lundi 2 juin 2014

L’écologie politique de la ville : vers un revenu suffisant garanti


D’abord publié dans la revue Nouvelles pratiques sociales, vol.26, no.1, 2013, p.215-229

Introduction

De manière générale, l’écologie politique étudie les relations entre les facteurs économiques, sociaux et politiques qui tentent de répondre aux enjeux de la crise écologique. Derrière cette définition large se cache néanmoins une pluralité de discours, allant des limites de la croissance à l’économie environnementale, du développement durable à l’écologie profonde, de la modernisation écologique au mouvement pour la justice environnementale, etc. (Dryzek, Schlosberg, 2005) Si la crise écologique est devenue aujourd’hui un enjeu incontournable disséminé dans l’ensemble de l’espace public mondial, reste-t-il encore quelque chose de spécifique à l’écologie politique, en tant que théorie normative et projet social? Selon Philippe Van Parijs, « cette doctrine s’articule sur la critique de la société industrielle et prétend, sur cette base, offrir un projet global de société, comparable et opposable aux deux grandes idéologies de l’ère industrielle : le libéralisme et le socialisme » (Van Parijs, 2009a : 14).

Par ailleurs, bien que nous soyons maintenant rendus à la « troisième vague » de l’écologie politique, caractérisée par une approche explicitement interdisciplinaire et appliquée (Barry, 2012), il semble que celle-ci ait oublié un élément essentiel du monde contemporain : la réalité urbaine. Or, plus de la moitié de la population mondiale habite maintenant dans les villes, ce qui n’est pas sans conséquence sur l’environnement (Verron, 2007). Évidemment, toute une littérature florissante sur la « ville durable » tente d’intégrer les dimensions économiques, sociales et écologiques du développement urbain. Les villes compactes, l’efficience écoénergétique, la mixité sociale et la gouvernance participative sont devenues des lieux communs en urbanisme et en aménagement du territoire.

Néanmoins, ces initiatives tombent souvent dans le registre de l’environnementalisme, c’est-à-dire une approche managériale des problèmes environnementaux qui croit pouvoir les résoudre sans changer en profondeur les valeurs, les institutions, les modes de production et de consommation actuels (Dobson, 2000). Le discours environnemental dominant reste attaché à la croissance économique et à une conception faible de la durabilité, qui suppose que la destruction du capital naturel peut être compensée par du capital artificiel. Les plans de compensation de gaz à effet de serre servant à mitiger les effets de l’étalement urbain constituent un bon exemple.

À l’inverse, l’écologie politique ne se limite pas à un remaniement superficiel des institutions sociales, économiques et politiques. Elle met plutôt à l’avant-plan un domaine trop souvent ignoré : la sphère autonome. Voisine des notions de société civile et d’économie sociale, la sphère autonome fait écho aux organismes sans but lucratif, aux activités d’autoproduction, au milieu communautaire, aux engagements citoyens et aux interactions au sein de l’espace public qui permettent de tisser des liens de solidarité et des réseaux de proximité, favorables à la cohésion sociale et à la préservation de l’environnement. La sphère autonome permet d’éclairer autrement la question urbaine, en insistant sur le rôle particulier des activités non marchandes et citoyennes dans la construction d’une ville juste et écologique. Or, les activités autonomes au sein de l’espace urbain ne peuvent se généraliser dans un monde contraint par l’insécurité économique, la précarité de l’emploi et la monopolisation du temps par le travail.

La thèse principale de cet article se formule donc comme suit : une politique de la ville, tournée vers l’aménagement d’espaces d’autonomie, nécessite une politique du temps, ayant pour cœur l’implantation d’un revenu suffisant garanti. La coopération locale et les activités citoyennes ont besoin de lieux spécifiques, mais ceux-ci ne peuvent être investis sans une sortie progressive de la société du travail, et donc d’une limitation de la rationalité économique via l’accroissement du temps libre. L’écologie politique de la ville sera analysée en trois moments. Premièrement, le projet social de l’écologie politique sera précisé par la description de la sphère autonome, de même que sa pertinence pour la transformation écologique de la ville. Deuxièmement, une analyse du régime postfordiste et de la précarité grandissante fera ressortir la nécessité de libérer le temps du carcan du travail salarié. Une défense du revenu suffisant garanti sera alors présentée à partir de la perspective du pionnier de l’écologie politique, André Gorz. Troisièmement, l’aménagement d’espaces publics favorables à l’émergence d’activités autonomes et citoyennes visera à concrétiser « spatialement » une politique globale du temps, permettant une sortie progressive du capitalisme vers une société de multiactivité.

Par ailleurs, il faut noter que cette esquisse d’une écologie politique urbaine ne fait aucunement référence à l’écologie sociale du célèbre penseur et militant anarchiste Murray Bookchin (2010). Bien que celle-ci permette d’approfondir la critique du capitalisme et des diverses hiérarchies en proposant un projet politique de démocratie radicale, le municipalisme libertaire (Biehl, 1998), cette perspective originale ne sera pas abordée. Comme le cœur de l’article repose sur la question du revenu suffisant garanti et que cette « réforme révolutionnaire » ne fut pas adoptée par Bookchin, nous miserons davantage sur l’écosocialisme gorzien, qui demeure encore largement méconnu dans les milieux universitaires et associatifs.

Qu’est-ce que l’écologie politique?

Selon une idée largement répandue, l’écologie politique ne serait ni de droite ni de gauche. Elle ne se laisserait pas réduire au débat qui oppose la droite extrême du marché pur (néolibéralisme) à l’extrême gauche de l’État total (socialisme autoritaire). Néanmoins, il serait excessif d’affirmer que les conflits entre les impératifs d’accumulation et de redistribution, de libéralisation et de régulation économique, seraient dépassés et que l’écologie se trouverait au centre, dans un juste milieu anodin. L’axe gauche/droite demeure tout à fait pertinent, mais il faut lui ajouter une nouvelle dimension, celle de l’autonomie. L’espace bipolaire qui opposait les libéraux fervents du marché aux socialistes défenseurs de l’État fait maintenant place à un triangle, dont le sommet est occupé par les écologistes, promoteurs de la sphère autonome (Van Parijs, 2009a : 15).

Définie de manière négative, la sphère autonome se caractérise par l’ensemble des activités productives dont le produit n’est ni vendu sur le marché ni commandé par une autorité publique. Il s’agit en quelque sorte de l’auto-organisation des rapports sociaux en dehors du marché et de l’État. Il existe évidemment une foule d’activités intermédiaires comme des entreprises publiques (entre l’État et le marché), des organismes civiques et politiques (entre l’État et l’autonomie) et les coopératives (entre l’autonomie et le marché).

« C’est dans cette sphère qu’on se meut, par exemple, lorsqu’on tond sa pelouse et lorsqu’on accouche, lorsqu’on organise une fête de rue comme lorsqu’on corrige un article de Wikipédia, lorsqu’on se met en quête d’une maison de repos pas trop chère pour une vieille voisine comme lorsqu’on colle des affiches pour Écolo, lorsqu’on tance un vandale dans le métro comme lorsqu’on apprend à ses enfants à couper un potimarron. » (Van Paris, 2009b : 87-88)

Cette caractérisation des activités sociales possède plusieurs implications éthiques et politiques, comme la critique de la croissance économique et de son principal indicateur, le PIB, qui n’est rien d’autre que le calcul des biens et services produits et échangés dans la sphère hétéronome du marché et de l’État. C’est pourquoi l’écologie politique entre en forte résonnance avec la théorie de la décroissance conviviale (Latouche, 2006, Ariès, 2009), qui vise à trouver dans les limites objectives et écologiques de la croissance économique la nécessité de multiplier les activités subjectivement désirables au sein de la « sphère chaude » de la réciprocité et des relations de voisinage. Le sens de l’écologie politique devient manifeste par sa promotion systématique de la sphère autonome, qui favorise la satisfaction immédiate des besoins par l’autoproduction et la délibération démocratique, par opposition aux mécanismes du libre marché ou à l’économie centralement planifiée qui augmentent l’hétéronomie des individus et des communautés.

