Quelques thèmes sur la question régionale


 Prolégomènes à l’étude de l’espace québécois

La gauche québécoise, dans sa phase actuelle de reconstruction historique, est essentiellement montréalaise. Elle s’érige solidement au cœur de la métropole, dans les quartiers centraux comme Rosemont-La Petite-Partie, Le Plateau-Mont-Royal, Ville-Marie, Le Sud-Ouest, Mercier-Hochelaga-Maisonneuve et Villeray. Elle existe certainement dans l’ensemble des régions du Québec, mais elle demeure largement minoritaire, voire négligeable dans l’espace public. Autrement dit, la gauche ne représente pas encore une force politique à l’extérieur d’un périmètre de 50 km2.

De manière schématique, voici une analyse de François Cardinal qui dresse « le portrait électoral de la grande région de Montréal. Il observe trois grandes solitudes : d'abord le coeur orange, détenu par Québec solidaire. Il s'agit d'un noyau majoritairement représenté par une population « bo-bo et grano ». Ensuite, il y a les îles rouges qui rassemblent le reste de Montréal et de Laval. Ce territoire est représenté par une population majoritairement anglophone et allophone. Enfin, il y a la couronne bleue qui comprend des électeurs qui votent pour le Parti québécois et la Coalition avenir Québec. C'est là où l'on trouve les voitures et les maisons unifamiliales. »[1]

Pourquoi existe-t-il un tel fossé entre le « centre » et la « périphérie », la « ville » et les « régions » ? Cela tient-il à des facteurs économiques, institutionnels, culturels ou idéologiques ? La gauche est-elle condamnée à rester un phénomène essentiellement urbain, les régions continuant à être arrimées à la défense du statu quo ? Comment dépasser l’écart grandissant entre les nouvelles pratiques sociales et les habitudes du sens commun ?

Nous employons l’expression « question régionale » pour désigner l’ensemble des problèmes liés à l’articulation idéologique et stratégique de la question nationale et sociale par le biais du rapport géopolitique entre le centre et la périphérie. La question régionale permet d’inscrire le problème de l’unité populaire dans une perspective spatiale, en dégageant les divergences et alliances potentielles entre divers groupes sociaux distribués inégalement sur le territoire québécois. Cette approche permet de compléter l’analyse de classes d’inspiration marxiste par une réflexion plus générale sur le devenir de la culture populaire, qui est elle-même étroitement liée à l’espace perçu, conçu et vécu.

L’analyse qui suit se présente sous la forme de prolégomènes, c’est-à-dire comme une longue introduction à un ouvrage éventuel, ou un ensemble de notions préliminaires à une science à venir. La question régionale constitue un chantier théorique (philosophique, historique, sociologique et politique) qui vise à aiguiser la compréhension des dynamiques sociales et spatiales à l’œuvre dans le Québec du XXIe siècle. Elle vise à repenser le projet de libération nationale et d’émancipation sociale à l’aune d’un matérialisme spatial qui prend sérieusement en compte les plus récentes transformations historiques. Pour le meilleur et pour le pire, le visage de la société québécoise, de la culture nationale et de l’espace dans laquelle elle prend forme aujourd’hui ne ressemble plus à la formation sociohistorique qui a engendré la Révolution tranquille.

Les cinq dimensions du matérialisme spatial

Avant d’entrer plus profondément dans l’analyse sociologique, commençons par un exemple de la vie quotidienne qui permet d’exprimer la distance qui sépare différents groupes sociaux, comme les intellectuels urbains et les classes moyennes des banlieues. En revenant d’un séjour d’étude de six mois en France, le choc culturel ne s’est pas d’abord exprimé par l’usage singulier de la langue, les mentalités ou les mœurs qui distinguent si souvent les Québécois des Français. La pleine conscience de la différence culturelle s’est surtout manifestée par le rapport concret à l’espace habité ; j’ai été moins frappé par la différence entre le 11e arrondissement de Paris et mon quartier Rosemont que par le fossé qui sépare Montréal et la municipalité de Mirabel, où réside ma mère.

