personnes immédiatement concernées doivent-elles être simplement consultées, ou prendre part directement au processus de décision ? Autrement dit, la démocratie participative représente-t-elle un complément ou plutôt une alternative au modèle du gouvernement représentatif ? La délibération est-elle un simple préalable épistémique servant à éclairer les décisions qui restent tributaires d'une légitimité politique fondée sur la profession, ou bien une propriété émergente d'un processus participatif ?

Du public à l’autorité publique

Pour commencer, John Dewey définit le public par les réactions humaines visant à réguler les conséquences complexes des interactions sociales. « Nous prenons donc notre point de départ dans le fait objectif que les actes humains ont des conséquences sur d’autres hommes, que certaines de ces conséquences sont perçues, et que leur perception mène à un effort ultérieur pour contrôler l’action de sorte que certaines conséquences soient assurées et d’autres, évitées. Suivant cette indication, nous sommes conduits à remarquer que les conséquences sont de deux sortes ; celles qui affectent les personnes directement engagées dans une transaction, et celles qui en affectent d’autres au-delà de celles qui sont immédiatement concernées. Dans cette distinction, nous trouvons le germe de la distinction entre le privé et le public.

Quand des conséquences indirectes sont reconnues et qu’il y a un effort pour les réglementer, quelque chose ayant les traits d’un État commence à exister. Quand les conséquences d’une action sont confinées (ou crues confinées) principalement aux personnes directement engagées, la transaction est privée. Quand A et B discutent ensemble, l’action est une trans-action : tous deux sont concernés par elle ; son résultat passe pour ainsi dire de l’un à l’autre. Mais les conséquences en terme d’avantage ou de préjudice ne s’étendent apparemment pas au-delà de A et de B ; l’activité demeure entre eux ; elle est privée. Cependant, si l’on montre que les conséquences de cette conversation s’étendent au-delà des deux personnes directement concernées, qu’elle affecte le bien-être de nombreuses autres, l’acte acquiert une capacité publique, que la conversation soit menée entre un roi et son premier ministre, entre un Catiline et un conspirateur allié, ou entre des marchands projetant de monopoliser le marché. »[1]

La distinction public/privé ne repose donc pas sur des sphères distinctes de la société, ni sur des caractéristiques essentielles de certaines activités individuelles ou collectives ; tout dépend du contexte, ou plutôt de la portée des conséquences des interactions sociales sur autrui. Le public en tant que groupe social émergent est lié au principe des intérêts affectés. Un public est une entité sociale qui se mobilise pour répondre à certaines préoccupations communes et réguler les enjeux qui la concernent. Des organisations plus informelles comme un ensemble de voisins signant une pétition pour contrer un projet de développement, des groupes de citoyens, des comités de vigilance ou des mouvements sociaux plus amples, tout comme des ONGs ou d’autres organisations formelles de la société civile, sont autant d’exemples de publics surgissant à différents moments en fonction d’enjeux particuliers.

Cette mobilisation fluctuante des multiples publics s’adresse aux institutions pour réguler certains domaines d’activités de la vie sociale. Découle alors une distinction supplémentaire entre le public comme groupe social mobilisé et les autorités publiques comme ensemble d’agents chargés de veiller à l’intérêt général par des lois, normes et autres dispositifs nécessaires pour assurer le bien-être de tous. « Le public consiste en l’ensemble de tous ceux qui sont tellement affectés par les conséquences indirectes de transactions qu’il est jugé nécessaire de veiller systématiquement à ces conséquences. Les fonctionnaires sont ceux qui surveillent et prennent soin des intérêts ici affectés. […] La reconnaissance de ces conséquences préjudiciables engendre un intérêt commun dont la protection requiert certaines mesures et certaines règles, ainsi que la sélection de certaines personnes qui en seront les gardiens, les interprètes et, si besoin est, les exécutants. »[2]

Cette phénoménologie du public décrit l’émergence de l’État comme corps de spécialistes distinct des citoyens et de la société civile. L’appareil parlementaire, administratif, judiciaire et policier apparaît comme une institution séparée et placée au-dessus du public, celle-ci étant dotée d’un pouvoir accru (monopole de la décision politique et de la violence légitime) et d’un savoir spécialisé. La séparation entre la société civile et l’État s’élargit par l’action conjuguée de la division sociale du travail et de la spécialisation des connaissances qui caractérisent la modernisation technique, scientifique et économique des sociétés capitalistes avancées. Cette dynamique renforce l’emprise d’une classe de professionnels sur la gestion des enjeux complexes qui semblent exiger un savoir spécialisé. « On peut dire qu’aujourd’hui, les questions les plus préoccupantes sont des problèmes tels que le système sanitaire, la santé publique, un logement hygiénique et adéquat, le transport, l’urbanisme, […] l’ajustement scientifique de l’impôt, la gestion efficace des fonds, et ainsi de suite. Toutes ces questions sont aussi techniques que la construction d’un moteur efficace destiné à la traction ou à la locomotion. […] Qu’est-ce que le compte des voix, la décision à la majorité et tout l’appareil du gouvernement traditionnel ont à voir avec de telles questions ? »[3]