La critique radicale de la raison économique développée par le philosophe André Gorz permet de dépasser l’horizon de l’État-providence libéral en traçant les contours d’un projet « écosocialiste ». Dans l’esprit de Karl Polanyi (2009), il s’agit de critiquer l’utopie libérale du marché autorégulé, qui rend la rationalité économique totalement autonome de la société. Dans cette société de marché, l’économie est « désencastrée » des normes culturelles et politiques, ce qui lui permet de « coloniser le monde vécu ». Pour défendre une « culture du quotidien », réduire les inégalités sociales et limiter l’exploitation de la nature, il est nécessaire de « réencastrer » l’économie dans la société, ou plus spécifiquement la sphère autonome. Les activités productives doivent être limitées par des normes sociétales et écologiques déterminées par la société civile.

« Il ne s’agit pas de supprimer tout ce par quoi la société est un système dont le fonctionnement n’est pas entièrement contrôlable par les individus ni réductible à leur volonté commune. Il s’agit plutôt de réduire l’empire du système et de le soumettre au contrôle et au service des formes d’activité sociale et individuelle autodéterminées. Il s’agit de transformer la société en un ensemble d’espaces où des formes multiples d’association et de coopération puissent s’épanouir, et d’illustrer la possibilité concrète de réappropriation et d’auto-organisation de la vie en société par des formes rénovées de pratiques politique, syndicale et culturelle. » (Gorz, 1991 : 105-106)

Ce paradigme n’implique pas la disparition totale du marché et de l’État, mais la complémentarité des trois sphères, chapeautée par la prédominance des activités autonomes, dans ce qu’on appelle parfois une « économie plurielle » (Laville et al., 1997). Le marché et l’État doivent être subordonnés au pouvoir citoyen et démocratique de la société civile, sans quoi celle-ci restera prisonnière de la logique compétitive et administrative dominante. Même si elles ne peuvent se passer complètement de la sphère hétéronome, les activités autonomes favorisent la satisfaction directe des besoins, le renforcement des capacités d’action (empowerment), la préservation de la nature et la coopération sociale. Autrement dit, l’écologie politique vise à maximiser le pouvoir des individus et des communautés, afin qu’ils deviennent moins dépendants du gouvernement et des entreprises privées.

Ce cadre théorique permet d’éclairer à nouveaux frais la question de la ville écologique. Au lieu d’insister uniquement sur « l’évangile de l’éco-efficience » (Martinez-Alier, 2002 : 5) largement présent dans le discours de l’urbanisme durable, l’économie sociale et solidaire permet de favoriser le développement local, l’enracinement communautaire et la démocratie de proximité (Dahhri, Zaoual, 2007). La relocalisation économique, la résilience socioécologique[1], la descente énergétique et les expérimentations communautaires sont des dimensions indissociables d’un mode de développement qui tient compte des limites de la croissance comme les changements climatiques et le pic pétrolier. Le mouvement des « villes en transition » est probablement l’un des meilleurs exemples de nouvelles pratiques sociales amorçant dès maintenant une transition écologique à partir de la sphère autonome (Hopkins, 2010).

Par ailleurs, le sociologue et philosophe Henri Lefebvre souligne que la ville est le lieu par excellence de la contradiction entre la valeur d’échange (argent) et la valeur d’usage (richesse non monétaire) (Lefebvre, 2009 : 4). C’est l’espace où se déroule la lutte pour la liberté et la participation active dans la communauté, contre le pouvoir omniprésent de l’argent qui cherche à déposséder les individus de leur droit d’habiter leur milieu. Ainsi, le droit à la ville doit s’entendre comme un droit collectif à la réappropriation du monde vécu, par-delà la sphère économique qui transforme toute chose en marchandise.

« Les besoins urbains spécifiques ne seraient-ils pas besoins de lieux qualifiés, lieux de simultanéité et de rencontres, lieux où l'échange ne passerait pas par la valeur d'échange, le commerce et le profit? Ne serait-ce pas aussi le besoin d'un temps de ces rencontres, de ces échanges? » (Lefebvre, 2009 : 96)

La question du temps apparaît donc en filigrane de la question urbaine, les espaces d’autonomie nécessitant du temps libre pour être investis. Ainsi, comment un citoyen pourrait-il s’épanouir à travers ses relations de voisinage, s’impliquer dans sa coopérative d’habitation, embellir son quartier, participer au conseil municipal ou occuper un espace public sans du temps libéré des exigences du travail salarié? Avant de s’attaquer aux dimensions spatiales du droit à la ville, il faut donc remonter à une analyse globale de la société, afin de s’attarder aux conditions temporelles de l’autonomie.

Libérer le temps par le revenu suffisant garanti

André Gorz a été l’un des premiers philosophes marxiens[2] à analyser les transformations du travail et les nombreuses implications de la société postindustrielle, tant au niveau des nouvelles formes d’aliénation que des possibilités d’émancipation. Pour lui, le postfordisme[3] constitue le régime socioéconomique du capitalisme avancé, lequel est étroitement associé à la mondialisation néolibérale, le déclin de l’État-providence, les nouvelles technologies de l’information et des communications, l’économie du savoir, le la flexibilisation du travail, etc.

Gorz constata très tôt le déclin rapide de la classe ouvrière au profit de ce qu’il appelle un prolétariat postindustriel, constitué de chômeurs, précaires, intérims, travailleurs clandestins, étudiants, temps-partiels, etc. (Gorz, 1980) « Le précariat est à la firme postindustrielle ce que le prolétariat fut à l’entreprise industrielle » (Schreuer, 2006). Cette nouvelle situation, où la productivité augmente sans cesse, conduit à une suppression croissante des emplois, la flexibilisation des horaires, l’individualisation des salaires, etc. Il en résulte qu’une économie de travail à grande échelle ne peut donner un revenu suffisant à une masse croissante de précaires, surtout si le revenu dépend du temps de travail fourni. Nous sortons donc progressivement de la société du travail sans savoir vers quoi nous nous dirigeons; la croissance économique persiste sans offrir les moyens à tous de jouir de ses fruits.

« Parce que la production […] exige de moins en moins de « travail » et distribue de moins en moins de salaires, il devient de plus en plus difficile de se procurer un revenu suffisant et stable au moyen d’un travail payé. Dans le discours du capital, on attribue cette difficulté au fait que « le travail manque ». On occulte ainsi la situation réelle; car ce qui manque n’est évidemment pas le « travail », mais la distribution des richesses pour la production desquelles le capital emploie un nombre de plus en plus réduit de travailleurs. Le remède à cette situation n’est évidemment pas de « créer du travail »; mais de répartir au mieux tout le travail socialement nécessaire et toute la richesse socialement produite. » (Gorz, 1997 : 123-124)

C’est ici que Gorz fait allusion aux questions de justice distributive, tout en élargissant ses considérations; loin de se limiter à la redistribution des ressources produites, il inclut également le processus de production, dont la réduction du temps de travail via la répartition équitable du travail et l’autogestion du temps. L’enjeu principal devient la maîtrise du temps; il s’agit de transformer la flexibilité subie en droit de travailler de façon intermittente, offrant ainsi la possibilité aux individus de mener une vie multiactive où les activités rémunérées (hétéronomes) et non rémunérées (autonomes) peuvent se relayer et se compléter mutuellement.

