De l’unité citoyenne-populaire


De la gauche citoyenne aux classes subalternes

Pour rassembler, la gauche doit aller au-delà d’elle-même, c’est-à-dire parler un langage qui n’est pas le sien afin d’intégrer ses idées émancipatrices dans un parler populaire. Cela n’implique pas de modérer son discours ou de mettre au rancart des réformes jugées trop radicales ; il s’agit de dire franchement qu’elles sont les contradictions fondamentales de la société que les gens ressentent dans leur vie quotidienne. Michel Chartrand avait cette éloquence du franc-parler qui dérangeait en disant la vérité, qui ne flattait pas les classes populaires dans le sens du poil, mais les invitaient à passer de l’indignation à l’action. Pour ce faire, la gauche doit se déprendre de codes linguistiques, de concepts abstraits qui ne résonnent plus dans l’inconscient collectif, sans pour autant abandonner les valeurs qui lui sont chères. Comment faire pour changer de peau sans se dénaturer ?

Tout d’abord, il faut réfléchir au destinataire du message. Pour Québec solidaire, ses deux principaux interlocuteurs sont les progressistes et les groupes subalternes. Il en va ainsi, car les membres du parti sont principalement issus des mouvements sociaux et du milieu communautaire. Québec solidaire a réussi, dans un contexte où la gauche était en état de mort cérébrale depuis les années 1980 et 1990, à reconstruire l’unité des forces progressistes et des mouvements citoyens dans une seule organisation politique à la fois plurielle et unifiée. Opposé au néolibéralisme du Manifeste des lucides, QS a construit le concept de solidarité par le « socialisme des nous » symbolisé par un cercle multicolore : nous progressistes, féministes, écologistes, pluralistes, indépendantistes, altermondialistes, pacifistes, syndicalistes, membres de la communauté LGBTQ, etc. Nous qualifierons de « forces citoyennes » les personnes éduquées, conscientisées, ouvertes sur le monde et la diversité, sensibles à l’environnement, militant pour une société meilleure, etc.

Les forces citoyennes sont principalement concentrées dans les quartiers centraux de Montréal, bien qu’elles se retrouvent à différents degrés sur l’ensemble du territoire québécois. Sur le plan socio-économique, ce groupe est principalement composé de personnes étudiantes, précaires, d’employées des milieux communautaire, syndical, journalistique, artistique, médiatique et académique, d’entrepreneurs sociaux, de chargés de projet et d’autres personnes qui peuvent être associées à la catégorie générale des « créatifs culturels ». Il s’agit en quelque sorte de la nouvelle « petite-bourgeoisie » montante, analogue à celle qui donna naissance à la Révolution tranquille lorsqu’elle prit le pouvoir à la suite du règne duplessiste. Sur le plan générationnel, il s’agit principalement des personnes nées dans les années 1980 et 1990 (génération Y), bien que les forces citoyennes se retrouvent également dans différents groupes d’âge, notamment les baby-boomers qui ont toujours gardé leur cœur et leur tête à gauche.

La principale différence avec le contexte effervescent de la Révolution tranquille, c’est que la pyramide des âges est inversée, de sorte que le poids démographique de la nouvelle génération est largement inférieur à celle des baby-boomers. De plus, la stagnation économique, la crise fiscale de l’État, la crise de la représentation politique, l’explosion des inégalités sociales, la surexploitation des ressources naturelles et les changements climatiques font en sorte que nous ne sommes plus dans un processus ascendant de modernisation ou de « rattrapage » ; nous n’avons pas insuffisamment, mais trop de développement. Or, il y a une contradiction générationnelle au sens où les institutions nécessaires pour amener les profonds changements que la société doit entreprendre le plus tôt possible pour relever les défis du XXIe siècle sont entravées par l’inertie d’une majorité populaire et vieillissante qui n’est visiblement pas conquise par la « vision » des nouvelles générations.