Entre savoir d’usage et savoir professionnel

S’instaure ainsi une tension entre la légitimité démocratique et la légitimité technocratique, laquelle repose plus fondamentalement sur deux types de savoirs : les savoirs d’usage du public et le savoir professionnel des experts. Cette distinction épistémologique, qui est au fondement du gouvernement représentatif qui implique la séparation institutionnelle du pouvoir décisionnel entre gouvernants et gouvernés, peut être illustrée par cette célèbre métaphore de Dewey : « celui qui porte la chaussure sait mieux si elle blesse et où elle blesse, même si le cordonnier compétent est meilleur juge pour savoir comment remédier au défaut. »[4] Il va sans dire que la traduction politique de cette analogie suppose que les citoyens correspondent aux personnes chaussées et que les gouvernants sont censés être de bons cordonniers. Avant d’interroger cette présupposition, regardons de plus près la nature de chaque type de connaissance.

D’un côté, la notion de savoir d’usage se réfère à la connaissance qu’a un individu ou un collectif de son environnement immédiat et quotidien, en s’appuyant sur l’expérience et la proximité. Aussi appelé « savoir local », « savoir de terrain » ou « savoir riverain », le savoir d’usage vient d’une pratique répétée d’un environnement (un quartier, un mode de transport, un service social, etc.), qui donne aux citoyens une fine connaissance de ses usages et de son fonctionnement permanent. C’est l’idée largement répandue selon laquelle les usagers connaissent mieux que quiconque leurs propres intérêts. Selon la sociologie pragmatiste, le savoir d’usage s’appuie sur différents éléments : la coutume, l’utilisation, la consommation et le maniement.[5] Il s’agit ainsi d’un « savoir multiple, à la fois lié à l’expérience sensible et concrète du lieu, à la coutume révélant une expérience temporelle plus longue du lieu, ou encore à l’utilisation ».[6]

De l’autre côté, le savoir professionnel renvoie à une connaissance scientifique, conceptuelle ou formalisée dont l’acquisition dépend d’une formation dans un champ disciplinaire spécialisé. Alors que le savoir d’usage renvoie à l’expérience vécue, à la connaissance de l’amateur ou du profane, bref à une connaissance virtuellement accessible à n’importe qui, le savoir professionnel est davantage l’apanage d’un groupe particulier de personnes, les experts, qui détiennent la maîtrise de concepts, notions, opérations, techniques et dispositifs qui leur confèrent un pouvoir accru sur un champ déterminé de la réalité matérielle et sociale. Cette distinction épistémologique recoupe celle entre la théorie et la pratique, la connaissance conceptuelle acquise par une formation académique permettant de faire abstraction des données sensibles de l’expérience, tandis que la connaissance par fréquentation relève davantage de la pratique ou d’un « savoir tacite » qui ne peut pas forcément être codifié, mais seulement transmis par apprentissage et expérience personnelle d’un phénomène concret.

Cette distinction entre deux formes irréductibles de connaissance étant établie, surgit une question politique fondamentale : quel est le rôle et le poids respectif de chaque type de savoir dans le processus de décision collective ? Cette question renvoie à celle de l’autorité politique, c’est-à-dire de l’attribution du pouvoir décisionnel à une catégorie d’acteurs étant reconnus comme les porteurs légitimes de l’intérêt général. Comment devons-nous articuler les connaissances « tacites » des citoyens aux connaissances formelles/professionnelles des élus et des experts ? Face à un enjeu social complexe, quelle catégorie d’acteur possède l’autorité de trancher le débat une fois que l’ensemble des voix ont été entendues ? Selon Dewey, il n’y a pas de réponse simple à ces questions, le public comme les experts étant confrontés à leurs propres difficultés.