« Pour le prolétariat postindustriel, il s’agit essentiellement de transformer les fréquentes interruptions du rapport salarial en une liberté nouvelle : d’avoir droit à des périodes de non-travail au lieu d’y être condamnés; et donc d’avoir droit à un revenu social suffisant leur permettant de nouveaux styles et de nouvelles formes d’activités librement choisies. » (Gorz, 1991 : 150)

L’introduction du revenu suffisant garanti permettrait donc de sortir progressivement de la société salariale (où le temps de travail représente le temps social dominant), pour entrer dans une société de multiactivité, intimement liée au développement de la sphère autonome. Si le capitalisme représente une société où les valeurs marchandes sont prépondérantes (société de marché), l’écologie politique propose son dépassement par la multiplication des activités non marchandes et citoyennes par l’extension maximale de la sphère autonome, où l’État et le marché ne joueraient plus un rôle central dans l’organisation de la vie sociale.

Par ailleurs, il faut préciser que le revenu garanti existe sous deux principales versions : un revenu minimum de subsistance (néolibéral), et un revenu suffisant garanti, également nommé revenu de citoyenneté ou allocation universelle inconditionnelle. D’une part, si l’allocation est insuffisante pour protéger contre la misère, elle subventionnera des emplois peu qualifiés via le cumul d’un revenu minimum et d’un salaire faible. La logique néolibérale vise à transformer la plupart des allocations (familiale, assurance-emploi, etc.) en un revenu unique, pour inciter les chômeurs à travailler même pour des emplois peu considérés. Par exemple, le workfare américain lie le revenu minimum à une obligation de fournir un travail « d’utilité publique » (comme des services d’entretien), en sous-payant ce travail par rapport à des emplois normalement syndiqués. Cette interprétation néolibérale du revenu garanti stigmatise et culpabilise les chômeurs, ceux-ci étant considérés comme responsables de leur condition (plutôt que le système économique qui élimine massivement le travail), tout en subventionnant les employeurs. « Le revenu d’existence permet dès lors de donner un formidable coup d’accélérateur à la dérèglementation, à la précarisation, à la flexibilisation du rapport salarial, à son remplacement par un rapport commercial. » (Gorz, 1997 : 137)

À l’inverse, une allocation universelle inconditionnelle permet de contrer les effets pervers du revenu minimum en affranchissant les individus des contraintes du marché du travail. Loin de représenter une sorte d’assistance sociale généralisée (les individus étant mis sous la tutelle de l’État-providence), elle est d’abord et avant tout une politique générative (Giddens, 1994), c’est-à-dire une manière d’inciter les individus à se prendre en charge par des activités autonomes, où la valeur d’usage (temps libre) prédomine sur la valeur d’échange (travail salarié).

« Le revenu social de base doit leur permettre de refuser le travail et les conditions de travail indignes; et il doit se situer dans un environnement social qui permette à chacun d’arbitrer en permanence entre la valeur d’usage de son temps et sa valeur d’échange : c’est-à-dire entre les utilités qu’il peut acheter en vendant du temps de travail et celles qu’il produit par l’autovalorisation de ce temps. » (Gorz, 1997 : 137)

Or, l’inconditionnalité du revenu suffisant garanti rencontre une objection majeure. Cette politique ne va-t-elle pas créer une masse de personnes paresseuses vivant aux crochets de la société? Les travailleurs ne vont-ils pas se révolter contre cette « non-classe de non-travailleurs », en les marginalisant comme des parasites du système? Autrement dit, l’allocation universelle ne risque-t-elle pas de favoriser les passagers clandestins (free riders), les oisifs et profiteurs du système? La meilleure réponse à cette objection consiste à renverser le fardeau de la preuve : comment déterminer le contenu de la contrepartie obligatoire du revenu garanti? Comment la définir, la calculer, et éviter que le workfare détruise les emplois publics bien rémunérés? Comment éviter que cette obligation de travailler multiplie les agences de placement d’une main-d'œuvre bon marché, servant les firmes postindustrielles qui sous-traitent la majeure partie de leur production, augmentant ainsi la paupérisation du précariat? Une réponse élégante à cette contre-objection consiste à situer la contrepartie obligatoire du revenu garanti dans la sphère autonome.

« Une allocation universelle permettant de vivre sans travailler doit être liée à l’obligation faite à tout adulte valide d’accomplir du travail domestique, de soins et d’approvisionnement pour les personnes dépendantes. Les personnes qui prennent déjà soin d’un enfant, d’un malade ou d’une personne handicapée seront dispensées. » (Rifkin, Offe et Elson, 1993 : 91-92)

Loin de concurrencer les emplois dans la sphère marchande ou publique, les activités promues seraient directement investies dans la sphère des activités autonomes. Or, Gorz remarque à juste titre que cette stratégie comporte des effets pernicieux, car elle fait se côtoyer de vrais bénévoles et des bénévoles forcés au travail, les seconds pouvant être rapidement marginalisés. De plus, le travail bénévole obligatoire est presque un oxymore, car il nie le caractère privé et désintéressé de ce type d’activités.

« L’obligation du parent devant son enfant, de l’adulte envers ses parents âgés, est posée comme une obligation sociale et placée sous contrôle public. Des conduites relationnelles spontanées – et dont la spontanéité fait la valeur affective – sont administrativement contrôlées et normalisées. » (Gorz, 1997 : 142)

La sphère autonome serait ainsi dirigée par une logique administrative et productiviste, tout en transformant les activités « désintéressées » en moyens de gagner sa vie. C’est pourquoi le revenu suffisant à inconditionnalité forte (Caillé, Insel, 1996 : 13), est le meilleur moyen de rendre accessibles les activités autonomes, tout en protégeant leur intégrité. Pour ce qui est du financement du revenu garanti, plusieurs solutions existent et sont explorées par des auteurs comme François Blais (2001). Il faut souligner que cette mesure est défendue par plusieurs économistes, mouvements citoyens et groupes politiques, de gauche comme de droite, et que les écologistes la défendent surtout pour ses vertus démocratiques et sa promotion des activités non marchandes.

Libérer l’espace

Si la question du temps et du revenu suffisant garanti nous ont temporairement éloignés de la ville, c’était pour mieux y revenir. L’extension du temps libre permet non pas d’être oisif, mais de multiplier les activités autonomes, communautaires et citoyennes au sein de la ville. Un réseau de groupes, d’organisations et de lieux peut dès lors accroître la valeur d’usage de la vie citadine, et diminuer l’emprise de la valeur d’échange sur les sphères de production, de loisir et de participation démocratique.