L’expérience de la société s’éprouve à l’intérieur d’un espace complexe de visibilité où nous rencontrons autrui, que ce soit par le biais de lieux physiques ou de la sphère médiatique. L’espace public, qu’il soit concret ou abstrait, réel ou virtuel, est ce qui relie notre existence au monde extérieur, notre vie privée à l’ensemble des rapports sociaux qui constituent notre identité personnelle et collective. La conscience sociale, politique et culturelle se manifeste notamment par nos activités quotidiennes, qui prennent part dans différents lieux significatifs comme la maison, le travail, le café, le cinéma, et la circulation entre ces espaces segmentés s’effectue toujours sous un certain mode (marche, vélo, automobile, autobus) qui donne une tonalité affective à l’environnement naturel et social. Le rapport concret à l’espace peut être analysé par cinq principales dimensions.

La première différence marquante entre Paris et Montréal renvoie à la densité, la première ville étant environ cinq fois plus dense (21 347 hab./km) que la seconde (4 518 hab./km). Le degré de concentration de la population sur un territoire influence notre perception des distances, nos modes de transports, notre rythme de déplacement, bref notre mobilité au sein de la société. Cette première dimension, l’espace formel, représente le contenant géométrique et abstrait dans lequel s’inscrit tout phénomène naturel. Par comparaison, la densité du quartier Rosemont (9308 hab./km2) est 100 fois plus élevée que celle de Mirabel (95 hab./km2).

La deuxième dimension, l’espace matériel, inclut les écosystèmes, le milieu physique, les infrastructures comme les routes et les ponts, le cadre bâti, etc. Cet espace matériel rassemble les conditions d’existence de la vie humaine (terre, ressources naturelles, eau, énergie, logement). Il structure notre rapport technique au monde extérieur et représente une interface entre la nature et le système de production. Il s’agit en quelque sorte d’un système socio-technique qui regroupe divers éléments objectifs qui permettent de caractériser la matérialité d’un lieu ou d’une ville : réseaux de transports, architecture, monuments, espaces publics, parcs, etc.

La troisième dimension, l’espace habité, correspond au monde vécu, aux activités et déplacements qui structurent la vie quotidienne. Le fait de se déplacer tous les jours en voiture, en vélo ou en métro, d’être handicapé ou en bonne forme physique, d’habiter dans une métropole ou une petite municipalité de région, d’être coincé dans le trafic ou de pouvoir respirer l’air frais d’un parc, de vivre à proximité du travail ou de faire régulièrement des aller-retour entre deux villes éloignées, tout cela détermine les rapports complexe entre notre corps et le monde, notre représentation symbolique de la société dans laquelle nous nous mouvons. L’espace habité est une sorte d’interface sensible entre la culture et la nature, le langage et l’environnement. Il a pour synonyme le milieu, l’être familier qui nous entoure et définit en quelque sorte une extension de notre individualité dans l’espace social, ou encore un prolongement du monde extérieur dans notre vie intérieure.

La quatrième dimension, l’espace économique, renvoie au système complexe de production, d’échange et de consommation, à la division technique et géographique du travail social, à l’ensemble des activités humaines qui servent à créer et satisfaire des besoins ou des désirs. La théorie marxiste a particulièrement insisté sur le rôle de cette infrastructure dans la détermination des institutions et modes de pensées. Ainsi, « ce n’est donc pas la conscience des hommes qui détermine leur être ; c’est, inversement, leur être social qui détermine leur conscience. »[2] Or, les rapports sociaux ne sont pas uniquement déterminés par l’économie, car celle-ci est toujours et déjà liée à un espace qui structure les rapports de production, qu’il s’agisse de l’« espace des lieux » ou de l’« espace des flux » selon l’expression du sociologue Manuel Castells. L’espace des flux acquiert une prépondérance accrue à l’époque de la société informationnelle, même si la financiarisation du capitalisme, la globalisation néolibérale et la circulation accrue des échanges virtuels n’efface pas pour autant les lieux concrets où habitent les individus.