D’une part, le caractère inextricable des externalités des interactions sociales prenant part dans les sociétés contemporaines complique l’identification des problèmes, et par ricochet des différents publics susceptibles de s’organiser pour essayer de les résoudre. « Les ramifications des questions portées à la connaissance du public sont si grandes et si embrouillées, les problèmes techniques impliqués sont si spécialisés, les détails sont si nombreux et si changeants que le public ne peut pas s’identifier lui-même et rester constant longtemps. Ce n’est pas qu’il n’y a pas de public ou un grand ensemble de personnes ayant un intérêt commun pour les conséquences des transactions sociales. Il y a trop de public, un public trop diffus, trop éparpillé et trop embrouillé dans sa composition. Et il y a de trop nombreux publics, car les actions conjointes suivies de conséquences indirectes, graves et persistantes, sont innombrables au-delà de toute comparaison ; et chacune d’elles croise les autres et engendre son propre groupe de personnes particulièrement affectées, tandis que presque rien ne fait le lien entre ces différents publics de sorte qu’ils s’intègrent dans un tout. »[7]

À cette difficulté de former un public unifié, qui pourrait être caractérisé comme un « espace public » au sens du philosophe Jürgen Habermas, s’ajoute la difficulté épistémique du savoir d’usage des habitants qui relève avant tout de la connaissance des effets plutôt que des causes des problèmes. « À présent, de nombreuses conséquences sont ressenties plutôt que perçues ; elles sont endurées, mais on ne peut pas dire qu’elles sont connues, car pour ceux qui en font l’expérience, elles ne sont pas référées à leur origine. Il va donc de soi qu’aucun organisme apte à canaliser le flux de l’action sociale et ainsi, à le réglementer, n’est établi. Ainsi les publics sont amorphes et inarticulés. »[8]

Néanmoins, faut-il en déduire que la complexité des enjeux socio-techniques et la relative désorganisation des publics, dotés de connaissances embrouillées et confuses, doivent laisser toute la place au savoir professionnel des experts? Dewey nous met en garde ici contre la tentation de la tyrannie bienveillante de l’expertocratie. « On suppose que les mesures politiques adoptées par les experts sont à la fois avisées et bienfaisantes, entendant par là qu’elles sont constituées de sorte qu’elles protègent les véritables intérêts de la société. L’obstacle insurmontable jalonnant le chemin de n’importe quelle autorité aristocratique est que, dans l’absence d’une voix articulée de la part des masses, le meilleur ne reste pas et ne peut rester le meilleur, le sage cesse d’être sage. Il est impossible aux intellectuels de monopoliser le type de connaissance devant être utilisée pour la régulation des affaires communes. Plus ils viennent à former une classe spécialisée, plus ils se coupent de la connaissance des besoins qu’ils sont censés servir. »[9]

Cet argument renvoie au fossé épistémique généré par la professionnalisation politico-scientifique et la concentration du pouvoir public, qui s’autonomise des intérêts affectés qu’il est supposé représenter. Comment une « bonne gestion » des affaires communes est-elle possible sans une connaissance adéquate de ce qu’il faut gérer, et sans la prise en compte des besoins des citoyens ? Ainsi, bien que le savoir des experts puisse représenter une condition nécessaire à l’élaboration d’une bonne décision, il ne saurait constituer une condition suffisante pour fonder l’efficacité, la justice et la légitimité des décisions politiques. Toute la question réside dans l’analyse de l’articulation des savoirs d’usage et professionnels dans l’élaboration des lois et de l’action publique, laquelle doit impliquer l’échange des perspectives et la participation du public.

Vertus de la démocratie délibérative

L’analyse générale de Dewey plaide en faveur d’un élargissement de la participation citoyenne, et non d’une augmentation du pouvoir des experts. Autrement dit, il ne s’agit pas d’accroître la marge de manœuvre des décideurs et de l’autorité publique, mais de renforcer l’autorité du public, affermir l’autorité du peuple sur ses institutions, c’est-à-dire démocratiser la démocratie. Dewey souligne ainsi que « nous avons toutes les raisons de penser que, quels que soient les changements qui puissent affecter la machinerie démocratique actuelle, ils seront d’un type qui fera de l’intérêt du public un guide et un critère plus décisifs en regard de l’activité gouvernementale, et qui rendra le public apte à former et à manifester ses buts de manière plus autoritaire. En ce sens, le remède aux maladies de la démocratie est davantage de démocratie. »[10] Or, nous avons vu qu’un des problèmes est que le public est actuellement éparpillé, mobile et multiforme, de sorte qu’il a de la difficulté à se reconnaître et agir par lui-même en fonction de ses intérêts. Comment pouvons-nous alors faire en sorte que la participation du public aux décisions collectives soit réellement démocratique, légitime et efficace pour résoudre les problèmes qui le concernent?