« Il faut que chacun, dès l'enfance, soit entraîné dans et sollicité par le foisonnement tout autour de lui de groupes, groupements, équipes, ateliers, clubs, coopératives, associations, réseaux cherchant à le gagner à leurs activités et projets. Activités artistiques, politiques, scientifiques, écosophiques, sportives, artisanales, relationnelles; travaux d'autoproduction, de réparation, de restauration du patrimoine naturel et culturel, d'aménagement du cadre de vie, d'économie d'énergie; boutiques d'enfants, boutiques de santé, réseaux d'échange de services, d'entraide et d'assistance mutuelle, etc. » (Gorz, 1997 : 161-162)

Une politique de la ville peut justement donner un élan décisif à la sphère autonome, via l’aménagement d’espaces, d’équipements et d’autres infrastructures matérielles qui encouragent la coopération, l’éducation et la participation citoyenne. Les citadins.es auraient la possibilité de développer leurs capacités et leur créativité, de reprendre possession de leurs quartiers, villes et institutions pour les façonner à leur image. L’individu passerait alors du statut d’employé-consommateur à celui d’artisan-citoyen, capable de donner sens, et transformer le monde dans lequel il vit. Au lieu de réprimer les expérimentations locales ou la subversion de l’espace public (du mouvement Occupy à l’insurrection de la place Taksim à Istanbul en mai 2013), la ville pourrait ainsi soutenir les initiatives et activités autogérées en leur donnant des lieux accessibles et des outils nécessaires à leur rayonnement.

Les pays scandinaves et la ville de Copenhague en particulier ont créé des politiques urbaines exemplaires. Cette réussite est probablement due à la convergence d’une pluralité de facteurs : urbanisme et architecture, densité du tissu social, transports collectifs efficaces, politiques sociales favorisant la réduction des inégalités économiques, etc. Un autre fait majeur, mais souvent oublié réside dans une particularité culturelle intéressante : les Danois apprécient davantage le travail à temps partiel, même si leur salaire s’en trouve affecté. Autrement dit, ils préfèrent améliorer leur « qualité de vie » au prix d’une baisse de leur « niveau de vie ». « Qu'est-ce qui fait que la valeur d'usage du temps libéré du travail est à leurs yeux plus grande que la valeur d'échange du temps de travail rémunéré (c'est-à-dire que l'argent qu'ils pourraient gagner en plus)? » (Gorz, 1997 : 162-163) Poser la question, c’est déjà y répondre.

Par ailleurs, un revenu suffisant garanti pourrait être versé sous forme de monnaies locales, favorisant « le recours aux ressources, aux productions et aux prestations locales. Puisqu’elle n’est échangeable que dans un rayon limité, elle dynamise et développe l’économie locale, accroît le degré d’autosuffisance et le pouvoir que la population peut exercer sur les orientations et les priorités économiques » (Gorz, 1997 : 169). À l’opposé du libre marché de l’économie mondiale néolibérale (sphère marchande) et de l’économie nationale centralisatrice (sphère publique), l’économie sociale et solidaire privilégie la planification démocratique de l’économie; elle permet de faire l’inventaire des besoins sociaux collectifs (eau, énergie, nourriture, transports, vêtements d’usage courant, gestion des déchets, etc.), et de favoriser leur satisfaction efficace par des systèmes autonomes et participatifs, situés à différents endroits de la ville.

Par exemple, la gratuité des transports en commun et de l’accès à Internet (financés par des taxes municipales), des systèmes énergétiques autonomes (éoliennes communautaires), des jardins collectifs et d’autres formes d’agriculture urbaine, des centres de production et de distribution de biens essentiels, sont toutes des manières de favoriser la résilience écologique et communautaire à l’échelle de la ville. De plus, il ne faut pas considérer ces mesures de manière isolée, à l’unique intention des pauvres et des exclus, en préconisant le dogme du « localisme » contre les méfaits du globalisme marchand. L’économie sociale ne se veut pas un pis-aller ou un retour à l’économie villageoise médiévale; il s’agit avant tout d’une économie plurielle qui laisse une place circonscrite au marché et à l’État, afin que ceux-ci n’empiètent pas sur les droits de la sphère autonome. L’écologie politique valorise à la fois les relations de voisinage et l’ouverture sur le monde, en les considérant comme les deux faces d’une même médaille.

Conclusion

C’est tout un rapport au monde qui est transformé lorsque nous sortons du paradigme productiviste et consumériste pour entrer dans le domaine de l’écologie politique et du droit à la ville. Le droit à l’habitat (comme le droit au logement) ne peut être dissocié du droit à l’habiter (Lefebvre, 2009). L’« habiter » est une attitude complexe, un rapport existentiel, social et culturel qui nous lie à notre environnement humain et naturel. Le droit d’habiter fait donc référence à la défense du monde vécu, à la résistance contre domination de la valeur d’échange sur la société. En protégeant notre milieu et sa valeur d’usage, par des espaces d’autonomie et des moments de rencontre, le monde vécu pourra être reconstruit par-delà les lambeaux de la société de consommation.

« En changeant la ville, nous fournirons un levier au changement de société et au changement de la manière dont les personnes vivent leur rapport et leur inhérence au monde. La reconstitution d'un monde vécu et vivable suppose des villes polycentriques, intelligibles, où chaque quartier ou voisinage offre une gamme de lieux accessibles à tous, à toute heure, pour les auto-activités, les autoproductions, les auto-apprentissages, les échanges de services et de savoirs. » (Gorz, 1997 : 163)

Cette reconstruction de la sphère autonome peut-elle se limiter à la sphère locale? A-t-elle besoin d’un État, ne serait-ce que pour financer le revenu suffisant garanti, donner davantage de ressources et compétences aux villes, et limiter l’emprise de l’industrie de la construction et des marchés immobiliers sur la politique municipale? Bien qu’il ne soit pas possible d’approfondir ces questions ici, l’écologie politique de la ville peut être résumée de la manière suivante : une ville juste et écologique requiert d’abord une libération du temps, en implantant une allocation universelle inconditionnelle, que ce soit sous la forme d’un revenu ou d’un accès gratuit aux services publics. Mais le temps libre doit surtout servir à promouvoir des activités autonomes, qui nécessitent l’aménagement d’espaces de création, d’éducation, de réflexion et de participation. Ainsi, la question du temps relève d’abord de la sphère politique (étatique ou municipale), alors que l’appropriation de l’espace renvoie à la sphère autonome et culturelle (société civile).

La transformation des institutions et le changement de mentalités sont bien sûr interconnectés, et c’est pourquoi nous ne pouvons les dissocier dans le développement de nouvelles pratiques sociales. Heureusement, une couche grandissante de la population des pays capitalistes avancés, qualifiée de créatifs culturels (Ray, Anderson, 2000), réinvente déjà le monde à petite échelle dans la sphère autonome, via le partage de connaissances pratiques (do-it-yourself), les logiciels libres, l’éducation alternative, l’écocitoyenneté, etc. (Carlsson, 2008) Il s’agit d’un groupe social émergent, recoupant à certains égards le précariat postindustriel et la jeunesse scolarisée prisonnière du chômage, qui est particulièrement présent dans les nouveaux mouvements sociaux et les plus récentes manifestations contre l’austérité. Néanmoins, ce groupe social hétérogène demeurera marginal et diffus aussi longtemps que ces initiatives ne seront pas traduites politiquement; il lui faudra forger un projet de société capable de former une unité populaire qui pourra réaliser pratiquement ces revendications culturelles sur le terrain institutionnel.

