Analyses des situations - Rapports de forces


Remarques préliminaires

Dans ce texte fulgurant, Gramsci tente de dégager les différentes strates de sens, les briques et le mortier des rapports sociaux qui forment la trame du devenir historique. Le style d’écriture est elliptique, parsemé de virgules, points virgules, parenthèses et crochets qui découpent les idées et les articulent de manière condensée, mais tout de même très lisible. S’il n’est pas nécessaire de résumer les grandes lignes de ce morceau de réflexion, qui éclaire somme toute une série de précautions méthodologiques pour l’analyse politique (amateur ou professionnelle) visant à orienter l’action, une précision doit être apportée sur la question militaire évoquée vers la fin du texte.

L’analyse du rapport de forces comprend trois moments distincts mais organiquement reliés : les forces matérielles (sociales et économiques), les forces politiques (société civile+société politique, hégémonie et dynamiques étatiques), puis les forces politico-militaires (guerre de mouvement). Ce troisième moment ne doit pas être compris exclusivement en termes de lutte armée, mais de combat politique prenant part sur un terrain tactique et non-institutionnel : mouvements sociaux, manifestations, occupations, désobéissance civile de masse, grève générale, insurrection, etc. Si pour Clausewitz « la guerre n'est qu'un prolongement de la politique par d’autres moyens », Foucault rappelle que « la politique, c'est la guerre continuée par d’autres moyens ».

L’insurrection de Taksim

Cette tension dialectique est illustrée par le passage de la guerre de position (dans laquelle des groupes antagonistes mènent une lutte de persuasion pour obtenir le consentement populaire, c’est-à-dire la direction culturelle et politique de la majorité au sein des « tranchées » de la société civile) à la guerre de mouvement (représentée par une accélération historique et un changement qualitatif, où les forces s’affrontent directement dans un moment décisif). Si nous prenons l’exemple récent de la révolte de la place Taksim à Istanbul, la guerre de mouvement du 31 mai 2013 fut déclenchée après une longue accumulation de tensions vis-à-vis un projet de réaménagement urbain controversé (guerre de position de deux ans rassemblant des groupes disparates sous une cause commune), puis une résistance plus générale et diffuse contre un régime islamo-conservateur (réélu en 2011).  Il faut également noter la coexistence de « deux Turquies » : la partie occidentale, laïque, jeune et précaire qui fait écho à la contestation populaire européenne (Indignados), puis la partie orientale, religieuse et conservatrice qui cohabite tant bien que mal avec la première. La rupture de l’équilibre social entre ces deux blocs jeta ainsi une allumette sur la poudrière.

« Un tel mouvement, c’est du jamais vu à Istanbul. Par milliers, des jeunes ont affronté pendant deux jours les forces de l’ordre et ont réussi à faire céder le gouvernement AKP (Parti de la justice et du développement) de Recep Tayyip Erdogan. Des militants associatifs qui depuis deux ans se battent contre les projets de réaménagement de cette place symbole de la partie européenne d’Istanbul, ont réussi à agréger la colère montante contre un gouvernement qui concentre désormais entre ses mains tous les pouvoirs, après avoir pour la troisième fois consécutive triomphé dans les urnes en juillet 2011. Jeudi, quelques milliers de personnes étaient réunies pour empêcher la démolition du parc Gezi (Promenade) qui borde la place, un des rares espaces verts de la ville. Le projet de la municipalité tenue par l’AKP prévoit de construire à la place un centre commercial dans un bâtiment reproduisant à l’identique une ancienne caserne ottomane. Ce projet était dénoncé par des urbanistes et des écologistes. Un tribunal administratif d’Istanbul a exigé la suspension des travaux.