« Les gens vivent donc encore en des lieux. Cependant, comme dans nos sociétés les fonctions et le pouvoir s’organisent dans l’espace des flux, la domination structurelle de sa logique modifie fondamentalement le sens et la dynamique de ces lieux. Ancrée en des lieux, l’expérience vécue se retrouve coupée du pouvoir, et le sens toujours plus séparé du savoir (…) La tendance dominante débouche sur un espace de flux en réseaux, hors de l’histoire, qui entend bien imposer sa logique à des lieux éparpillés et segmentés, de moins en moins raccordés les uns aux autres, de moins en moins capables de partager des codes culturels. »[3]

La quatrième dimension, celle de l’espace politique, correspond à l’ensemble des institutions, frontières administratives, normes et dispositifs de contrôle qui visent à quadriller l’espace social selon une logique territoriale. Le pouvoir politique est évidemment toujours plus décentré, que ce soit de manière verticale (la souveraineté nationale étant écartelée par les institutions supranationales et infranationales), ou de manière horizontale (où l’État perd le monopole de l’action publique au profit de partenariats souples avec des entreprises privées et organisations de la société civile). Mais il n’en demeure pas moins que l’espace politique structure ou diffracte les processus socio-économiques qu’ils tente de maîtriser afin de veiller à ses prérogatives, soit le maintien de l’ordre social par la distribution de la richesse et des programmes sociaux et/ou la propagande, la sécurité et la répression policière.

Enfin, la cinquième dimension renvoie à l’espace culturel, c’est-à-dire l’ensemble des représentations symboliques, l’imaginaire collectif, les multiples mœurs, modes de vie, de sentir et de penser, les innombrables pratiques et croyances largement répandues qui sont préservées, accumulées et transformées par le lent mouvement de l’histoire. Cet espace peut être analysé de diverses manières, comme un mode de reproduction culturel-symbolique de la société (Michel Freitag), une dialectique de la culture première et la culture seconde (Fernand Dumont), ou encore « un réservoir d’évidences ou de convictions demeurées intactes, de modèles d’interprétations culturellement transmis et organisés dans le langage » (Habermas). Si l’espace culturel renvoie au temps long des processus historiques, il peut néanmoins subir des mutations rapides en fonction du jeu des dimensions matérielles, économiques et politiques, renouant ainsi avec les principales caractéristiques du matérialisme historique.

Il faut néanmoins éviter le piège mécaniciste qui réduit l’espace culturel à un simple épiphénomène du mode de production, ou conçoit l’articulation des cinq dimensions de manière hiérarchique. Cette interprétation réductionniste repose sur une conception linéaire de la causalité qui ignore les dynamiques sociales multi-niveaux et l’influence des forces idéelles sur le monde matériel. Par exemple, la culture structure à la fois le monde vécu, la sphère économique et institutionnelle, et par là même les activités humaines qui configurent le rapport entre la société et l’environnement. L’histoire modèle les conditions objectives de la société et son inscription corporelle, et donc les conditions d’existence de la vie humaine et des écosystèmes.

La fracture géographique de la société québécoise

Pour agir politiquement afin de transformer les rapports sociaux, il est crucial de développer une conscience spatiale dans laquelle nous pouvons éclairer à nouveaux frais les antagonismes et les divisions culturelles qui assaillent la société à une période historique déterminée. Dans un précédent article portant sur le Big Shift et la question canadienne, il était question de nouvelles identités collectives et l’émergence d’un antagonisme géographique opposant les strivers et les creatives. Ces catégories sociales floues représentent des marqueurs idéologiques, des idéaux-types sur lesquels s’appuient les conservateurs pour élaborer leur discours et leur stratégie politique. Les premiers désignent les classes moyennes qui travaillent durement pour obtenir une réussite sociale et une sécurité matérielle, tandis que les seconds s’intéressent davantage aux activités culturelles, écologiques et citoyennes. La division sociale entre classes moyennes et créatifs culturels s’exprime par une différenciation spatiale marquée, où chaque groupe se concentre par la recherche des lieux qui lui ressemblent. L’instrumentalisation de cette ségrégation culturelle par les conservateurs permet de former un nouveau bloc social-historique entre l’Ouest canadien et les banlieues de Toronto au détriment des anciennes « élites laurentiennes », isolées dans le centre-ville des grandes villes de l’Est. Or, ce phénomène n’est pas propre au Canada anglais, car la même grande division se retrouve au cœur de la société québécoise.

Ainsi, nous pouvons observer une fracture très visible sur le plan électoral si nous comparons des quartiers centraux comme le Plateau-Mont-Royal et Rosemont (bastion de Projet Montréal et Québec solidaire) avec les autres municipalités de la grande région de Montréal (qui votent majoritairement à droite). Cette division s’exprime même sur le plan culturel, identitaire et linguistique, les tenants du nationalisme conservateur insistant sur un fossé croissant prenant pour symbole le « franglais ». Il faut citer ici une analyse de Mathieu Bock-Côté et considérer celle-ci en faisant abstraction de sa posture moraliste et simplificatrice, afin de dégager les représentations collectives largement répandues qui méritent d’être prises en compte dans l’analyse de la question régionale.