La réponse réside dans la notion de délibération ou de communication. Pour Dewey, la réalité sociale est d’abord formée par les interactions entre les individus et l’interdépendance fonctionnelle des activités humaines, mais cela ne permet pas encore de produire un monde de sens, une conscience commune formée par des significations et des symboles partagés. La régulation des conséquences indirectes des interactions sociales nécessite la perception des causes, l’identification de problèmes et une définition commune de la situation, ce qui suppose le langage. « Des interactions et des transactions se produisent de facto et des faits d’interdépendances s’ensuivent. Mais la participation aux activités et le partage des résultats sont des préoccupations supplémentaires. La communication doit être leur condition préalable. […] Ce n’est que quand des signes ou des symboles des activités et de leurs résultats existent que le flux peut être vu comme du dehors, qu’il peut être arrêté afin d’être considéré et estimé, et qu’il peut être contrôlé. »[11]

L’organisation du public procède donc par l’analyse de l’expérience de problèmes vécus, où les besoins et impulsions sont attachés à des significations communes pour être transformés en désirs et en buts, ce qui permet de convertir une activité collective en une communauté d’intérêts et d’efforts. « C’est ainsi qu’apparaît ce qu’on peut appeler métaphoriquement une volonté générale et une conscience sociale : un désir et un choix de la part d’individus en faveur d’activités qui, par le moyen de symboles, sont communicables et partageables par tous ceux qui sont concernés. […] Nous naissons comme des être organiques associés avec d’autres, mais nous ne naissons pas membres d’une communauté. […] Apprendre à être humain, c’est développer par la communication mutuelle la conscience effective d’être un membre individuel et distinctif d’une communauté ; quelqu’un qui comprend les convictions, les désirs et les méthodes, et qui contribue à amplifier la conversion des pouvoirs organiques en ressources et en valeurs humaines. »[12]

Comme la démocratie n’est pas naturelle et que le public n’émerge pas spontanément, il faut que certaines conditions permettent la création d’un intérêt public. Il faut d’abord garantir une véritable liberté d’expression, laquelle ne se limite pas à l’absence formelle de censure, mais requiert des moyens effectifs pour partager les résultats de l’enquête sociale sur les conséquences des activités humaines. « Il ne peut y avoir un public sans une publicité complète à l’égard de toutes les conséquences qui le concernent. Tout ce qui entrave ou restreint la publicité limite et déforme l’opinion publique, et entrave et dénature la pensée sur les questions sociales. »[13] Le concept de démocratie délibérative vise précisément à déplacer l’analyse de la source de l’autorité publique à la formation rationnelle de l’opinion publique, c’est-à-dire de la simple expression et agrégation des préférences individuelles à la construction réflexive de celles-ci par la délibération publique. La question n’est pas d’abord de savoir qui décide (même si cela demeure important), mais comment arrive-t-on à une bonne décision ? C’est pourquoi Dewey met autant l’accent sur l’enquête comme méthode collective de connaissance et sur l’expérience démocratique comme une expérimentation continue visant à résoudre en commun des problèmes partagés.

« Au regard de toute cette discussion, la connaissance est communication aussi bien que compréhension. […] La communication des résultats de l’enquête sociale est la même chose que la formation de l’opinion publique. […] Les opinions et les convictions concernant le public présupposent une enquête effective et organisée. À moins de disposer de méthodes pour détecter les énergies à l’œuvre et les retrouver à travers un réseau complexe d’interactions jusque dans leurs conséquences, ce qui passe pour l’opinion publique ne sera une « opinion » qu’en un sens péjoratif plutôt qu’une opinion véritablement publique, si répandue que soit l’opinion. […] Seule une enquête continue – continue au sens de persistante et connectée aux conditions d’une situation – peut fournir le matériel d’une opinion durable sur les affaires publiques. »[14]

Rouages de l’expertocratie

L’insistance sur l’enquête rationnelle, la délibération et la bonne formation de l’opinion publique pourrait néanmoins favoriser un recours accru à l’expertise pour éclairer l’expérience confuse et l’opinion brute des participants. D’ailleurs, la littérature contemporaine sur la démocratie délibérative porte une attention particulière aux mini-publics (jurys citoyens, conférences de consensus, sondages délibératifs, etc.), car la sélection d’un nombre restreint de citoyens discutant dans des conditions optimales de délibération orchestrées par des professionnels de la participation semble augmenter la qualité épistémique des échanges et des conclusions. L’usage de ces mini-publics pourrait certes augmenter la diffusion des résultats de l’enquête sociale et contribuer au débat public, mais elles ne sauraient remplacer complètement les mécanismes traditionnels de la démocratie où la majorité des citoyens dotés de simples savoirs d’usage participent.