Si la gauche peut accuser les puissants intérêts privés et la convergence médiatique qui obstrue mécaniquement l’émergence des nouvelles idées, elle doit également comprendre qu’elle ne s’adresse pour l’instant qu’à elle-même. Elle se bat certes pour la majorité sociale, une majeure partie de la population étant salariée, mais la plupart des individus se trouvent au sein de « positions de classes contradictoires », c’est-à-dire qu’ils sont employés et partagent certains intérêts des couches populaires, tout en étant gestionnaires ou en position d’autorité en intégrant certains intérêts ou valeurs des groupes capitalistes. Autrement dit, la classe ouvrière est loin d’être unifiée, la désindustrialisation ayant fait place à une économie de services flexible et molécularisée (postfordisme). La solidarité de classe ne se trouve plus d’abord au sein de l’usine ou dans la contradiction capital/travail, mais dans une série de luttes opposant le capitalisme et l’environnement ou le milieu de vie, le système et le monde vécu. Le paradigme n’est plus celui de l’« exploitation », mais de la « dépossession » des biens communs (éducation, espace urbain, ressources naturelles, territoire, etc.). Les nouveaux mouvements sociaux contestataires, qu’ils soient étudiants, féministes, écologistes, citoyens, autochtones, etc., s’inscrivent justement dans cette dynamique.

Par ailleurs, l’échec des projets collectifs comme le communisme et la social-démocratie, ou encore l’indépendance nationale pour le contexte québécois, accélère la désillusion face aux grands récits de la modernité et la perte d’intérêt pour l’universel. Les luttes globales pour la redistribution de la gauche traditionnelle ou l’auto-détermination nationale du mouvement souverainiste font place à des luttes particularistes pour la reconnaissance. Ces « politiques de l’identité » se manifestent via le mouvement féministe, les théories queer, le post-structuralisme, les post-colonial studies, etc. Cette seconde vague, qui débuta dans les années 1980 et prit toute son ampleur dans le sillage du mouvement altermondialiste, est souvent associée à un anti-capitalisme de tendance libertaire. Mais ce discours s’adresse surtout aux franges citoyennes, académiques et militantes, et non aux classes moyennes et populaires desquelles elles se distinguent fortement sur le plan culturel.

Lorsqu’elle ne se confine pas à elle-même, la gauche citoyenne parle aux classes subalternes. Celles-ci se distinguent des classes moyennes et populaires au sens où elles sont majoritairement composées de « minorités », des groupes les plus opprimés. L’analyse intersectionnelle s’intéresse justement à l’articulation complexe des différentes formes de discrimination, que ce soit en termes de sexe, genre, race, ethnicité, âge, capacité physique, etc. Lorsqu’elle ne s’adresse pas à ces figures singulières, la gauche citoyenne emprunte le discours communautaire de la « lutte contre la pauvreté », prenant la défense des assistés sociaux, des démunis, des laissés-pour-compte, des « sans-parts », broyés par la violence de l’austérité, du discours néolibéral et conservateur qui stigmatise les plus vulnérables et les personnes considérées comme « anormales ».

L’idéal type du « travailleur blanc, mâle et automobiliste » n’apparaît pas dans ce schéma d’analyse critique, sinon comme un individu privilégié ou potentiellement oppresseur. Entendons-nous bien : il ne s’agit pas de réhabiliter un conservatisme rampant ou de tabler sur la critique de la « gauche libérale » à la Jean-Claude Michéa. Il importe de préserver les profondes avancées théoriques de l’analyse intersectionnelle et de tenir compte sérieusement des multiples formes d’oppression ; mais il est tout aussi important de remarquer tout ce que cette perspective exclut de son cadre théorique, et de regarder comment il est possible d’intégrer, au lieu d’opposer, les projets politiques à caractère universaliste aux diverses luttes contre des formes particulières de discrimination. Cette intégration des considérations citoyennes et populaires est essentielle sur le plan stratégique, car la gauche n’arrivera pas à élargir son influence en se rivant sur les particularismes, les forces éclairées et les groupes les plus opprimés, qui représentent pour l’instant le cœur de son projet d’émancipation. Si les forces vives du changement doivent être attentives aux formes subtiles de domination pour éviter d’en reproduire inconsciemment, elles doivent également éviter de perdre de vue une grande partie de la population qui ne se reconnaît pas d’emblée dans la catégorie de « minorité » ou de « pauvre », mais qui serait potentiellement sympathique à une réelle transformation sociale.