« En fait, les mentalités ou, plutôt, les sensibilités changent déjà et avec elles le système des valeurs. Mais ce changement culturel reste pour chacun une affaire personnelle, privée, aussi longtemps qu'il n'est pas traduit par une nouvelle organisation de l'espace social qui en porte la marque et qui lui permet de s'exprimer, de s'objectiver dans de nouveaux modes d'agir et de vivre en société. Il s'agit de changer la ville pour que la « nouvelle subjectivité » cesse d'être un changement qui s'opère seulement « dans ma tête » ou « dans mon cœur » et que le discours social dominant nie et réprime; pour que ce changement puisse prendre corps dans les choses, les pratiques et les discours, développer une dynamique qui le porte au-delà de ses intentions initiales et en fasse un projet commun à tous, leur volonté générale. » (Gorz, 1997 : 164-165)

Bibliographie

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Verron, J. (juin 2007). « La moitié de la population mondiale vit en ville », Population et sociétés, no 435, 1-4.


[1] La résilience socioécologique désigne la capacité des systèmes sociaux et naturels à s’adapter à d’importantes perturbations (politiques, économiques ou climatiques). Elle renvoie à la fois aux conditions de persistance à travers le temps (stabilité), aux capacités de transformation adaptative, et au maintien des interactions causales entre les êtres vivants humains et non humains. La résilience socioécologique constitue un aspect important « d’écologie sociale et urbaine », qui assure la connexion entre un écosystème humain (comme une ville) et un écosystème plus large (environnement naturel).
[2] L’adjectif marxien sert à désigner les auteurs qui se réclament de l’esprit de Marx contre les marxistes orthodoxes qui l’auraient trahi, comme Cornelius Castoriadis, Guy Debord, Robert Kurz, Moishe Postone, Anselm Jappe et Michel Henry.
[3] Le postfordisme fait suite au fordisme, qui était un régime socioéconomique fondé sur la production industrielle de masse (taylorisme), des salaires élevés pour favoriser la consommation, l’État-providence, l’étalement urbain, etc. (Lipietz, 1997)

lundi 26 mai 2014

Critique du républicanisme nationaliste


L’échec d’une certaine idée souverainiste

La lutte idéologique ne s’opère pas seulement entre différentes théories sociales et doctrines politiques, mais à l’intérieur de chaque discours. Parfois, certaines idéologies s’emparent de concepts issus d’autres courants de pensée en retraduisant dans leurs propres termes les éléments susceptibles de renouveler leur vision du monde, appauvrie par la routine et/ou un échec stratégique. La crise du mouvement souverainiste représente un cas typique ce phénomène, comme le souligne le professeur de philosophie Danic Parenteau : « Ce n’est pas le projet souverainiste qui a été battu le 7 avril dernier, mais une certaine idée de la souveraineté. C’est une certaine manière de concevoir et de défendre ce projet politique, au premier plan par le Parti québécois, qui a été mise en échec. Le manque se trouve dans le sens même de ce projet politique, tel qu’actuellement défendu par cette formation. […] Ainsi, le vaisseau amiral de la souveraineté doit aujourd’hui s’engager dans une réflexion de fond. Les débats sur la stratégie et les tactiques, voire les plans de communications pour faire avancer l’idée de souveraineté, viendront plus tard. Pour l’instant, c’est le sens même de ce projet politique qui doit être renouvelé. »[1]

Dans son Précis républicain à l’usage des Québécois (2014), Parenteau entend refonder le projet souverainiste sur l’idéal républicain. Or, l’objectif de sa démarche consiste moins à justifier la transformation des institutions québécoises par la mise sur place d’un régime républicain, qu’à constater que le peuple québécois est d’ores et déjà adepte de cette idéologie. « Cet essai part d’un constat : il existe au Québec une pratique sociale républicaine fort répandue et enracinée dans l’imaginaire collectif. En effet, la manière dont les Québécois conçoivent la société et se représentent comme peuple et comme société d’accueil témoigne de la présence de repères symboliques typiques du modèle républicain. Nous entendons ici par républicanisme non pas un régime politique particulier — opposé habituellement à la monarchie —, mais une conception de la société différente du libéralisme anglo-saxon, dont découle, par exemple, le multiculturalisme canadien. »[2]

Nous voyons déjà le point de départ de l’analyse qui proposera non pas une archéologie de cette doctrine politique à travers l’histoire des Patriotes[3], une critique du « monarchisme québécois »[4] ou une anthologie des discours républicains portants sur des thèmes comme la corruption, la domination coloniale, les vertus civiques, les institutions et les symboles de la République[5], mais une attaque en règle du régime canadien et de son modèle d’intégration d’origine libérale. Le républicanisme tel que défini par Parenteau ne s’appuie pas sur un idéal positif et émancipateur et ne cherche pas la transformation de la société québécoise ; il repose d’abord sur la négation du multiculturalisme canadien et la consolidation d’une conscience nationale qui s’ignorerait elle-même.

« Nous sommes persuadés que les Québécois auront fait un grand pas vers leur liberté le jour où ils parviendront pleinement à se concevoir à l’aide d’une pensée plus conforme à leur façon concrète d’être et d’agir comme peuple. Autrement dit, c’est en s’affranchissant des schèmes de pensée forgés à travers une expérience historique et sociale d’un autre peuple, et par la suite mal adaptés à sa représentation, que le peuple québécois pourra enfin se penser lui-même et se dire à lui-même ce qu’il est. Dès lors, peut-être saura-t-il mieux exprimer ce qu’il veut continuer d’être comme nation politiquement organisée. »[6]

Au fond, il suffirait au peuple québécois de se libérer de l’idéologie multiculturaliste par une conscience républicaine afin de reprendre en main son destin, sans modifier pour autant le projet d’indépendance qui repose sur une vérité éternelle. « La raison essentielle qui justifie et rend légitime le projet de souveraineté du Québec demeure inchangée : il s’agit pour un peuple, élevé à sa conscience nationale et qui en a les moyens, d’être pleinement maître de lui-même. Cette raison était à l’œuvre au moment de la sécession des 13 colonies américaines en 1776, de l’indépendance d’Haïti en 1804, en passant par l’indépendance du Soudan du Sud il y a trois ans. Cette raison est intemporelle et universelle. »[7]

La laïcité en question

Pour redonner au peuple québécois une représentation adéquate de lui-même, Parenteau aborde quatre aspects du républicanisme : laïcité, citoyenneté, identité nationale et souveraineté populaire. La stratégie conceptuelle consiste à opposer systématiquement deux conceptions de la société : la vision individualiste du libéralisme canadien et le républicanisme sensible aux aspirations nationalistes du peuple québécois. Concernant la laïcité, nous pouvons distinguer deux modèles d’aménagement du religieux par rapport au politique. D’une part, la laïcité républicaine repose sur une séparation stricte de l’Église et l’État, confinant la pratique religieuse dans l’espace privé, l’égalité étant garantie par l’université de la loi dans la sphère publique. D’autre part, le sécularisme libéral met de l’avant la neutralité de l’État face aux différentes religions, laissant une marge de manœuvre à l’expression des croyances religieuses des individus dans l’espace public, ceux-ci étant protégés contre la discrimination par la Charte canadienne des droits et libertés.