« L’argument le plus solide en faveur des formes politiques de la démocratie même aussi rudimentaires que celles qui ont déjà été réalisées – le vote populaire, la règle de majorité, etc. –, c’est qu’elles en appellent dans une certaine mesure à la consultation et à la discussion, qui permettent de dévoiler les besoins et les troubles sociaux. […] Ce gouvernement contraint à reconnaître qu’il existe des intérêts communs, même si la reconnaissance de ce qu’ils sont est confuse ; et le besoin de discussion et de publicité qu’il impose apporte une certaine clarification de ce qu’ils sont […]. Le gouvernement populaire a au moins créé un esprit public, même s’il n’a pas franchement réussi à former cet esprit. »[15]

Ainsi, les experts peuvent avoir un rôle à jouer dans la construction de l’opinion publique, mais ils ne sauraient se substituer à l’autorité du public dans la prise de décision. « Il est vrai que l’enquête est un travail qui incombe aux experts. Leur qualité d’expert ne se manifeste toutefois pas dans l’élaboration et l’exécution des mesures politiques, mais dans le fait de découvrir et de faire connaître les faits dont les premières dépendent. Ils sont des experts techniques au sens où les investigateurs scientifiques ou les artistes manifestent une expertise. Il n’est pas nécessaire que la masse dispose de la connaissance et de l’habilité nécessaire pour mener les investigations précises ; ce qui est requis est qu’elle ait l’aptitude de juger la portée de la connaissance fournie par d’autres sur les préoccupations communes. »[16]

Ainsi, l’éducation civique et la promotion de l’esprit critique sont des conditions essentielles pour que le public puisse développer pleinement sa faculté de juger. Or, le faible niveau de connaissances des citoyens ordinaires est souvent évoqué pour justifier le pouvoir accru des professionnels qui auraient une connaissance privilégiée de certaines questions ; ils transforment ainsi leur expertise en expertocratie. Paradoxalement, le manque de connaissance du public qui l’amène à faire des jugements incohérents ou erronés, à s’enfoncer dans l’opinion au mauvais sens du terme, apparaît comme la cause du problème et une raison qui justifie qu’on l’écarte des lieux de décision, alors que son ignorance est en fait la conséquence d’une confiscation du savoir et d’un manque flagrant de transparence. « Indubitablement, le grand problème actuel est que les données pour former un bon jugement font défaut ; et aucune faculté innée de l’esprit ne peut pallier l’absence des faits. Tant que le secret, le préjugé, la partialité, les faux rapports et la propagande ne seront pas remplacés par l’enquête et la publicité, nous n’aurons aucun moyen de savoir combien l’intelligence existante des masses pourrait être apte au jugement de politique sociale. »[17]

C’est pourquoi Dewey s’oppose fondamentalement à l’expertocratie et à la concentration du pouvoir dans les mains de quelques uns, y compris une classe spécialisée de politiciens et de gestionnaires professionnels. « Tout gouvernement par les experts dans lequel les masses n’ont pas la possibilité d’informer les experts sur leurs besoins ne peut être autre chose qu’une oligarchie administrée en vue des intérêts de quelques uns. Et l’information éclairée doit se faire d’une manière qui contraigne les spécialistes administratifs à prendre en compte les besoins. Le monde a plus souffert des chefs et des autorités que des masses. »[18] Or, l’emprise de l’expertocratie qui affecte actuellement les démocraties libérales des sociétés capitalistes avancées (dont le gouvernement Harper et Couillard représentent de tristes exemples) découle-t-elle d’élites politiques autoritaires, de la puissance des industries extractives et de la haute finance? Bien que ces facteurs ne doivent pas être négligés, le fossé entre gouvernants et gouvernés est aggravé par la nature même du régime représentatif, comme le démontre admirablement le sociologue Claus Offe dans son analyse de l’aliénation temporelle, sociale et épistémique des citoyens ordinaires qui se retrouvent toujours plus éloignés de leurs soi-disant « représentants ».