Mais le pouvoir était décidé à passer en force. Les incidents commencèrent dès l’aube de vendredi quand la police à grand renfort de canons à eau et de gaz lacrymogènes a dispersé violemment les manifestants qui campaient sous les arbres centenaires. La violence de l’intervention a choqué toute une ville et tout un pays, comme en témoigne la multiplication, les jours suivants, de manifestations à Ankara, la capitale, comme à Izmir (ouest) ou à Antalya (sud). Selon le ministère de l’Intérieur, les troubles ont touché 48 villes. La police a arrêté 1700 personnes, et 43 policiers et 56 citoyens ont été blessés. Tout au long de la journée de vendredi, la mobilisation s’est amplifiée. Les militants d’extrême gauche côtoyaient des ultranationalistes. Des écologistes sont aux côtés des supporters de foot. « Erdogan a réussi à unifier tout le monde contre lui », s’esclaffe un manifestant. Hôteliers et commerçants de ce quartier touristique accueillent les manifestants fuyant les gaz. Eux-mêmes en ont de plus en plus assez des interventions de la mairie et des restrictions sur la vente de l’alcool ou l’installation des tables en terrasse. » Le Devoir, 3 juin 2013

Toute la question est de savoir comment s’articule le rapport entre le mouvement général d’une structure (régime politico-économique formant une coalition d’intérêts hétérogènes reposant sur une sédimentation sociale et culturelle) et le surgissement de l’événement, de la crise violente ou tranquille, de l’imprévisible bifurcation des trajectoires historiques.

Antonio Gramsci, Cahier 13, §17

C'est le problème des rapports entre structure et superstructures qu'il est nécessaire de poser avec exactitude et de résoudre si l’on veut parvenir à une juste analyse des forces qui agissent dans l'histoire d'une période déterminée et définir leur rapport. Il faut se mouvoir dans la sphère de deux principes : 1) le principe qui veut qu’aucune société ne se de s’assigne de tâches pour la solution desquelles les conditions nécessaires et suffisantes n’existent pas déjà, ou du moins  ne sont pas déjà en voie d'apparition et de développement ; 2) le principe qui veut qu'aucune société ne se dissolve ni ne puisse être remplacée, si elle n'a pas d’abord développé toutes les formes de vie qui sont comprises implicitement dans ses rapports [contrôler l’énoncé exact de ces principes].

[« Une formation sociale ne disparaît jamais avant que soient développées toutes les forces productives qu’elle est assez large pour contenir, jamais des rapports de production nouveaux et supérieurs ne s’y substituent avant que les conditions d’existence matérielles de ces rapports soient écloses dans le sein même de la vieille société. C’est pourquoi l’humanité ne se pose jamais que des problèmes qu’elle peut résoudre, car, à y regarder de plus près, il se trouvera toujours que le problème lui-même ne surgit que là ou du moins sont en voie de devenir. » (Introduction à la Critique de l’économie politique).]

À partir de la réflexion sur ces deux canons, on peut parvenir à développer toute une série d'autres principes de méthodologie historique. Cependant, dans l'étude d'une structure, il convient de distinguer les mouvements organiques (relativement permanents) des mouvements qu'on peut appeler de conjoncture (et qui se présentent comme occasionnels, immédiats, presque accidentels). Les phénomènes de conjoncture sont certes dépendants, eux aussi, de mouvements organiques, mais leur signification n'a pas une grande portée historique : ils donnent lieu à une critique politique de détail, au jour le jour, qui s’en prend aux petits groupes dirigeants et aux personnalités immédiatement responsables du pouvoir. Les phénomènes organiques donnent lieu à la critique historico-sociale qui s’en prend aux grands groupements, au-delà des personnes immédiatement responsables et au-delà du personnel dirigeant. La grande importance de cette distinction apparaît dans l'étude d'une période historique. Une crise se produit, qui parfois se prolonge sur des dizaines d'années : cette durée exceptionnelle signifie que dans la structure se sont révélées (sont venues à maturité) des contradictions irrémédiables et que les forces politiques qui travaillent positivement à la conservation et à la défense de la structure elle-même s’efforcent cependant d’y remédier à l'intérieur de certaines limites et de les surmonter. Ces efforts incessants et persévérants (car aucune forme sociale ne voudra jamais avouer qu'elle est dépassée) forment le terrain de l' « occasionnel », sur lequel s'organisent les forces d’opposition qui tendent à démontrer [démonstration qui, en dernière analyse, ne réussit et n'est « vraie » que si elle devient une réalité nouvelle, si les forces d’opposition triomphent, mais qui, dans l’immédiat, s’exprime à travers une série de polémiques idéologiques, religieuses, philosophiques, politiques, juridiques, etc., ou dont la teneur concrète dépend de la mesure dans laquelle elles se montrent convaincantes et modifient l’ancienne répartition des forces sociales] qu'existent déjà les conditions nécessaires et suffisantes pour que des tâches déterminées puissent, et donc doivent, être résolues historiquement (le doivent, parce que tout manquement au devoir historique augmente le désordre inévitable et prépare de plus grandes catastrophes).