Parenteau se sert de cette distinction pour expliquer la réaction « républicaine » des Québécois face à la question des accommodements raisonnables et au fameux débat sur la Charte des valeurs. « La vive opposition exprimée par les Québécois à l’égard des accommodements religieux trouve essentiellement son origine dans le rapport que ces derniers entretiennent avec la religion depuis la Révolution tranquille. Pour eux, la pratique de l’accommodement est vue comme un retour du religieux dans l’espace public. […] Lorsque la pratique religieuse d’une personne se heurte à une règle collective universelle, par ailleurs légitime, légale et raisonnable, la majorité estime qu’il n’y a pas lieu d’assouplir cette règle pour accommoder la pratique religieuse de cette dernière. »[8]

D’abord, il faut noter que le rejet des accommodements raisonnables et l’appui au projet de charte du Parti québécois ne sont pas partagés par l’ensemble de la population, ni même de la majorité d’origine canadienne-française, car il s’agit d’une question polarisante qui ne fait donc pas consensus par définition. De plus, même si la grande majorité de la société était en faveur de la Charte des valeurs québécoises, cela ne signifierait pas pour autant qu’elle aurait raison. Ainsi, nous devons rejeter cet argumentum ad populum (sophisme de l’appel à la majorité), car il faut se demander si ce projet répond à des critères de justice. Néanmoins, nous pouvons objecter que Parenteau ne cherche pas tant à justifier les réactions du peuple québécois, à prescrire ce qui doit être, mais à décrire simplement ce qui est. Or, on peut également douter de la thèse selon laquelle le rapport ambivalent des Québécois avec la religion aurait pour origine une certaine idée la laïcité issue de la Révolution tranquille.

En fait, le retrait du pouvoir religieux de la sphère publique dans les années 1960 ne vient pas d’une conception républicaine de la laïcité, ni d’un modèle anglo-saxon de neutralité de l’État, mais d’un processus de modernisation de l’État. La laïcisation consista à faire passer le système d’éducation et de santé, qui étaient dirigés par l’Église, sous le contrôle de l’État-providence. Cette déconfessionnalisation représente un long processus, car la Révolution tranquille préserva des privilèges pour l’Église catholique et protestante dans les commissions scolaires jusqu’aux années 2000, les derniers cours d’enseignement religieux à l’école publique ayant été éliminés en 2007. D’ailleurs, l’État finance toujours les écoles confessionnelles privées, ce qui demeure une aberration du point de vue de la laïcité républicaine. En remettant cette question à l’intérieur d’une trajectoire historique, nous pouvons constater que la laïcité québécoise ne renvoie pas d’abord à l’immigration, aux accommodements religieux et au modèle d’intégration, mais à une émancipation du pouvoir religieux par la réappropriation collective des institutions publiques.

Citoyenneté

Tout comme la section sur la laïcité, la citoyenneté républicaine semble porter avant tout sur l’intégration à la communauté politique, soit les droits et surtout les devoirs des membres d’une nation qui les attachent à leur État. « La citoyenneté renvoie en règle générale à une manière pour toute personne de se savoir pleinement intégrée à une communauté politique et de se sentir solidaire du sort de cette dernière. La citoyenneté implique également une façon de percevoir son rôle dans les affaires touchant sa communauté, dont le fait de pouvoir directement prendre part aux décisions collectives touchant celle-ci — par exemple, aller voter, voire se porter elle-même candidate à un poste électif public — et de se sentir liée par ces décisions. En outre, l’exercice de la citoyenneté implique pour tout citoyen la possibilité de servir sa communauté, notamment sous les drapeaux. Cet attachement s’accompagne habituellement de certaines protections juridiques de la part de l’État — sous la forme de lois ou de grandes chartes de droits —, de même que de certains privilèges — tels l’octroi de titres officiels, comme un passeport, ou l’accès à certains services publics, comme des soins de santé ou l’enseignement —, privilèges dont sont précisément privées les personnes qui n’ont pas le statut de citoyen. »[9]

Cette conception ne fait pas réellement référence à l’humanisme civique du républicanisme classique, qui met de l’avant la participation citoyenne comme élément essentiel à la liberté politique, comme moyen de lutter contre la corruption des institutions et la domination des élites. La citoyenneté ne se limite pas à voter, à se présenter aux élections ou à obéir (se sentir lié) aux décisions des dirigeants, comme le préconise la démocratie représentative qui représente une forme d’aristocratie élective ; elle consiste d’abord à participer et à délibérer des affaires publiques, à contester les lois injustes et à décider directement par le biais de mécanismes comme les référendums d’initiative populaire, des assemblées locales, etc.

Ainsi, la conception de Parenteau ne fait que défendre la forme actuelle de la démocratie libérale, en lui ajoutant une composante collective centrée sur le modèle d’intégration et l’identité nationale. L’analyse proposée décrit moins l’exercice de la citoyenneté que l’acquisition de la citoyenneté nationale, laquelle peut être plus ou moins exigeante selon la doctrine libérale qui permet une cohabitation de différentes cultures (laisser-vivre), ou la doctrine républicaine qui nécessite une adhésion forte aux valeurs majoritaires (vivre-ensemble). Pour le multiculturalisme canadien, « l’acquisition de la citoyenneté semble davantage tenir d’une modalité administrative que d’un véritable processus d’intégration à une communauté. »[10] La citoyenneté républicaine est alors fondée sur l’assimilation (plus ou moins complète) à la culture nationale.

« En somme, les Québécois rejettent l’idée qu’il soit possible pour un nouvel arrivant de devenir citoyen tout en demeurant « étranger » à la culture du pays d’accueil, replié au sein de sa communauté ethnoculturelle d’origine. Il est tout à fait normal pour tout citoyen, qu’il soit d’immigration récente ou ancienne, de rester attaché à sa culture d’origine, celle de ses parents ou celle dans laquelle il a grandi. Il va de soi qu’il peut continuer de parler une autre langue que la langue nationale de son pays d’accueil en famille et avec ses amis. Il peut même conserver certaines valeurs étrangères à celles de ses concitoyens, dès lors qu’elles sont compatibles avec les lois de son nouveau pays. Dans l’espace public de tous les jours toutefois, c’est-à-dire au sein du domaine ouvert à l’interaction des citoyens et où justement s’exerce la citoyenneté, se déploie la culture commune. Pour la majorité des Québécois, cette culture commune prend la forme d’une culture et d’une langue nationales. »[11]

On retrouve ici les lieux communs de la critique du multiculturalisme, qui au nom de la défense des minorités culturelles, favoriserait en fait les ghettos et l’exclusion sociale, tout en niant la réalité de la culture majoritaire et l’existence de la nation québécoise. Certes, il est vrai que le multiculturalisme canadien ne permet pas de mettre en évidence le phénomène de « minorité nationale », par contraste avec l’interculturalisme qui la reconnaît explicitement et cherche un dialogue entre la culture majoritaire et les minorités[12]. Il est aussi vrai que l’idéologie multiculturaliste élaborée par Pierre Elliott Trudeau n’est pas neutre parce qu’elle visait une neutralisation du nationalisme québécois, autre raison pour laquelle cette doctrine doit être justement critiquée. Or, il serait hasardeux de rejeter toute forme de pluralisme sous prétexte qu’il faudrait absolument privilégier une culture nationale bien soudée. Malheureusement, la critique de Parenteau conduit à rejeter l’interculturalisme parce qu’il serait basé sur la même vision individualiste que le multiculturalisme : l’idéologie libérale.

« Si l’interculturalisme et le multiculturalisme présentent des différences que l’on ne saurait nier — le premier repose sur l’admission de l’existence d’une « nation » québécoise, alors que le second nie cette réalité —, il reste que ces modèles reposent tous deux sur une même conception de la société, celle fondée sur le libéralisme anglo-saxon. Or, cette conception de la société n’a pas réussi à s’imposer au Québec, car les Québécois continuent de souscrire majoritairement à une autre conception de la société — ni meilleure ni pire, seulement différente et ignorée à tort —, laquelle tend davantage vers le républicanisme, même s’il est encore mal assumé. »[13] Ainsi, le « rejet majoritaire » des accommodements raisonnables s’expliquerait par une conception implicite de la citoyenneté qui mettrait de l’avant un sentiment d’appartenance nationale qui ignorerait sa nature républicaine.