Cette conception s’inspire des plus récents travaux de la philosophe et sociologue Nancy Fraser[1], qui cherche à dépasser la « liaison dangereuse » entre gauche radicale et néolibéralisme par un discours critique qui associe une conception de la justice comme redistribution, reconnaissance et participation, tout en évitant les clivages stériles entre vieille gauche et nouvelles pensées critiques. Pour le dire autrement, nous n’avons pas à choisir entre socialisme et théorie queer, souveraineté nationale ou libération des peuples autochtones. L’important est de penser l’articulation de ces moments de la théorie critique, ainsi que les modalités pratiques d’une réelle intégration pour élaborer un projet émancipateur réellement populaire, c’est-à-dire allant au-delà de la phase « citoyenne » de la gauche actuelle.

Qu’est-ce qu’un peuple ?

Le terme « populaire » est évidemment une catégorie controversée. Elle désigne négativement un « peuple » qui n’est pas opposé à des minorités (religieuses ou autres), mais à une « élite ». Cette élite est composée de la caste des politiciens professionnels et de la grande bourgeoisie francophone, canadienne et internationale (structurellement intégrée au grand capital). Cette élite profite de sa position privilégiée dans le système politique et économique, que ce soit par la collusion, la corruption, des salaires gargantuesques votés par des conseils d’administration complaisants pour féliciter la « performance » du PDG de leur organisation privée ou publique. Cette élite se sert abondamment à même les fonds publics, les baisses d’impôts des grandes entreprises, les subventions aux industries extractives, la spéculation financière et immobilière, les paradis fiscaux, etc. Cette « caste »[2] favorise un capitalisme sauvage prenant la forme de l’austérité et de la destruction du territoire. « Il se forme une alliance de classes autour de l'extraction, entre les industriels de l'extraction et du transport, les financiers et l'élite politique, ces trois-là tirant leur prestige, leur richesse et leur pouvoir de cette économie. S'y rallient aussi les travailleurs de l'extraction, malgré la méfiance qu’ils ont à l’égard de leurs employeurs. Cette alliance n’est pas qu’une question d’intérêts économiques, c’est, plus largement, une vision du monde, de la nature, de l’histoire et de sa place comme société dans l’histoire qui devient entièrement teintée par une culture et une idéologie extractivistes. »[3]

Les forces citoyennes font évidemment partie du « peuple », car celui-ci correspond à la majorité sociale qui s’oppose au 1% de la caste dirigeante. Mais les créatifs culturels représentent une faible minorité sur le plan numérique, malgré son leadership moral et intellectuel qui se manifeste à travers différents projets concrets et espaces publics de proximité. Les « classes moyennes », majoritairement situées dans les banlieues et les régions non-urbaines, représentent en quelque sorte la force d’inertie de ce bloc social, actuellement attaché aux classes dominantes par l’idéologie individualiste et conservatrice qui nuit pourtant à ses intérêts matériels. De leur côté, les classes populaires sont en quelque sorte ces couches précaires et largement invisibles, situées quelque part entre une classe moyenne déclassée, des vestiges de la classe ouvrière et d’autres personnes plus ou moins conscientes qui ne s’identifient pas pour autant aux forces citoyennes ou aux groupes subalternes. C’est une catégorie intermédiaire et floue, qui inclut le devenir de la classe moyenne qui se disloque progressivement entre une couche privilégiée et une majorité endettée qui jouit d’un confort matériel relatif et soutenu artificiellement par le faible taux de chômage, le crédit et les derniers morceaux de l’État-providence.

Avec ce portrait sociologique primaire, il devient clair que l’objectif de la gauche est de former une unité entre les forces citoyennes et populaires contre l’élite dirigeante, la caste des financiers, banquiers et politiciens corrompus. Le discours conservateur, qu’il soit nationaliste ou libertarien, oppose la « clique du Plateau » aux régions, le Montréal cosmopolite et « bobo » aux « gens ordinaires ». Cette idéologie vise précisément à renforcer l’antagonisme entre les initiatives citoyennes et les groupes populaires, les acteurs du changement et la majorité sociale, pour éviter qu’elles ne se parlent directement et forgent une alliance contre les classes dominantes et les forces réactionnaires. Le but cette clique d’« intellectuels conservateurs », ou plutôt de ces chroniqueurs populistes qui assument pleinement leur rôle d’idéologues publics (Mario Dumont, Éric Duhaime, Mathieu Bock-Côté et compagnie), est d’empêcher par tous les moyens l’émergence du bloc historique qui pourra amener une réelle transformation de la société québécoise.