L'erreur dans laquelle on tombe souvent dans les analyses historico-politiques consiste à ne pas savoir trouver le juste rapport entre ce qui est organique et ce qui est occasionnel : on en arrive ainsi, ou bien à présenter comme immédiatement agissantes des causes qui n’opèrent au contraire que médiatement, ou bien à affirmer que les causes immédiates sont les seules causes efficientes ; dans le premier cas, il y a l'excès de d'« économisme » ou du doctrinarisme pédant ; dans l'autre, excès de d’« idéologisme » ; dans un cas, on surestime les causes mécaniques, dans l'autre, on exalte l'élément volontariste et individuel. [La distinction entre « mouvements » et faits organiques, et mouvements et faits « conjoncturels » ou occasionnels, doit s’appliquer à tous les types de situation : non seulement aux situations où se fait sentir une régression ou une crise aiguë, mais à celles où se manifeste un développement progressif ou une phase de prospérité, et à celles qui connaissent une stagnation des forces productives.] Le lien dialectique entre les deux ordres de mouvement et, donc entre les deux ordres de recherche, est difficile à établir avec exactitude ; et si l'erreur est grave dans le champ de l'historiographie, elle le devient encore plus dans l'art politique, où il s'agit plus de reconstruire l'histoire passée, mais de construire l’histoire présente et à venir : dans la mesure où ils remplacent l’analyse objective et impartiale et où il ne s’agit pas ici d’un « moyen » conscient d’encourager à l’action, mais d’automystification, les désirs personnels et les pires passions personnelles, les plus immédiates, sont la cause de l’erreur. Dans ce cas aussi, c’est l’histoire du trompeur trompé : le démagogue est la première victime de sa démagogie.

[Ne pas considérer le moment immédiat des « rapports de force », c’est là une attitude inséparable de certains résidus de la conception libérale vulgaire, dont le syndicalisme est une manifestation qui se croyait d'autant plus avancée qu'elle faisait en réalité un pas en arrière. En mettant au premier plan l'importance le rapport des forces politiques organisées dans les diverses formes de parti (lecteurs de journaux, élections parlementaires et locales, organisation de masse des partis et des syndicats au sens strict) la conception libérale vulgaire était en effet plus avancée que le syndicalisme qui accordait une importance primordiale au rapport fondamental économico-social et n’en attribuait qu’à lui seul. La conception libérale vulgaire tenait compte aussi implicitement de ce rapport (comme tant de signes le montrent), mais elle insistait davantage sur le rapport des forces politiques, qui était l’expression du premier et qui, en réalité, le contenait. On peut repérer ces résidus de la conception libérale vulgaire dans toute une série d'exposés qui se disent liés à la philosophie de la praxis et qui ont donné lieu à des formes infantiles d'optimisme et de niaiserie.]