Identité nationale

Il est dommage que l’aspect du républicanisme qui est systématiquement mis en valeur soit la méfiance envers les communautés, associations et corps intermédiaires qui s’insinueraient pour briser le lien entre les citoyen(ne)s et leur État unitaire. L’égalité de tous les citoyen(ne)s repose ainsi sur la transcendance des différences culturelles qui relèvent de la sphère privée, la culture publique commune servant de socle à la République. Les liens horizontaux et les appartenances particulières qui attachent les individus à des communautés, guildes et corporations doivent ainsi être remplacés par la relation verticale entre le citoyen et la communauté nationale, à la manière de la loi Le Chapelier de 1791 qui continue encore aujourd’hui de marquer le républicanisme français. Le procès du multiculturalisme canadien conduit alors au rejet pur et simple du pluralisme par la mise en avant de l’identité nationale.

« Une telle conception « communautariste » est aux antipodes de la manière québécoise de penser la nation. Pour les Québécois, la nation québécoise forme non pas une communauté de communautés, mais une communauté de citoyens, puisqu’elle est celle de tous les Québécois, dès lors qu’elle réunit tous les citoyens du Québec, quelles que soient leurs origines, leur religion, leurs préférences politiques ou leurs préférences en matière de style de vie. La nation québécoise est elle-même une communauté rassembleuse, qui transcende par nature toutes les appartenances particulières que peuvent entretenir certains citoyens à l’égard de leur communauté immédiate. »[14]

Face au programme de construction identitaire du multiculturalisme canadien, dont Parenteau souligne à juste titre le caractère récent et artificiel, il oppose un programme de construction identitaire (nation building) qui serait intiment lié à la nature de l’État québécois. « On l’a vu, les Québécois conçoivent en général l’État du Québec comme l’incarnation institutionnelle de ce qu’ils sont comme peuple. L’État est en ce sens indissociable de leurs ambitions collectives. Bien plus qu’un instrument au service des individus, il est l’expression politique d’un peuple conscient de son caractère national. Si l’État du Québec porte en lui une composante identitaire marquée, et qu’il lui revient de sauvegarder et de promouvoir celle-ci, c’est qu’il est au cœur de la vie collective. La composante identitaire n’est pas ici accessoire ; elle participe de la nature même de cette institution politique. »

Ainsi, le but essentiel de l’État québécois serait la sauvegarde de la culture nationale et du Bien commun, qui n’est pas identifié ici à la justice sociale mais à une vision compréhensive du Bien issue de la majorité culturelle. Cette vision est explicitement anti-libérale, car elle rejette l’idée que l’État doive demeurer neutre quand aux diverses conceptions de la vie bonne (pluralisme des valeurs), et se concentrer plutôt à promouvoir les droits individuels et l’équité. Dans le triptyque républicain « Liberté, égalité, fraternité », cette conception anti-pluraliste privilégie la troisième composante, la solidarité nationale, en accordant un rôle secondaire aux deux premiers éléments.

« La sauvegarde et la promotion de l’identité nationale sont des éléments importants de la tâche dévolue à l’État du Québec parce que les Québécois estiment que leur identité est liée à une conception du « Bien commun » à préserver. Fidèles à l’approche républicaine, les Québécois jugent qu’il incombe à l’État d’incarner une certaine vision du monde, des choix collectifs ou des valeurs communes qui renvoient à une conception du bien. Celle-ci n’a pas la prétention d’être universelle, car elle se sait indissociable de l’expérience historique et sociale particulière du peuple québécois. »[15]

Par ailleurs, cette interprétation identitaire du Bien commun mène l’auteur à concevoir le mouvement coopératif comme une caractéristique culturelle du peuple québécois, une propriété essentielle liée à son histoire particulière, et non comme un mouvement social issu du mouvement ouvrier qui visait à lutter contre les excès du capitalisme. Le coopérativisme ne s’inscrit plus dans une tradition de gauche, mais serait le fruit d’un républicanisme implicite qui accorde une place privilégiée à la collectivité et l’identité nationale ! Outre le fait que cette explication soit historiquement et sociologiquement fausse, elle représente une récupération nationaliste d’un mouvement qui émane d’une doctrine politique différente.

« Suivant leur conception de la société, le Québec est une véritable communauté nationale avec son identité propre. Il ressort de cette conception une dimension collective plus affirmée. La présence plus grande de valeurs de coopérations au Québec, plus grande qu’elle ne l’est au Canada — pensons seulement au nombre d’organisations formées en coopératives, notamment le Mouvement Desjardins —, témoigne à sa façon de l’importance accordée par les Québécois à la collectivité. Le phénomène trouve certainement son origine dans l’histoire du Québec, laquelle est traversée depuis près de trois siècles par le thème de la survivance — même si par ailleurs celui-ci semble de moins en moins présent dans l’imaginaire collectif québécois contemporain. L’esprit de coopération des Québécois porte la marque d’une communauté qui a su se « serrer les coudes » au fil du temps pour continuer d’exister à travers l’adversité, notamment depuis la Conquête britannique. Plus fondamentalement, cette vision collective participe d’une conception plus républicaine de la société. »[16]

Souveraineté populaire

Cette conception culturaliste du républicanisme se réfracte même dans l’interprétation du concept de souveraineté populaire. Le peuple québécois serait intrinsèquement plus actif dans la sphère politique, contrairement au reste du Canada qui resterait plus passif à cause d’une conception « atomisée » de la société et une certaine méfiance à l’égard des institutions politiques. « Si les Québécois sont républicains, c’est d’abord et avant tout parce qu’ils accordent une place centrale au peuple dans leur représentation du pouvoir politique. La souveraineté du peuple, ou la souveraineté populaire, est en effet au cœur de l’idéal républicain qui fait du peuple un acteur politique de premier plan. […] Concrètement, le républicanisme des Québécois se manifeste d’abord à travers une conception plus active de la citoyenneté. La comparaison entre le Québec et le Canada permet d’observer une différence quant à la participation des citoyens dans l’espace public. En dépit de la perte de confiance généralisée des citoyens à l’égard de la « chose publique » qui est visible partout en Occident — phénomène que les uns appellent « cynisme », les autres « désenchantement » —, le Québec continue de montrer une capacité de mobilisation et de participation élevée des citoyens, sans contredit plus importante que celle observée au Canada ou ailleurs dans la plupart des pays européens » »[17]

S’il est vrai que la société civile québécoise est relativement plus dynamique dans l’espace public et dans la rue, cela n’émane pas d’une mentalité républicaine répandue mais d’une tradition de luttes sociales, de l’histoire du syndicalisme, du mouvement indépendantiste et d’autres facteurs politiques, économiques et culturels complexes qui ne peuvent être subsumés sous l’égide d’une identité nationale unifiée. Or, l’hypothèse selon laquelle le républicanisme serait la principale structure de l’imaginaire québécois conduit à interpréter tous les phénomènes politiques de l’histoire contemporaine du Québec à travers cette grille d’analyse. Par exemple, les multiples consultations publiques et commissions d’enquête, les deux référendums sur la souveraineté et même le printemps québécois seraient les signes d’un inconscient collectif républicain. L’analyse de la grève étudiante de 2012 est symptomatique de ce « forçage idéologique » qui consiste à masquer l’origine de gauche du mouvement pour le ramener à sa source républicaine.