Il existe à l’heure actuelle deux sociétés dans le Québec : 1) l’une est issue de la Révolution tranquille, est encastrée dans la culture de consommation, et représente la majorité sur le plan démographique ; 2) l’autre est minoritaire mais influente sur le plan culturel, elle s’est déjà manifestée durant le printemps québécois et à travers d’autres initiatives visant à reconstruire l’espace public, l’économie et le bien commun sur les débris de la modernisation capitaliste, en annonçant un Nouveau monde qui hésite à naître. Mais ces « deux Québecs » sont pour l’instant opposés par la peur, un fossé culturel, les préjugés, et un moralisme qui sévit des deux côtés.

Pour dépasser cette opposition figée entre la culture première de la Révolution tranquille et la culture seconde de la nouvelle révolution à venir, il faut impérativement appuyer la seconde sur l’héritage de la première, l’ancrer dans une « culture populaire » actuellement mélangée par des éléments anciens et nouveaux, car en matière d’élaboration de « visions du monde », il n’y a pas de création ex nihilo. Toute réforme intellectuelle et morale, qui précède toujours la révolution politique et économique, doit savoir dénicher le nouveau dans les tréfonds d'un autrefois. La tâche historique de la gauche est de dépasser son identité politique actuelle, qui n’est pas essentielle mais relative à une phase déterminée de son processus de développement, pour embrasser une nouvelle forme symbolique, culturelle et pratique, qui permettra de faire bloc avec le peuple qu’elle cherche à rassembler.

Cette identité nouvelle ne peut naître d’une convergence synchronique, c’est-à-dire d’un rassemblement de particularismes sur une plateforme sans projet politique unitaire. Le « narcissisme du multiple », qui prit naissance en réaction au « dogmatisme de l’unité », doit lui-même être nié par l’articulation dialectique du particulier et de l’universel, qui ne peut émerger qu’à travers la formation d’une conception diachronique, une conscience historique. Autrement dit, il est plus explosif d’élaborer un projet politique à partir d’une étude attentive des classes populaires, d’une lecture renouvelée de la Révolution tranquille et d’une reprise critique de l’héritage intellectuel québécois (Fernand Dumont, Hubert Aquin, Gaston Miron, Marcel Rioux, Pierre Vadeboncoeur, etc.), qu’en essayant de former une plateforme électorale par une collection des revendications de la société civile, ou l’unité des multiples tendances de gauche actuelles qui ne sont pas capables d’aller au-delà d’elles-mêmes.

Autrement dit, l’objectif n’est pas de savoir comment élire un gouvernement solidaire, car celui-ci aura d’abord besoin d’un sujet politique, d’un peuple, pour l’amener au pouvoir. Le processus de formation de cette unité populaire doit devenir le centre d’attention de la gauche, et non sa propre stratégie partisane pour la conquête de l’État. Comme disait Rousseau : « un peuple, dit Grotius, peut se donner à un roi. Selon Grotius un peuple est donc un peuple avant de se donner à un roi. Ce don même est un acte civil, il suppose une délibération publique. Avant donc d’examiner l’acte par lequel un peuple élit un roi, il serait bon d’examiner l’acte par lequel un peuple est un peuple. Car cet acte étant nécessairement antérieur à l’autre est le vrai fondement de la société. »[4]

Ce peuple, une fois formé, constitue un corps politique qui incarne alors la souveraineté populaire. Si les forces citoyennes représentent en quelque sorte le « peuple actif », tandis que les classes populaires représentent la dimension passive, elles ne sont au fond que les deux faces d’une même médaille, les deux aspects d’un même processus historique. Autrement dit, si les citoyens et les gens ordinaires se distinguent « formellement », dans l’entendement ou à des stades déterminés de la dynamique sociale, ils constituent tout de même une « unité réelle » qui est la source du pouvoir constituant. « Cette personne publique, qui se forme ainsi par l'union de toutes les autres, prenait autrefois le nom de cité, et prend maintenant celui de république ou de corps politique, lequel est appelé par ses membres État quand il est passif, souverain quand il est actif, puissance en le comparant à ses semblables. À l'égard des associés, ils prennent collectivement le nom de peuple, et s'appellent en particulier citoyens, comme participant à l'autorité souveraine, et sujets, comme soumis aux lois de l'État. Mais ces termes se confondent souvent et se prennent l'un pour l'autre ; il suffit de les savoir distinguer quand ils sont employés dans toute leur précision. »[5]

