Prolégomènes aux études gramsciennes


Dans ses Cahiers de prison, Gramsci élabore une foule de réflexions sur l’histoire, la culture, l’éthique, l’économie, la politique, la philosophie, bref toute une série de dynamiques idéologiques et sociales dont la compréhension concrète permettrait d’intervenir plus efficacement dans le réel. Si plusieurs concepts essentiels comme l’hégémonie, l’intellectuel, le bloc historique, la crise organique ou la révolution passive sont souvent évoqués dans le monde universitaire et militant, ceux-ci ne peuvent être interprétés séparément, comme une sorte de dictionnaire qui pourrait isoler la signification exacte de chaque idée.

Pour saisir la pensée gramscienne, il faut suivre son mouvement, accompagner son développement sinueux, qui n’est pas régi par les principes d’un système mécanique, mais infléchi par l’activité d’un ensemble organique. Claire, difficile, systématique et tortueuse, la réflexion gramscienne est surdéterminée par l’exigence de la pratique, c’est-à-dire par le besoin d’ajuster constamment la théorie au devenir historique afin de dégager les conditions concrètes de l’action politique. C’est pourquoi une philosophie pratique doit toujours élaborer des stratégies sur ce qu’on appelle communément une « analyse de la conjoncture ». Que signifie cette expression mystérieuse ? Chacun.e d’entre nous possède une précompréhension intuitive de ce que pourrait être une réflexion sur l’actualité, l’état des lieux et des opinions, des dynamiques économiques, politiques et culturelles qui définissent la situation sociale présente.

Le fourmillement des analyses ordinaires

À vrai dire, nous faisons constamment une analyse de la conjoncture sans le savoir, à chaque fois que nous discutons avec des étrangers, entre collègues, en famille ou entre ami.es, au bureau, dans un café, au souper ou dans un party, d’un sujet qui touche de près ou de loin les événements de l’actualité, les débats politiques, les rapports entre les hommes et les femmes, les accommodements raisonnables, la corruption, les problèmes financiers, les nouveautés technologiques, les enjeux écologiques et même les faits divers les plus anodins. Une foule d’opinions et d’idées préconçues imprègnent nos conversations les plus banales, les tensions idéologiques traversent nos esprits et s’expriment par des contradictions permanentes ; tout le magma culturel issu des médias, des activités sociales et de nos relations affectives imprègne la trame invisible de notre vie quotidienne. Or, la quasi majorité de ces micro-analyses sont inconscientes ou préconscientes, elles opèrent à la frange de notre champ d’expérience, infléchissent nos réactions et nos réflexions, notre langage, nos craintes et nos espoirs, que ceux-ci renvoient à l’avenir de la société ou aux plus petites préoccupations de notre intimité.

Malheureusement, toutes ces décisions infraconscientes qui structurent notre rapport à soi, à l’entourage, à la communauté politique, à l’environnement ou au monde en général, sont la plupart du temps « anhistoriques ». L’actualité est habituellement pensée comme une chose, et non comme le moment d’un processus, un élan en devenir. Les « analyses ordinaires » prennent part dans le domaine étanche d’un présent autosuffisant, séparé de la mémoire du passé et de la projection dans l’avenir. Cela est peut-être dû à la psychologie humaine, ou encore à l’accélération historique que nous vivons à l’époque du capitalisme avancé, des réseaux sociaux virtuels ou de la machine infernale du progrès technoscientifique. L’important n’est pas de condamner abstraitement le culte de l’instantanéité, ou de souhaiter la restauration mythique d’un passé fondé sur le primat de la loi, la culture ou les ancêtres.

Il s’agit seulement de constater le paradoxe suivant : à l’heure où nous avons tous les moyens techniques et l’information disponible pour comprendre la réalité et prendre conscience des moyens pour l’orienter selon nos fins, nous perdons non seulement nos idéaux (cela n’est pas si grave parce que l’éclatement des visions du monde n’exclut pas leur réarticulation), mais la capacité très concrète d’interpréter notre situation actuelle à l’aune d’un processus sociohistorique. Nous n’arrivons plus à voir ce qui se passe, malgré l’abondance d’outils qui permettent de scruter les tréfonds du réel ; nos yeux, nos oreilles et nos esprits sont bouchés par la multiplication des canaux de perceptions, par la cadence et la prolifération des moyens d’expression.