« Le franglais a toujours existé au Québec. Mais alors qu’il s’agissait d’une marque de pauvreté culturelle et économique, il est désormais revendiqué, fièrement assumé, comme un signe de sophistication identitaire. Le franglais est en train de devenir le raffinement des colonisés et gagne sa place dans la chanson, comme en témoigne le succès tout à fait symptomatique d’un groupe comme Dead Obies. Les colonisés: on aurait préféré garder ce terme au musée de l’aliénation québécoise. Il redevient toutefois pertinent. Il ne désigne plus des Elvis Gratton à l’ancienne.  Mais des gens comme il faut, qui se prennent plus souvent pour la crème de la jeunesse mondialisée, et qui ont décidé de parler français et anglais dans la même phrase pour nous le faire savoir. En franglisant, ils croient envoyer un signal: nous sommes cosmopolites.

Peut-être est-ce le fait de la séparation culturelle entre Montréal et le Québec. La première se pose comme société distincte contre le second. La démographie joue aussi son rôle: à Montréal, les immigrants s’intègrent moins au français que les Québécois au franglais. C’est le dialecte de la métropole. Avant-hier, de passage à Rosemont, j’avais l’impression de me retrouver en même temps à Montréal et au Québec. C’est un sentiment de plus en plus rare sur l’île, je le crains. Ce joual guindé trouve évidemment ses défenseurs. On nous chante la liberté créatrice des artistes, en oubliant que la création artistique n’est pas strictement individuelle. Elle s’alimente d’une culture, et elle l’alimente en retour. Mais c’est le point d’aboutissement d’un individualisme extrême qui frise l’autisme culturel: on invente finalement sa propre langue comme si chacun pouvait accoucher d’un idiome à usage personnel. »[4]

Cette séparation entre Montréal et les régions constitue un pôle de gravité structurant les rivalités, les frustrations populaires et les chauvinismes qui affectent l’ensemble de la société québécoise. Il ne s’agit pas ici d’accuser le snobisme de la métropole culturelle (symbolisé par la clique du Plateau) ou le conservatisme des régions (représenté par les radio-poubelles), mais de prendre au sérieux ce « racisme géographique », cet ensemble de préjugés sociaux relatifs au lieu de résidence, qui empêche l’émergence d’une réelle unité nationale ou d’une conscience sociale partagée. L’espace médiatique en décrépitude, les tensions économiques et politiques entre la métropole et la périphérie, la concentration inégale des centres culturels et des poches de pauvreté, bref le développement inégal et combiné du Québec alimente non seulement la fragmentation territoriale de la société, mais aussi l’éclatement des identités collectives qui ne trouvent plus un terrain commun sur lequel pourrait être fondé un projet politique.

Gramsci et le problème méridional

Pour repenser la question régionale et dégager des pistes d’action susceptibles de résoudre ce problème politique, il serait utile de mobiliser les penseurs critiques ayant réfléchis à ce genre de questions pratiques dans leur contexte national. Ce type de contradiction géographique et sociale fut analysé par le philosophe et homme politique Antonio Gramsci dans son dernier grand texte publié avant son arrestation et les Cahiers de prison. Dans Quelques thèmes sur la question méridionale, il analyse la lutte des classes de son époque à l’aune du contexte italien et du problème de la division entre le Nord industrialisé et le Sud agricole (Mezzogiorno). L’objectif consiste à développer une « alliance de classes » entre le prolétariat du Nord et les masses paysannes du Sud, contre les classes dominantes que sont la grande bourgeoisie et les propriétaires terriens.