Le problème de la polarisation

Toute cette analyse va à contre-courant de la tendance dominante qui pense la majorité sociale comme une loi de distribution normale (la fameuse courbe de Gauss en forme de cloche), comme si les gens ordinaires étaient au centre, les forces citoyennes à gauche et les riches à droite. La stratégie politique basée sur cette vision erronée de la réalité sociale consiste à créer une grande alliance de classes, une constellation gauche/droite basée sur la concertation entre syndicat et patronat, les classes populaires et la bourgeoisie, qui trouvent leur unité dans un grand projet national et/ou social-démocrate. Malheureusement, cette stratégie qui avait une signification dans le contexte spécifique de la Révolution tranquille n’a plus de sens aujourd’hui, car sur le temps long il s’agit plutôt d’une exception historique basée sur la vague des Trente Glorieuses. En effet, le compromis fordiste et l’État-providence permettait de partager les fruits de la croissance entre les entreprises et les classes moyennes, la grande bourgeoisie francophone était quasi-inexistante, et la petite-bourgeoisie montante (technocrates, politiciens, journalistes et intellectuels) étaient alors acquis aux idéaux du néo-nationalisme réformiste et avaient un souci relatif des classes moyennes et populaires. Aujourd’hui, la grande bourgeoisie québécoise, canadienne et internationale est complètement unifiée avec la caste des politiciens carriéristes, qui n’ont plus aucun scrupule à ignorer les lois et à bafouer les intérêts du peuple, si ce n’est qu’en brandissant le hochet  de la saine gestion des finances publiques et des « vraies affaires ».

La gauche ne pourra plus miser sur un large consensus social à la manière du nationalisme réformiste du début de la Révolution tranquille, car le rapport capital/travail est complètement renversé et le lien de confiance entre les citoyens et ses institutions est définitivement rompu. Si les forces progressistes ont réussi à s’allier au sein d’un même parti politique, l’heure est venue à l’élargissement au-delà du cadre partisan et militant. Le mot d’ordre doit être : « non pas unir la gauche, ni rassembler les forces souverainistes, mais fédérer le peuple ». Il faut donc couper l’herbe sous le pied de la droite et du populisme conservateur en développant un « populisme de gauche » anti-système et émancipateur. Il s’agit de s’adresser aux gens ordinaires, non seulement dans le discours, mais dans l’action, afin de former un bloc historique contre l’élite dirigeante. Cet antagonisme est celui qui pourra repositionner le sentiment d’affirmation nationale et populaire, non contre les minorités, les bobos, les jeunes fainéants, les artistes et les BS, mais contre les réels parasites de la société, la caste corrompue de la classe politique et des bandits à cravate.

Ce discours teinté par la « lutte des classes » peut sembler un peu trop agressif, mais il permet de canaliser les frustrations des classes moyennes et populaires vers les réels profiteurs du système, alors qu’elles sont actuellement gagnées par le discours de la droite et d’une extrême droite larvaire (des radio-poubelles). En fait, c’est la droite qui manipule fort habilement la lutte des classes, en opposant un « peuple » au « système », qu’elle identifie à la petite-bougeoisie bien-pensante, l’élite médiatique, le complot islamo-gauchiste, etc. Ce discours est terriblement efficace pour dénigrer systématiquement l’identité de la gauche et cimenter l’identité des classes populaires à la droite qui prétend défendre les « vrais travailleurs » et le « monde ordinaire ». Cette polarisation, qui fut exacerbée durant le printemps québécois et surtout à travers le débat sur la Charte des valeurs, consiste à accentuer les contradictions au sein du peuple, et amène de profondes divisions au sein de différents mouvements : féministe, souverainiste, etc.