La question de la méthode et le champ politique

Interpréter le monde correctement ne va pas de soi, bien évidemment ; mais le seul constat de notre ignorance de la façon dont nous devons interpréter la réalité de manière appropriée, pour la rendre plus intelligible et par là même modifiable (dans une certaine mesure), permet de dégager la première tâche de toute activité pratique et réfléchie. Il s’agit de trouver une méthode permettant de distinguer les différents niveaux de la réalité sociale, leurs liens et leurs contradictions, non pas une fois pour toutes, mais dans une perspective ouverte au changement, à la révision incessante des hypothèses et des anticipations. Nous avons besoin d’un regard à la fois neuf et conscient de l’histoire, éclairé par les lumières du concept mais non ébloui par la théorie, afin de saisir les ombres qui se cachent dans l’expérience concrète de la vie quotidienne. Il faut aborder la réalité de manière vivante et pénétrante, à chaque nouvelle analyse et reformulation du tableau d’ensemble.

La pensée de Gramsci représente l’une des manières d’élaborer une riche analyse de la conjoncture, mais non la seule. Dans la deuxième partie de ce texte, un exemple concret tiré des Cahiers de prison permettra l’illustrer une méthode d’investigation historique permettant d’aiguiser la critique sociale, la lecture du présent et la prospective politique. Néanmoins, chaque personne devrait idéalement construire une façon propre de découper et reconstruire la réalité, en essayant de tenir compte de la totalité sociale qui nous échappera toujours définitivement. De plus, chaque groupe social, chaque culture et chaque période historique possèdent une ou plusieurs visions du monde, plus ou moins cohérentes et homogènes, des discours antagonistes qui structurent ce que nous pouvons appeler « le champ politique » ou l'espace public. Ce lieu de la conscience collective se tient à mi-chemin entre le monde vécu et le système, entre les expériences concrètes de la vie sociale et les contraintes institutionnelles, économiques et politiques qui bloquent ou rendent possible l’émergence de la liberté.

Selon André Gorz, le champ politique représente l’interface dynamique entre la société civile et l’État ; il ne peut donc être réduit à la sphère du pouvoir, ni être pensé comme une pure opposition ou tentative d’abolition de l’État (comme le prônent certains anarchistes) ; c’est plutôt un lieu de tension irréductible, un champ de contradictions, un mouvement dialectique qui cherche à limiter le pouvoir afin de « l’encastrer » à l’intérieur de finalités éthiques, de normes sociales, culturelles et écologiques définies démocratiquement par la participation populaire. C’est pourquoi « la finalité essentielle du politique n’est donc pas l’exercice du pouvoir. Sa fonction est, au contraire, de délimiter, d’orienter et de codifier les actions du pouvoir, de lui assigner ses moyens et ses buts, et de veiller à ce qu’il ne sorte pas du cadre de sa mission. La confusion entre le politique et le pouvoir (c’est-à-dire le droit de gérer l’État) signifie la mort du politique. » [1]

Qu’est-ce que la philosophie de la praxis ?

Toute personne révolutionnaire et même réformiste, c’est-à-dire toute conscience critique de la réalité sociale existante et déterminée à la transformer pour permettre l’émancipation des exclu.es, des classes dominées et des peuples opprimés, bref la libération de tout groupe subalterne vivant sous l’emprise de hiérarchies de toutes sortes (discrimination, exploitation, colonisation), doit nécessairement lier la critique économico-sociale à un projet politique par la médiation d’une perspective historique fine, c’est-à-dire une analyse des situations et des rapports de forces, qui articule à son tour le mouvement général de la structure à la dynamique torrentielle de la conjoncture. C’est ce qu’on appelle « penser politiquement », en mettant la théorie à la hauteur de la richesse du réel, afin de faire surgir le possible du sensible, l’idéal du concret. La pensée politique ne peut faire l’économie ni de la rigueur conceptuelle, ni de l’observation attentive de l’expérience vécue.

Déterminer à l’avance l’issue des débats et des luttes par la vérité d’une doctrine, la nécessité historique ou un réalisme de pacotille constitue une escroquerie ; ce n’est qu’à travers l’activité collective réfléchissante, la pratique sociale prenant conscience d’elle-même dans son mouvement, que la contingence farouche des événements pourra être maîtrisée, toujours partiellement, par l’effort d’une volonté en quête de liberté. C’est l’éternelle tension entre la fortuna et la virtù de Machiavel, la conjoncture et l’action politique, le processus sociohistorique et la lutte pour l’hégémonie visant à le diriger. Tout cela n’est autre chose que la danse de la guerre de mouvement et la guerre de position, qui prend la sphère économique, la société civile et l’État à bras-le-corps. C’est la dialectique de la théorie et la pratique politique, la pensée critique et l’action transformatrice. Philosophes et organisateurs politiques qui ne font qu’un : Luxemburg, Gramsci et Bensaïd, sentinelles d’une lutte spirituelle et matérielle.

(Partie 1 de 2)


[1] André Gorz, Adieux au prolétariat : au-delà du socialisme, Galilée, Paris, 1980, p.167

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