« En premier lieu, l’aliénation politique dans le temps résulte de la tension existant entre élections et décisions. Le mandat que les électeurs accordent au corps législatif s’étend sur une longue période pendant laquelle seront prises des décisions dont la nature et le contenu sont tout à fait inconnus au moment du vote, et sur lesquelles, par conséquent, les électeurs n’auront aucun contrôle ; ce problème est accentué par le « déficit de mémoire collective » qui résulte de l’action des médias et des stratégies de communication. En deuxième lieu, la dimension sociale du mécanisme d’aliénation est l’effet de ce qui peut apparaître comme un paradoxe : au fur et à mesure que la participation politique s’étend à des catégories plus larges et plus hétérogènes de la population, la classe politique des législateurs professionnels et des hauts fonctionnaires devient homogène du point de vue de sa formation et de son origine sociale, créant ainsi un hiatus croissant entre les citoyens et les politiciens. Enfin, et en relation étroite avec les deux modalités précédentes de l’aliénation, il se crée également une distance croissante entre le savoir, les valeurs et l’expérience quotidienne des citoyens ordinaires d’une part, et l’expertise des politiciens professionnels d’autre part. Ces divers aspects de l’aliénation politique peuvent engendrer deux effets aussi probables l’un que l’autre. Soit un comportement opportuniste et à courte vue des élites politiques qui ne se sentent plus obligées de se soumettre à des critères de rationalité politique et de responsabilité suffisamment exigeante. Soit une « déqualification » morale et politique de l’électorat et la diffusion d’attitudes cyniques à l’égard de la chose publique et de l’idée du bien public. Il n’est pas difficile de se rendre compte que ces deux effets, celui qui affecte l’élite et celui qui affecte les masses, sont susceptibles de se renforcer mutuellement.[19]

Du gouvernement représentatif à la démocratie intégrale

Ainsi, la démocratie ne saurait être identifiée au gouvernement représentatif, lequel favorise en plus la séparation entre les citoyens et les élites. Le pragmatisme de Dewey, qui ne se limite pas à une théorie de la connaissance et de l’action, repose fondamentalement sur une philosophie de la participation[20]. Pour lui, la démocratie n’est pas d’abord une « forme de gouvernement », mais une idée sociale beaucoup plus générale. « L’idée de démocratie est une idée plus large et plus complète que ce dont un État peut donner l’exemple, même dans le meilleur des cas. Pour être réalisée, cette idée doit affecter tous les modes d’association humaine : la famille, l’école, l’usine, la religion. »[21] L’idée maîtresse de cette démocratie est celle de la participation, car elle consiste pour l’individu « dans le fait de prendre part de manière responsable, en fonction de ses capacités, à la formation et à la direction des activités du groupe auquel il appartient, et à participer en fonction de ses besoins aux valeurs que le groupe défend. Pour les groupes, elle exige la libération des potentialités des membres d’un groupe en harmonie avec les intérêts et les biens communs. »[22]

Cette définition assez générale et exigeante de la démocratie, qui ne repose pas d’abord la représentation ou la séparation entre gouvernants et gouvernés, mais sur la participation de chacun aux décisions collectives qui affectent sa vie en tant qu’individu ou membre d’une communauté, met en relief ce que nous pourrions appeler l’idée d’une « démocratie intégrale », devant s’accomplir dans toutes les sphères de la vie sociale, politique, économique, culturelle, associative, etc. Cette idée n’est pas descriptive, mais normative, elle renvoie à un idéal régulateur qui devrait servir de perspective critique pour juger la qualité démocratique de nos institutions. « Considérée comme une idée, la démocratie n’est pas une alternative à d’autres principes de vie en association. Elle est l’idée de la communauté elle-même. Elle est un idéal au sens intelligible du terme ; à savoir, la tendance et le mouvement d’une chose existante menée jusqu’à sa limite finale, considérée comme rendue complète, parfaite. Puisque les faits n’atteignent jamais un tel degré d’accomplissement, mais sont, dans la réalité, détournés et sujets à interférences, la démocratie en ce sens n’est pas un fait et n’en sera jamais un. »[23]

Ainsi, la démocratie intégrale est bel et bien une démocratie inachevée, laquelle doit se poursuivre au-delà des formes institutionnelles contingentes qu’elle a pu revêtir au fil de l’histoire. Il ne s’agit pas pour autant d’opposer une conception essentialiste de la démocratie directe qui serait incompatible avec le principe même de l’État, à la manière des anarchistes, mais de soumettre les institutions politiques à un examen scrupuleux afin d’éviter qu’elles ne deviennent des instruments de domination. Comme le Thomas Jeffersion, le prix de la liberté est la vigilance éternelle. « Par sa nature même, l’État est quelque chose qui doit toujours être scruté, examiné, cherché. Presque aussitôt que sa forme est établie, il a besoin d’être refait. […] Et comme les conditions d’action, d’enquête et de connaissance sont sans cesse changeantes, l’expérimentation doit toujours être reprise ; l’État doit toujours être redécouvert. »[24] Or, sans entrer ici dans les considérations complexes de la démocratie économique, à quoi ressemblerait un État réellement démocratique?