Or, la réponse à cette « wedge politics » n’est pas de miser sur le bon consensus du modèle québécois (qui n’existe visiblement plus), mais de déplacer cet antagonisme vers l’extérieur du peuple, vers un bouc émissaire qui est objectivement responsable des inégalités, des tensions, de la destruction du bien commun : l’élite dirigeante. L’unité d’un « Nous » se forme toujours par opposition à un « eux », mais il serait pernicieux d’abandonner toute élaboration d’un « nous populaire » par réflexe progressiste, en laissant le champ libre à une droite conservatrice qui forme un « nous populiste » par opposition à la gauche.

Il ne s’agit pas de polariser inutilement, mais de constater que le discours consensuel ou le centre politique ne devient plus une option viable dans un monde sans croissance assiégé par les multinationales, l’industrie pétrolière et l’austérité. Sans être alarmiste, le contexte socioéconomique dans lequel devra se dérouler la nouvelle révolution québécoise sera précisément l’inverse de celui qui donna lieu à la Révolution tranquille ; non pas une phase d’expansion économique et de modernisation, mais une « crise systémique » alimentée par l’impératif de croissance illimitée et une modernisation destructrice qui mine les conditions d’existence de la vie humaine et des écosystèmes. Nous devons prendre sérieusement en compte l’avertissement de Walter Benjamin : « Marx avait dit que les révolutions sont la locomotive de l’histoire mondiale. Mais peut-être les choses se présentent-elles tout autrement. Il se peut que les révolutions soient l’acte, par lequel l’humanité qui voyage dans ce train, tire sur le frein d’urgence. »

Québec solidaire ferait ainsi une grave erreur d’essayer de se recentrer et de modérer son discours pour gagner le centre politique, car son image citoyenne lui collerait toujours à la peau et elle ne représenterait plus une alternative politique au système actuel, alors que la CAQ essaie encore de projeter ce rêve conforme à l’identité des masses populaires. Le populisme est à la mode, qu’on le veuille ou non, et il faut savoir en tirer parti pour relancer un projet d’émancipation rassembleur. Il ne faut pas donc pas se présenter comme un « parti apte à gouverner » (stratégie du bon gouvernement), mais comme l’unité populaire qui pourra enfin permettre au peuple de se gouverner lui-même.

Le discours de la lutte des classes est à l’ordre du jour, mais il doit être déplacé parce que le peuple ne s’identifie pas à la « gauche », qui est pour l’instant associée avec raison avec la défense de l’État, les forces citoyennes, la culture urbaine et les mouvements sociaux auxquels les classes populaires ne s’identifient pas. Il faut sortir du clivage stérile entre la gauche citoyenne et la droite conservatrice, par une nouvelle opposition entre « ceux d’en haut » (la caste dirigeante, l’élite économique et politique) et « ceux d’en bas » (le peuple, les classes moyennes, populaires et précaires). Cette stratégie discursive est celle de l’alternative Podemos en Espagne, où Pablo Iglesias, professeur en sciences politiques et spécialiste en communication, a réussi à l’introduire avec succès dans une crise d’austérité. Dans une entrevue à Mediapart, un journaliste demande au leader du mouvement comment il a réussi à tirer son épingle du jeu comparativement aux autres pays européens où l’extrême droite triomphe de la crise.

« Des reconfigurations de la gauche sont à l'œuvre en Espagne, sous l'effet de la crise. Quel regard portez-vous sur la situation française, où la gauche semble plus que jamais mal en point ?

L'axe fondamental pour appréhender la situation politique n'est plus l'axe gauche-droite. Je suis de gauche, mais l'échiquier politique a changé. Le déclic en Espagne a été le mouvement du « 15-M » (en référence au 15 mai 2011, date du surgissement des « Indignés »). L'alternative se définit désormais entre la démocratie et l'oligarchie, entre ceux d'en haut et ceux d'en bas, entre une caste de privilégiés qui a accès aux ressources du pouvoir et une majorité sociale. L'enjeu, pour nous, c'est de convertir cette majorité sociale en majorité politique et électorale. Nous voulons dire des choses simples : on est contre la corruption, contre l'absence d'un vrai contrôle démocratique sur l'économie, pour que les riches paient des impôts. On pense qu'il est possible de construire une majorité sur ces sujets, pour changer les règles du jeu. C'est ce qu'il se passe depuis 15 ans en Amérique latine : la contestation du libéralisme ne s'est pas tant faite sur une base idéologique que sur des thématiques nationales-populaires. Ce schéma peut aussi fonctionner en Europe. Le pouvoir n'a pas peur de l'unité des gauches, mais de l'unité populaire. »[6]