Ces critères méthodologiques peuvent prendre visiblement et didactiquement tout leur sens, s’ils sont impliqués à l'examen des faits historiques concrets. On pourrait le faire utilement pour les événements qui se déroulèrent en France de 1789 à 1870. Pour que l’exposé soit plus clair, il est, me semble-t-il, absolument nécessaire d'embrasser l’ensemble de cette période. En effet, c'est seulement en 1870-1871, avec la tentative de la Commune, que s'épuisent historiquement tous les germes nés en 1789, ce qui veut dire non seulement la nouvelle classe qui lutte pour le pouvoir vainc les représentants de la vieille société, qui ne veut point s'avouer définitivement dépassée, mais qu’elle écrase également les groupes tout nouveaux qui soutiennent que la nouvelle structure issue du bouleversement commencé en 1789 est déjà dépassée, et elle démontre ainsi sa vitalité dans son affrontement avec l'ancien aussi bien qu’avec le tout nouveau. En outre, en 1870-1871, l’ensemble des principes de stratégie et de tactique politique nés pratiquement en 1789 et qui se sont développés idéologiquement autour de 1848, perdre leur efficacité [ces principes se résument dans la formule de la « révolution permanente » ; il serait intéressant d'étudier ce qui a pu se passer dans la stratégie de Mazzini - par exemple pour l'insurrection de Milan de 1853 - et si cela s'est fait consciemment ou non.] Un fait démontre la justesse de ce point de vue et c’est que les historiens ne sont pas du tout d'accord (et ils ne peuvent pas l’être) pour fixer les limites de ce groupe d'événements qui constitue la Révolution française. Pour certains (par exemple Salvemini) la Révolution est achevée à Valmy : la France a créé un nouvel État et a su organiser la force politique militaire qui en affirme et en défend la souveraineté territoriale. Pour d'autres, la Révolution française continue jusqu'à Thermidor, bien plus, ils parlent de plusieurs révolutions (le 10 août serait une révolution à lui tout seul, etc. ; cf. La Révolution française d’A. Mathiez dans la collection Collin). La façon d'interpréter Thermidor et l'œuvre de Napoléon présente les contradictions les plus sévères : s'agit-il d’une révolution ou d’une contre-révolution ? etc. Pour d'autres, l'histoire de la Révolution continue jusqu'en 1830, 1848, 1870 et finalement jusqu'à la guerre mondiale de 1914.

Dans toutes ces façons de voir, il existe une part de vérité. La réalité est que les contradictions internes de la structure sociale française, qui se développent après 1789, ne trouvent un équilibre relatif qu'avec la Troisième République avec laquelle la France jouit de soixante ans de vie politique équilibrée, après quatre-vingts ans de bouleversements par vagues toujours plus longues : 1789-1794-1799-1804-1815-1830-1848-1870. C'est justement l'étude de ces « vagues », qui diffèrent par leur amplitude, qui permet de reconstruire les rapports entre structure et superstructure d'une part, et d’autre part entre le développement organique de la structure et celui de son mouvement de conjoncture. On peut dire, cependant, que la médiation dialectique entre les deux principes méthodologiques énoncés au début de cette note peut être trouvée dans la formule politico-historique de la révolution permanente.

Autre aspect de ce problème : la question « des rapports de forces ». On rencontre souvent dans les narrations historiques cette expression générale vague : « rapports de forces favorables, défavorables, à telle ou telle tendance. » Prise ainsi, abstraitement, cette formulation n'explique rien ou presque rien, puisqu'on ne fait que répéter le fait qu'on doit expliquer en le présentant tantôt comme un fait et tantôt comme une loi abstraite et une explication. L'erreur théorique consiste donc à présenter comme une « cause historique » ce qui est un canon de recherche et d’interprétation. Dans le « rapport de forces », il faut distinguer en fait différents moments ou degrés fondamentaux :

1) Un rapport de forces sociales étroitement lié à la structure, objectif, indépendant de la volonté des hommes, qui peut être mesuré à l’aide des systèmes des sciences exactes ou physiques. Sur la base du degré de développement des forces matérielles de production ont lieu les regroupements sociaux, chacun d’eux représentant une fonction et ayant une position donnée dans la production même. Ce rapport est ce qu'il est, une réalité têtue : personne ne peut modifier le nombre des entreprises et de leurs employés, le nombre des villes avec une population urbaine donnée, etc. Cette organisation fondamentale permet d’étudier s’il existe dans la société les conditions nécessaires et suffisantes pour sa transformation ; elle permet, autrement dit, de contrôler le degré de réalisme et d’actualisation possible des diverses idéologies qui sont nées sur le terrain même de cette organisation, le terrain des contradictions qu'elle a engendrées au cours de son développement.