« La bourgeoisie septentrionale a soumis l'Italie du Sud et les îles, et les a ravalées au rang de colonies d'exploitation ; le prolétariat du Nord, en s'émancipant lui-même de l'esclavage capitaliste, émancipera les masses paysannes méridionales asservies à la Banque et à l'industrialisme parasitaire du Nord. Ce n'est pas par un partage des terres incultes ou mal cultivées que l'on arrivera à la régénération économique et politique des paysans, mais par la solidarité avec le prolétariat industriel, lequel a besoin, de son côté, de la solidarité des paysans, et a intérêt à ce que le capitalisme ne renaisse pas, économiquement, de la propriété terrienne, et à ce que l'Italie du Midi et les îles ne deviennent pas une base militaire pour la contre-révolution capitaliste. »[5]

Or, cette solidarité des classes subalternes est minée par une division territoriale alimentée par la propagande conservatrice qui oppose le Nord et le Sud. « Le premier problème à résoudre, pour les communistes turinois, consistait à modifier la ligne politique et l'idéologie générale du prolétariat lui-même, en tant qu'élément national intégré à l'ensemble de la vie de l'État et subissant inconsciemment l'influence de l'école, de la presse, de la tradition bourgeoises. On sait quelle idéologie les propagandistes de la bourgeoisie ont répandue par capillarité dans les masses du Nord : le Midi est le boulet de plomb qui empêche l'Italie de faire de plus rapides progrès dans son développement matériel, les méridionaux sont biologiquement des êtres inférieurs, des semi-barbares, voire des barbares complets, c'est leur nature ; si le Midi est arriéré, la faute n'en incombe ni au système capitaliste, ni à n'importe quelle autre cause historique, mais à la Nature qui a créé les méridionaux paresseux, incapables, criminels, barbares, tempérant parfois cette marâtre condition par l'explosion purement individuelle de grands génies, pareils à de solitaires palmiers se dressant dans un stérile et aride désert. »

Cette rivalité entre le centre (Montréal) et la périphérie (les régions) structure en filigrane une bonne partie du discours médiatique de l’espace public québécois. Néanmoins, il faut encore étudier la composition sociale du « bloc régional » qui est loin d’être homogène. Regardons comment Gramsci analyse le Mezzogiorno de son temps : « La société méridionale est un grand bloc agraire constitué de trois couches sociales : la grande masse paysanne amorphe et inorganisée, les intellectuels de la petite et de la moyenne bourgeoisie rurale, les grands propriétaires fonciers et les grands intellectuels. Les paysans méridionaux sont en effervescence perpétuelle, mais, en tant que masse, ils sont incapables de donner une expression organique à leurs aspirations et à leurs besoins. La couche moyenne des intellectuels reçoit de la base paysanne les impulsions nécessaires à son activité politique et idéologique. Les grands propriétaires sur le plan politique, et les grands intellectuels sur le plan idéologique, sont ceux qui centralisent et dominent en dernière analyse tout cet ensemble de manifestations. »[6]

Évidemment, il ne faut pas plaquer mécaniquement l’analyse de classes de la société italienne des années 1920 sur la société québécoise du XXIe siècle. Le « prolétaire urbain montréalais » typique est moins un ouvrier industriel ou un travailleur manuel qu’un étudiant, un chômeur, un travailleur à temps partiel dans une économie des services, un créatif culturel précaire, bref un travailleur intellectuel qui se retrouve davantage dans la catégorie du « précariat »[7]. D’autre part, le résident moyen des régions n’est pas un paysan ; ni urbain ni agriculteur, il est souvent un employé du secteur public ou privé, un petit entrepreneur ou une personne retraitée, attaché au milieu où il est né, possédant une maison unifamiliale située dans une petite ville ou une banlieue. Bref, l’habitant est un paysan déraciné, mais qui ne se reconnaît pas non plus dans la société urbaine et cosmopolite, d’où le malaise identitaire qui se laisse facilement reprendre par la société de consommation et l’idéologie dominante des grands médias. Les habitants sont alors largement influencés par les « intellectuels conservateurs » comme Mathieu Bock-Côté et Éric Duhaime, qui articulent nationalisme identitaire et conservatisme fiscal dans un espace public centralisé, sans remettre en question le pouvoir des classes dominantes[8]. Ici, le terme « intellectuel » ne désigne pas forcément les grands penseurs ou les universitaires engagés, mais toute personnalité influente (journalistes, chroniqueurs, écrivains, personnalités médiatiques, etc.) qui élabore, transforme et diffuse des visions du monde cohérentes et partagées, bref des idéologies.