Selon Pablo Iglesias, ce qui différencie Podemos de ses concurrents comme Izquierda Unida (cousin espagnol de Québec solidaire), « ce n'est pas tant le programme. Nous voulons un audit de la dette, la défense de la souveraineté, la défense des droits sociaux pendant la crise, un contrôle démocratique de l'instrument monétaire… Ce qui nous différencie, c'est le protagoniste populaire et citoyen. Nous ne sommes pas un parti politique, même si nous avons dû nous enregistrer comme parti, pour des raisons légales, en amont des élections. Nous parions sur le fait que les gens « normaux » fassent de la politique. »[7]

L’hybridation des identités politiques

Contre la désinformation du système médiatique, la gauche préconise souvent, à juste titre, l’éducation populaire, la sensibilisation de proximité et d’autres techniques permettant de défaire les préjugés et les craintes liées à une mauvaise perception des identités politiques. Néanmoins, l’unité populaire ne pourrait pas se limiter à la multiplication des activités politiques traditionnelles comme les communiqués de presse, la distribution de tracts dans les espaces publics, l’organisation d’assemblées citoyennes, ou un patient travail de porte-à-porte dans le cadre de campagnes électorales, aussi importantes soient-elles. L’unité globale n’émerge pas spontanément de l’addition de petites initiatives.

Il est certes louable d’expliquer longuement un programme politique au téléphone ou dans une assemblée de cuisine, mais il est surtout nécessaire de dégager des grands principes ; non des valeurs abstraites comme l’égalité et la solidarité, mais des noyaux structurants qui parlent aux gens directement. Il sera question de la structure logique du projet politique dans le prochain texte. L’important est que la gauche se dessaisisse de son obsession pour la citoyenneté et les particularismes, non pas pour les cacher honteusement ou stratégiquement afin de manipuler les classes populaires, mais pour les rendre sensible à l’individu « ordinaire » pour qu’il découvre qu’il est lui aussi un acteur de changement, le sujet de l’Histoire.

Sur le plan médiatique, cela pourrait prendre la forme de capsules vidéo avec des personnes issues des classes populaires, des régions ou des banlieues, racontant dans leurs propres mots l’impact des politiques publiques, de la spéculation ou des changements climatiques sur leur réalité vécue ; cela créerait une « dissonance cognitive » où le spectateur s’attendait à entendre un discours conservateur, alors que les idées « progressistes » sont généralement défendues par des jeunes universitaires ou des représentants de la société civile comme Steven Guilbeault. Ce processus de « désidentification » est subversif, car il remet en question le partage sensible des identités classiques, les rôles assignés du bon citoyen et du mauvais conservateur qui figent trop souvent le débat. Cela ne doit pas se limiter à une capsule vidéo, mais devenir une réelle entreprise de déconstruction systématique de l’identité citoyenne et militante pour l’hybrider à celle des classes moyennes et populaires.

Un même discours, au contenu factuel identique, n’a pas la même signification en fonction de celui qui porte le message. En reprenant le schéma de la communication de Jakobson, la fonction « poétique » du message est non seulement le produit d’un contact humain (fonction phatique), ou du contexte politique (fonction référentielle), mais de la relation dynamique entre le destinataire (fonction conative) et le destinateur (fonction expressive). Cet effet est d’autant plus grand par la subversion des rôles, où le récepteur (le peuple) devient lui-même le locuteur (le citoyen). La gauche ne parle plus « au nom du peuple », c’est le peuple lui-même qui parle la langue de d’émancipation sociale et nationale. Cette hybridation de l’identité citoyenne et populaire est un élément essentiel pour la construction d’une nouvelle unité politique. Elle permet d’entendre un nouveau discours de la bouche des classes moyennes et de voir des citoyens se réapproprier les savoir-faire de leurs grands-parents et la débrouillardise de leurs parents.