2) Vient ensuite le moment du rapport des forces politiques, c'est-à-dire l'évaluation du degré d'homogénéité, de conscience-de-soi et d'organisation atteint par les différents groupes sociaux. Ce moment peut être à son tour analysé et décomposé en plusieurs degrés, qui correspondent aux différents moments de la conscience politique collective, tels qu'ils se sont manifestés jusqu'ici dans l'histoire. Le premier moment, le plus élémentaire, est le moment économico-corporatif : un commerçant sent qu’il doit être solidaire d'un autre commerçant, un fabricant d'un autre fabricant, etc., mais le commerçant ne se sent pas encore solidaire du fabricant, ce qui veut dire que l’on ressent l'unité et l’homogénéité du groupe professionnel, ainsi que le devoir de l'organiser, mais pas encore celles du groupe social plus vaste. Le second moment est celui où tous les membres du groupe social prennent conscience de la solidarité d'intérêts, mais encore dans les limites du champ purement économique. Dès ce moment-là se pose la question de l'État, mais seulement en tant qu’il s’agit d’obtenir l'égalité politico-juridique avec les groupes dominants, puisque l’on revendique le droit de participer à la législation et à l'administration, et au besoin de les modifier, de les réformer, mais dans les cadres fondamentaux existants.

Le troisième moment est marqué par la conscience que les intérêts corporatifs propres, dans leur développement présent et futur, dépassent la sphère corporative, celle du groupe purement économique, et qu’ils peuvent et doivent devenir les intérêts d'autres groupes subordonnés. C'est là la phase la plus franchement politique : elle marque nettement le passage de la structure à la sphère des superstructures complexes ; c'est la phase dans laquelle les idéologies qui avaient germé antérieurement deviennent « parti », en viennent à se mesurer et entrent en lutte, jusqu'à ce que l’une seule d'entre elles, ou, du moins, une combinaison seulement de plusieurs d’entres elles, tende à prévaloir, à s'imposer, à se propager dans toute l'aire sociale, en déterminant non seulement l'unité des fins économiques et politiques, mais aussi l'unité intellectuelle et morale, en situant toutes les questions autour desquels la lutte fait rage, non pas sur le plan corporatif, mais sur un plan « universel », et en instaurant ainsi l'hégémonie d'un groupe social fondamental sur une série de groupes subordonnés. L'État est, certes, conçu comme l'organisme propre à un groupe, organisme destiné à créer les conditions favorables à la plus grande expansion de ce même groupe, mais ce développement et cette expansion sont conçus et présentés comme la force motrice d'une expansion universelle, d'un développement de toutes les énergies « nationales » ; c'est dire que le groupe dominant entre en coordination concrète avec les intérêts généraux des groupes subordonnés et que la vie de l'État se trouve conçue comme une formation continuelle et un dépassement continuel d'équilibres instables (dans le cadre de la loi) entre les intérêts du groupe fondamental et ceux des groupes subordonnés, équilibres où les intérêts du groupe dominant prévalent, mais jusqu'à un certain point, c'est-à-dire sans aller jusqu’à intérêt étroitement économico-corporatif. Dans l'histoire réelle ces moments s’impliquent réciproquement, pour ainsi dire horizontalement et verticalement, c'est-à-dire selon les activités économico-sociales (horizontales) et selon les territoires (verticalement), en se combinant et en se séparant de façon diverse : chacune de ces combinaisons peut être représentée par une organisation économique et politique qui est son expression propre. Encore est-il nécessaire de tenir compte que ces rapports intérieurs à un État-nation s’entremêlent avec les rapports internationaux, ce qui crée de nouvelles combinaisons originales et historiquement concrètes. Une idéologie née dans un pays plus développé, se propage dans des pays moins développés, en intervenant dans le jeu local des combinaisons.

[La religion, par exemple, a toujours été la source de ce genre de combinaisons idéologico-politiques nationales et internationales, et avec elle les autres formations internationales, la franc-maçonnerie, le Rotary Club, les Juifs, la diplomatie de carrière, qui suggèrent des expédients politiques d'origine historique diverse et les font triompher dans certains pays, en fonctionnant comme un parti politique international qui agit dans chaque nation en y concentrant toutes ses forces internationales ; mais la religion, la franc-maçonnerie, le Rotary Club, les Juifs, etc. peuvent rentrer dans la catégorie sociale des « intellectuels », dont la fonction, à l'échelle internationale, est de médiatiser les extrêmes, de « socialiser » les trouvailles techniques qui permettent le fonctionnement de toute activité de direction, d’imaginer des compromis et des échappatoires entre les solutions extrêmes. Ce rapport entre forces nationales forces internationales se complique encore de l'existence, à l'intérieur de chaque État, de plusieurs divisions territoriales, différentes par la structure et les rapports de forces à tous ses degrés [ainsi la Vendée était-elle alliée aux forces internationales réactionnaires et les représentait au sein de l'unité territoriale française ; ainsi Lyon représentait-il, pendant la Révolution française, un nœud particulier de rapports, etc.].