La démocratie intégrale n’implique pas le rejet de la représentation politique comme telle, car celle-ci est nécessaire pour assurer le bon fonctionnement des institutions publiques à différentes échelles. Mais elle est incompatible avec le modèle du « gouvernement représentatif » tel que décrit par Bernard Manin, qui consacre la séparation institutionnelle du pouvoir décisionnel entre les gouvernants et les gouvernés, et l’asymétrie épistémique entre les savoirs professionnels légitimes et les savoirs d’usage des citoyens ordinaires. Comme le rappelle Aristote, la liberté politique repose sur l’égalité des citoyens, lesquels sont appelés à être tour à tour gouvernants et gouvernés. Cela suppose une égalité de compétences, une égalité épistémique des membres du public, une égalité de n’importe qui à juger des affaires publiques. « Voici les traits caractéristiques du régime populaire : choix de tous les magistrats parmi tous les citoyens; gouvernement de chacun par tous et de tous par chacun à tour de rôle; tirage au sort des magistratures, soit de toutes celles qui ne demandent ni expérience ni savoir; magistratures ne dépendant d'aucun cens ou d'un cens très petit; impossibilité pour un citoyen d'exercer, en dehors des fonctions militaires, deux fois la même magistrature, ou seulement un petit nombre de fois et pour un petit nombre de magistratures; courte durée des magistratures, soit toutes, soit toutes celles pour lesquelles c'est possible; fonctions judiciaires ouvertes à tous, tous jugent de tout, ou des causes les plus nombreuses (...); souveraineté de l'assemblée dans tous les domaines. »[25]

Cette conception de la démocratie comme égale capacité pour tous de participer de manière significative aux décisions collectives et égal accès aux charges publiques remet donc en question le monopole du « mandat représentatif » comme principale forme de délégation du pouvoir politique, mais elle ne se réduit pas pour autant à l’absolutisation du « mandat impératif » à tous les niveaux. La démocratie intégrale désigne un régime politique hybride, qui articule la représentation avec des procédures de démocratie directe et semi-directe. « Cette perspective conceptualise ainsi l’émergence embryonnaire d’un quatrième pouvoir, celui des citoyens lorsqu’ils participent à la prise de décision, directement (en assemblée générale ou à travers des référendums), à travers des petits groupes tirés au sort (jurys berlinois), ou à travers des délégués étroitement contrôlés (budgets participatifs, structures de développement communautaire) – plutôt que de s’en remettre à des représentants classiques. Ce quatrième pouvoir viendrait s’articuler aux trois pouvoirs classiques (le législatif, l’exécutif et le judiciaire), aboutissant à une forme mixte. » Dans cette optique, l’institutionnalisation de la « participation » est loin de correspondre à chaque fois à l’émergence d’une [démocratie intégrale], mais elle doit dans certains cas être analysée à l’aide de cette notion. »[26]

Conclusion

Pour conclure, John Dewey rejette l’expertocratie au profit d’une conception forte de la démocratie basée sur la participation citoyenne, laquelle présuppose une grande liberté de parole et d’expression pour favoriser la communication, l’enquête publique et la formation rationnelle de l’opinion publique. Le soubassement épistémologique de la démocratie repose sur l’expression des savoirs d’usage des habitants qui doivent servir de guide à l’élaboration des lois et règlements, et garantir que les institutions et l’action publique restent au service de l’intérêt général. Pour que l’autorité publique ne devienne pas une puissance séparée et contrôlée par une minorité d’experts dotés d’un savoir spécialisé, il faut impérativement renforcer l’autorité du public sur les institutions par la transparence, la reddition de comptes, la participation citoyenne et la délibération, lesquels permettent d’intégrer les savoirs d’usage des individus et d’affiner leur jugement sur les décisions collectives.