« Nous avons dit que le paysan méridional est lié au grand propriétaire terrien par l'intermédiaire de l'intellectuel. C'est là le type d'organisation le plus répandu dans tout le Midi continental et en Sicile. Il réalise un monstrueux bloc agraire qui, dans son ensemble, fait fonction d'intermédiaire et de contrôleur au service du capitalisme septentrional et des grandes banques. Son unique but est de maintenir le statu quo. On ne trouve en lui aucune lumière intellectuelle, aucun programme, aucun élan vers des améliorations et des progrès. […] Au-dessus du bloc agraire fonctionne dans le Midi un bloc intellectuel qui a pratiquement servi jusqu'ici à empêcher que les fissures du bloc agraire ne deviennent trop dangereuses et ne finissent par entraîner un effondrement. Les représentants de ce bloc intellectuel sont Giustino Fortunato et Benedetto Croce, qui, de ce fait, peuvent être considérés comme les réactionnaires les plus actifs de la Péninsule. »[9]

Les tâches historiques de la gauche québécoise

L’alliance stratégique entre le précariat urbain et les habitants des régions ne pourra donc avoir lieu sans la décomposition du bloc conservateur qui cimente les classes moyennes aux classes dominantes par l’intermédiaire de l’idéologie diffusée par les tribunes des médias de masse. « Le prolétariat détruira le bloc agraire méridional dans la mesure où il réussira, à travers son Parti, à organiser en formations autonomes et indépendantes des masses toujours plus importantes de paysans pauvres, mais il ne réussira plus ou moins efficacement dans cette tâche, qui lui est essentielle, que dans la mesure où il sera capable de désagréger le bloc intellectuel qui est l'armature, souple mais très résistante, du bloc agraire. »[10] Malheureusement, le parti de gauche Québec solidaire ne réussit pas pour l’instant à rassembler et à organiser les habitants des régions, sa zone d’influence se limitant principalement dans le centre-ville de Montréal qui représente le seul endroit où il réussit à aller chercher une masse critique.

Quelles sont les raisons de cet échec, et comment pourrait-on dépasser l’opposition idéologique entre les créatifs et les classes populaires ? Il serait illusoire d’attribuer le malheur de la gauche uniquement à l’hégémonie néolibérale et à la concentration médiatique qui la renforce, car les classes dominantes ne feront pas de cadeau aux forces progressistes et au peuple pour qu’il reprenne en main son autonomie et sa destinée. S’il faut défaire le carcan conservateur qui empêche les habitants de s’allier aux forces sociales et politiques qui lui sont réellement favorables, la gauche doit réfléchir sérieusement à son discours, s’adresser directement aux classes moyennes à partir de leur perspective, clarifier son projet de société, et repenser l’organisation pratique qui pourra forger une alliance pour libérer le peuple québécois de ses entraves. La gauche a donc besoin d’une grande réforme intellectuelle et morale qui lui permettra de fonder sa stratégie sur une nouvelle conception : 1) du sujet politique de la révolution (unité citoyenne-populaire) ; 2) de son projet politique (révolution solidaire) ; 3) de la méthode qui pourra dépasser la forme politique du parti (municipalisme participatif).

Trilogie à suivre.




[2] Karl Marx, Préface de la Contribution à la critique de l’économie politique, Éditions sociales, 1947, p.4
[3] Manuel Castells, La société en réseaux (T. 1 de L’ère de l’information), Fayard, 1998
[4] Mathieu Bock-Côté, Le franglais : le raffinement des colonisés, Le Journal de Montréal, 13 juillet 2014
[5] Antonio Gramsci, Quelques thèmes de la question méridionale, octobre 1926
[6] Antonio Gramsci, Quelques thèmes de la question méridionale, octobre 1926
[7] Voir les Nouveaux cahiers du socialisme, Du prolétariat au précariat. Le travail dans l’ombre du capitalisme contemporain, no.7, 2012. http://www.cahiersdusocialisme.org/2012/02/13/du-proletariat-au-precariat/
[8] Jonathan Durand Folco, Les deux visages de Janus : nationalisme identitaire et idéologie libertarienne, avril 2013 http://ekopolitica.blogspot.ca/2013/04/les-deux-visages-de-janus-nationalisme.html
[9] Antonio Gramsci, Quelques thèmes de la question méridionale, octobre 1926
[10] Antonio Gramsci, Quelques thèmes de la question méridionale, octobre 1926

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