3) Le troisième moment est celui du rapport des forces militaires, immédiatement décisif dans chaque cas. [Le développement historique oscille continuellement entre le premier et le troisième moment, avec la médiation du second.) Mais ce rapport non plus n’est pas quelque chose qui ignore les distinctions et qu’on pourrait identifier immédiatement sous une forme schématique ; on peut aussi y distinguer deux degrés : le degré militaire au sens strict, ou degré technico-militaire, et le degré qu'on peut appeler politico-militaire. Dans le développement de l'histoire, ces deux degrés se sont présentés dans une grande variété de combinaisons. Un exemple typique, qui peut servir de cas limite pour la démonstration, est celui du rapport d'oppression militaire exercé par un État sur une nation qui cherche à parvenir à son indépendance en tant qu’État. Le rapport n'est pas purement militaire, il est politique-militaire, et en effet un tel type d'oppression serait inexplicable sans l'état de désagrégation sociale du peuple opprimé et sans la passivité de la majorité de sa population ; par conséquent l'indépendance ne pourra pas être réalisée par des forces purement militaires, mais militaires et politico-militaires.

Si, pour entamer la lutte pour l’indépendance, la nation opprimée devait en effet attendre que l'État qui la domine lui permette d'organiser son armée propre, au sens strict et technique du mot, elle devrait attendre un bon bout temps [il peut arriver que la revendication de posséder sa propre armée soit satisfaite par la nation dominante, mais cela signifie qu’une grande partie de la lutte a été livrée et gagnée sur le terrain politico-militaire]. Pour commencer, la nation opprimée opposera donc initialement à la force militaire dominante une force qui sera seulement « politico-militaire », c'est-à-dire qu'elle opposera une forme d'action politique, susceptible d’avoir des répercussions de caractère militaire, en tant que : 1) elle réussira à désagréger de l’intérieur la capacité combative de la nation dominante ; 2) elle contraindra la force militaire dominante à se diluer et à se disperser sur un grand territoire, en réduisant ainsi à néant une grande partie de sa capacité combative. On peut noter combien a été désastreuse pour le Risorgimento italien, tant avant qu’après 1848, l'absence d'une direction politico-militaire, surtout dans le Parti d'Action (par incapacité congénitale), mais aussi dans le Parti piémontais modéré ; absence qui n’était certes pas due à l’incapacité, mais à un « malthusianisme économico-politique » : on n’a même pas voulu, autrement dit, faire allusion à la possibilité d'une réforme agraire et on n’a pas voulu de la convocation d’une Assemblée nationale constituante, mais l’on s’est seulement efforcé de faire en sorte que la monarchie piémontaise s’étende à toute l’Italie, sans conditions ou limitations d'origine populaire, et avec pour toute sanction celle de plébiscites régionaux.