Ces conditions sont loin d’être remplies, et c’est pourquoi nous ne serions nous contenter de la forme actuelle des démocraties libérales qui reposent essentiellement sur l’idée des libertés formelles. « La croyance que la pensée et sa communication sont désormais libres du simple fait que les restrictions légales qui prévalaient dans le passé ont été supprimées, est absurde. Le fait que cette croyance soit répandue perpétue l’infantilisme de la connaissance sociale, en empêchant la reconnaissance claire de notre besoin central ; à savoir disposer de conceptions utilisées comme des outils d’enquête maîtrisés, des conceptions mises à l’épreuve, rectifiées et susceptibles de mûrir dans l’usage réel. »[27]

Ainsi, il nous faut réhabiliter la conception positive de la liberté des Anciens en dépassant la liberté négative des Modernes que Benjamin Constant illustrait de la manière suivante. « Le but des anciens était le partage du pouvoir social entre tous les citoyens d’une même patrie : c’était là ce qu’ils nommaient liberté. Le but des modernes est la sécurité dans les jouissances privées ; et ils nomment liberté les garanties accordées par les institutions à ces jouissances. »[28] Dewey préconise l’émergence d’une démocratie délibérative, participative, active, inclusive et directe, bref une démocratie intégrale, à titre de boussole de l’émancipation humaine. Celle-ci ne saurait être suivre un plan prédéterminé, car elle repose sur une expérimentation collective qui permettra au public, via son expérience pratique des problèmes vécus et des luttes sociales, d’inventer de nouvelles institutions chemin faisant.

« Aucun homme ni aucun esprit n’ont jamais été émancipés par le simple fait d’être laissé en paix. La suppression des limitations formelles n’est qu’une condition négative ; la liberté positive n’est pas un état, mais un acte qui implique des méthodes et des moyens instrumentaux pour contrôler les conditions. Parfois, l’expérience montre que la conscience d’une oppression extérieure, comme une censure, agit comme un défi, fait surgir de l’énergie intellectuelle et suscite du courage. Mais la croyance en une liberté intellectuelle là où elle n’existe pas ne fait qu’inciter à se satisfaire d'un esclavage virtuel, de négligence, de superficialité, et d'un recours aux sensations en guise de substitut à des idées ; voilà les traits particuliers de notre état présent quant à la connaissance sociale. »[29] Comme le soulignait Rosa Luxemburg, « ceux qui ne bougent pas ne sentent pas leurs chaînes ».

[1] John Dewey, Le public et ses problèmes, Gallimard, Paris, 2005, p.91-92
[2] Ibid., p.95-97
[3] Ibid., p.216-217
[4] Ibid., p.310
[5] Breviglieri, M. « L’horizon du ne plus habiter et l’absence de maintien de soi en public », in Cefaï D., Joseph I. (dir.), L’Héritage du pragmatisme. Conflits d’urbanité et épreuves de civisme, La Tour d’Aigues, Éd. de l’Aube, 2002, p.319-336.
[6] L. Damay, Construire le politique au cœur de l’action publique participative. Une analyse du budget participatif de la ville de Mons, Thèse de sciences politiques et sociales, Université de Saint-Louis, 2009, p.298
[7] Ibid., p.229-230
[8] Ibid., p.223
[10] Ibid., p.308-209
[11] Ibid., p.241
[11] Ibid., p.247
[12] Ibid., p.248-250
[13] Ibid., p.264
[14] Ibid., p.274-277
[15] Ibid., p.309-310
[16] Ibid., p.311
[17] Ibid., p.312
[18] Ibid., p.311
[19] Claus Offe, Ulrich Preuβ, « Les institutions démocratiques peuvent-elles faire un usage « efficace » des ressources morales ? », dans Claus Offe, Les démocraties modernes à l’épreuve, L’Harmattan, Paris, 1997, p.223-224
[20] J. Zask, Participer : essai sur les formes démocratiques de la participation, Le Bord de l'eau, Paris, 2011
[21] Le public et ses problèmes, p.237
[22] Ibid., p.238
[23] Ibid., p.243
[24] Ibid., p.113,115
[25] Aristote, Politiques, VI, 2, 1317a. Traduction Pellegrin, 1990
[26] Marie-Hélène Bacqué, Henri Rey, Yves Sintomer, « La démocratie participative, un nouveau paradigme de l’action publique ? », dans Démocratie participative et gestion de proximité. Une perspective comparative, La Découverte, Paris, 2005, p.37
[27] Le public et ses problèmes, p.265
[28] Benjamin Constant, De la liberté des Anciens comparée à celle des Modernes, Discours prononcé à l’Athénée royal de Paris, 1819. http://fr.wikipedia.org/wiki/De_la_libert%C3%A9_des_Anciens_compar%C3%A9e_%C3%A0_celle_des_Modernes
[29] Ibid., p.265-266

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