Cette dynamique existe déjà à l’heure actuelle dans différentes niches du Québec, dans les régions et d’autres interstices où il y a une certaine osmose entre les forces citoyennes et les classes populaires. Alors qu’à Rosemont ou sur le Plateau-Mont-Royal nous avons affaire à une forte concentration de jeunes étudiants, de créatifs culturels et de bobos qui contrastent nettement avec la concentration aussi forte de classes moyennes dans les banlieues de la grande métropole, certains villages du Bas-Saint-Laurent, de la Gaspésie et d’autres coins insoupçonnés du Québec voient apparaître l’émergence de nouveaux projets, de néo-ruraux et d’autres expérimentations locales comme des coopératives de solidarité. Malgré qu’il s’agisse souvent d’initiatives citoyennes issues des franges étudiantes qui reviennent habiter dans leur coin de pays, l’antagonisme est beaucoup moins prononcé entre l’identité citoyenne et populaire, les influences étant beaucoup plus perméables et mutuellement complémentaires.

Ce « brassage géographique » des identités est une autre dimension essentielle à la construction d’une unité nationale et populaire sur l’ensemble du territoire québécois. Il faut à tout prix éviter le phénomène de ségrégation spatiale qui forme une forteresse solidaire au cœur de Montréal, entourée d’une mer conservatrice d’automobilistes qui ne partagent pas la culture du bio et du vélo. Pour le meilleur et pour le pire, il faut que la gauche « pense comme un char », c’est-à-dire se mette dans la peau d’un individu moyen qui circule quotidiennement en voiture et habite dans une maison éloignée de son lieu de travail. Cette « condition de l’homme postmoderne », qui tend à se transformer en une « société de travailleurs sans travail » pour paraphraser Hannah Arendt, confine la majorité de la population dans un avenir sombre. C’est pourquoi le peuple a cruellement besoin d’une lumière venant d’un « autre monde qui existe déjà dans celui-ci », des nouvelles générations et des expérimentations sociales qui jaillissent un peu partout sur la planète à l’heure actuelle.

La jeunesse étudiante, conquise aux acquis de la gauche, qui a souvent eu l’occasion de voyager en Europe, en Amérique latine ou ailleurs dans le monde, connaît trop peu le territoire québécois, sa population et ses richesses. À l’inverse, une majorité d’habitants des régions et des banlieues n’ont pas la chance ou le goût de voyager pour découvrir de nouvelles idées et d’autres cultures, si ce n’est en Floride ou avec des forfaits vacances tout inclus. Le sens de l’unité citoyenne et populaire est de réunir ceux qui voyagent, mais ne connaissent pas leur pays, et ceux qui ne voyagent pas, mais habitent le pays.

À cette conscience géographique s’ajoute celle d’une conscience générationnelle, basée sur la culture seconde de la nouvelle génération qui prit sa distance avec la culture de consommation de leurs parents, telle qu’illustrée par le livre de Samuel Archibald intitulé le Sel de la Terre : confessions d’un enfant de la classe moyenne. Cette nouvelle culture doit prendre conscience d’elle-même non pour rejeter moralement en bloc celle de ses parents, mais pour préserver ce qu’elle a de beau, sa saveur, son humanité. Il ne s’agit pas de refouler la critique d’un mode de vie non durable et de pratiques sociales qui méritent d’être changées, mais de sortir de la contestation adolescente et de la critique culturelle pour passer à l’élaboration d’une pensée pratique qui inclut non seulement les enfants d’aujourd’hui et de demain, mais l’héritage de nos parents et de nos ancêtres. Cette réconciliation spatiale, sociale et historique est une condition nécessaire, mais non suffisante, pour que la pyramide des âges ne soit plus un frein, mais un tremplin pour le changement social.



[1] Nancy Fraser, Le féminisme en mouvements. Des années 1960 à l’ère néolibérale, La Découverte, Paris, 2012
[2] Le terme « caste » désigne une classe sociale fermée qui cherche à maintenir ses privilèges.
[3] Éric Pineault, La panacée. L'histoire du panax quiquefolius et le mirage de l'économie extractive, Revue Liberté, no.300, été 2013, p.31 http://www.revueliberte.ca/content/la-panacee
[4] Rousseau, Du Contrat social, chap. I, v
[5] Rousseau, Du contrat social, chap. I, vi
[7] http://www.mediapart.fr/journal/international/200614/pablo-iglesias-podemos-nous-ne-voulons-pas-etre-une-colonie-allemande?page_article=2
[8] Gilles Gagné, Le socialisme des « nous », Recherches sociographiques, vol. 24, no. 1, 1983, p.95-122

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