À toutes ces questions s’en rattache une autre et c’est de savoir si les crises historiques fondamentales sont déterminées immédiatement par les crises économiques. La réponse à cette question est contenue implicitement dans les paragraphes précédents, où sont traitées des questions qui sont une autre façon de présenter celle qui est traitée maintenant ; toutefois, il est toujours nécessaire, pour des raisons didactiques, étant donné le public particulier auquel on s'adresse, d'examiner chacune des façons dont une même question se présente comme si c’était un problème indépendant et neuf. On peut exclure que, par elles-mêmes, les crises économiques immédiates produisent des événements fondamentaux ; elles peuvent seulement créer un terrain plus favorable à la diffusion de certaines façons de penser, de poser et de résoudre les questions qui impliquent tout le développement ultérieur de la vie de l'État. Du reste, toutes les affirmations qui concernent les périodes de crise ou de prospérité peuvent donner lieu à des jugements unilatéraux. Dans son Précis d'histoire de la Révolution française, Mathiez, s'opposant à l'histoire traditionnelle vulgaire qui « trouve » a priori chaque fois une crise qui coïncide avec les grandes ruptures de l'équilibre social, affirme que vers 1789 la situation économique immédiate était plutôt bonne, en sorte qu’on ne peut dire que l’effondrement de l'État était en proie à une crise financière mortelle et que la question se posait de savoir sur lequel des trois ordres sociaux privilégiés devaient retomber les sacrifices et les charges nécessaires pour remettre en ordre les finances de l'État et du roi. En outre : si la position économique de la bourgeoisie était florissante, il est certain que la situation des classes populaires des villes et des campagnes n'était pas bonne, surtout celle de ces dernières, qui souffraient de misère endémique.

En tout cas, la rupture de l'équilibre des forces n’a pas obéit à des causes mécaniques immédiates, à savoir l'appauvrissement du groupe social qui avait intérêt à rompre l'équilibre, et qui de fait l’a rompu, mais elle s’est produite dans le cadre de conflits supérieurs au monde économique immédiat, liés au « prestige » de classe (intérêts économiques à venir), à une exaspération du sentiment d'indépendance, d'autonomie et de puissance. La question particulière du malaise ou du bien-être économique considérés comme cause de réalités historiques nouvelles, est un aspect partiel de la question des rapports de forces dans leurs divers degrés. Du nouveau peut se produire aussi bien parce qu'une situation de bien-être est menacée par l'égoïsme mesquin d'un groupe adverse, que parce que le mal-être est devenu intolérable et qu'on ne voit pas dans l’ancienne société aucune force capable d’y remédier et de rétablir une situation normale par des moyens légaux. On peut donc dire que tous ces éléments sont la manifestation concrète des fluctuations conjoncturelles de l'ensemble des rapports de force sociaux, sur le terrain desquels se produit le passage de ces rapports-là aux rapports de force politiques de forces, pour culminer dans le rapport militaire décisif.

Si ce procès de développement d'un moment à un autre fait défaut - et c'est essentiellement un procès qui a pour acteurs les hommes et la volonté, et la capacité des hommes - la situation reste inopérante et des conclusions contradictoires peuvent s’ensuivre : ou bien la vieille société résiste et s’assurer un moment pour « souffler », en exterminant physiquement l'élite ennemie et en terrorisant les masses de réserve ; ou encore c'est la destruction réciproque des forces en conflit avec l'instauration de la paix des cimetières, au besoin sous la surveillance d'une sentinelle étrangère.

Mais l'observation la plus importante à faire à propos de toute analyse concrète des rapports de forces est la suivante : de telles analyses ne peuvent et ne doivent être des fins en soi (à moins que l’on écrive un chapitre d'histoire du passé) ; elles n’ont de sens au contraire que si elles servent à justifier une activité pratique, une initiative de la volonté. Elles montrent quels sont les points de moindre résistance où la force de la volonté peut s’employer de la manière la plus fructueuse, elles suggèrent les opérations tactiques immédiates, elles indiquent comment on peut le mieux orienter une campagne d'agitation politique, quel langage sera le mieux compris par les masses, etc. L'élément décisif de toute situation est la force organisée en permanence et préparée de longue main que l’on peut faire avancer quand on juge qu'une situation est favorable (et elle ne l’est que dans la seule mesure où une telle force existe et où elle est pleine d'ardeur combative) ; c’est pourquoi la tâche essentielle consiste à veiller systématiquement et patiemment à former une telle force, à la développer, la rendre toujours plus homogène, compacte, consciente d'elle-même. Cela se voit dans l'histoire militaire, et dans le soin avec lequel on a toujours fait en sorte que les armées soient prêtes à commencer une guerre, à n'importe quel moment. Si les grands États ont été de grands États, c’est précisément parce qu'ils étaient toujours prêts à intervenir efficacement dans les conjonctures internationales favorables, et si celles-ci étaient favorables, c’est parce qu'il y avait la possibilité concrète de s'y intervenir efficacement.

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