« L’ampleur du mouvement de contestation tient précisément au fait qu’il s’est agi là d’un affrontement entre deux conceptions diamétralement opposées de l’agir politique. Sans un tel écart, jamais l’enjeu des droits de scolarité n’aurait pu à lui seul conduire à une pareille mobilisation. D’une part, se réclamant d’une conception résolument républicaine (même si c’est en grande partie de manière inconsciente), les manifestants, étudiants et citoyens confondus, défendaient haut et fort l’idée que la question des droits de scolarité relevait d’un choix collectif sur lequel le peuple pouvait légitimement se prononcer. Indépendamment du régime adopté sur ce point ailleurs en Amérique du Nord ou au Canada, les Québécois manifestant estimaient avoir le droit de choisir un système d’éducation plus conforme à leur conception de l’éducation — conception qui fait de celle-ci un bien commun plutôt qu’un instrument d’avancement personnel, suivant la vision libérale de l’éducation. D’autre part, un gouvernement et une certaine élite politique et économique semblaient refuser, fidèles à l’approche libérale, que ces questions puissent faire l’objet d’un débat public. Complexes, ces questions devaient, selon les tenants de l’approche libérale, être réservées à des experts (comptables, administrateurs scolaires ou économistes), lesquels savent mieux que le peuple comment il convient d’administrer des univer- sités. Ainsi, le « printemps érable » a-t-il été le théâtre d’une lutte entre une approche républicaine axée sur le pouvoir du peuple, capable de se prononcer sur les grandes questions le touchant, et une approche technocrate libérale du politique réaffirmant une certaine conception élitiste du pouvoir. »

Ici, l’analyse de Parenteau rejoint une conception émancipatrice du républicanisme, qui contraste cependant avec la perspective nationaliste qui fut élaborée tout au long de l’ouvrage. Ce glissement est rendu possible par la confusion dans l’interprétation des variantes du libéralisme sur le plan socio-culturel, politique et économique. Si les sections sur la laïcité, la citoyenneté, et l’identité nationale portaient sur la critique du modèle d’intégration pluraliste-libéral, laissant intact le libéralisme politique et économique attachés à la démocratie représentative et au capitalisme, le discours structurant du printemps québécois renvoie avant tout à la critique d’une démocratie confisquée par les élites et les dérives du néolibéralisme, et non au rejet du multiculturalisme ou au nationalisme identitaire qui furent plutôt la réponse du Parti québécois pour refermer la brèche de ce mouvement populaire.

Deux républicanismes

Autrement dit, nous avons affaire à deux grandes conceptions du républicanisme : la première version, inspirée du modèle jacobin et français, est centrée sur la critique du communautarisme associé au libéralisme culturel et insiste sur la primauté de l’identité nationale, tandis que la seconde repose sur une conception critique de l’économie de marché et du gouvernement représentatif, qui met de l’avant la participation citoyenne et la démocratie radicale. Le républicanisme nationaliste n’est pas réductible mais compatible avec l’idéologie du nationalisme conservateur, plusieurs arguments contre le libéralisme anglo-saxon et le multiculturalisme étant repris par les partis populistes qui sévissent dans plusieurs pays du monde, comme le témoignent les résultats inquiétants des dernières élections européennes, avec la montée de l’extrême-droite et le « séisme » du Front national en France.

À l’inverse, le républicanisme socialiste considère que la souveraineté populaire doit s’étendre dans la sphère économique, car la démocratie ne pourrait se restreindre aux urnes et s’arrêter à la porte du travail. Comme le dit Jaurès, « la Révolution a fait les Français rois dans la cité, mais les a laissé serfs dans l'entreprise ». Le socialisme, en tant que contrôle démocratique de la vie économique par des coopératives, des entreprises publiques incluant les citoyens, une planification collective au niveau local et une stricte régulation du marché, serait ainsi la réalisation de la République qui restera inachevée tant et aussi longtemps qu’elle se limitera aux institutions politiques. Cette version du républicanisme permet d’articuler la question sociale et nationale, socialisme et indépendance, patriotisme et internationalisme : « Un peu d'internationalisme éloigne de la patrie ; beaucoup d'internationalisme y ramène. Un peu de patriotisme éloigne de l'Internationale ; beaucoup de patriotisme y ramène. »[18]

Or, cette conception du républicanisme est fondamentalement incompatible avec le nationalisme conservateur, et reçoit un accueil plutôt tiède des républicains centristes qui souhaitent éviter un conflit de classes par un projet nationaliste qui évacue les droits socioéconomiques pour ce concentrer sur l’identité nationale. Danic Parenteau, qui cherche à refonder la coalition souverainiste sur l’idéologie républicaine, doit donc se placer sur un terrain mitoyen pour permettre une alliance entre la gauche et la droite. La stratégie de l’assemblée constituante est ainsi revendiquée, à juste titre, mais l’interprétation du projet de constitution est clairement orientée vers la centralité du modèle d’intégration et la question identitaire.

« Cette constitution, rédigée et adoptée par le peuple du Québec, pourrait affirmer le principe de la laïcité, définir une conception de la citoyenneté, reconnaître la place centrale de certains symboles identitaires, qu’il reviendrait expressément à l’État de sauvegarder et de préserver. Elle pourrait aussi inscrire la reconnaissance officielle du caractère souverain du peuple. La volonté d’instituer le républicanisme au Québec ne peut exister sans remettre en cause l’ordre constitutionnel canadien. Toute mesure conçue en essayant d’éviter le terrain constitutionnel sera fatalement vaine ou risque de n’avoir qu’une portée symbolique. »[19]

L’élément pertinent du républicanisme repose moins sur la critique du multiculturalisme et la défense de l’identité nationale, que sur son incompatibilité avec le régime politique canadien, le Canada étant à juste titre « foncièrement antirépublicain »[20]. Si nous pouvons rejeter le monarchisme constitutionnel, le « gouvernement des juges » et la faiblesse démocratique des institutions politiques canadiennes, il faut approfondir cette critique en dénonçant le libéralisme politique et économique des élites québécoises, y compris nationalistes, en montrant qu’une réelle souveraineté populaire au Québec est incompatible avec le système fédéral, mais aussi au sein des institutions québécoises actuelles.

C’est ici que la limite de l’analyse de Parenteau montre sa principale faiblesse et s’avère contre-productive : l’idée selon laquelle le peuple québécois serait déjà républicain en puissance et n’aurait qu’à le devenir par le développement de sa conscience nationale occulte la critique du libéralisme économique et politique du discours dominant au sein de la société québécoise, et empêche donc les Québécois et Québécoises de devenir réellement républicains. En ce concentrant sur la critique du pluralisme libéral et du multiculturalisme canadien, on reste enfermé dans la défense d’une identité nationale, d’une conception étroite de la citoyenneté et d’un débat confus sur la laïcité qui alimente les divisions entre la majorité et les minorités culturelles, et les tensions au sein même de la majorité. Ce républicanisme à tendance jacobine, qui insiste sur l’universalité de la loi contre les accommodements « déraisonnables » et la défense des « valeurs québécoises » contre la fragmentation libérale, canadienne et multiculturelle, ne permet pas de construire une pensée de l’émancipation, de donner un sens concret à la souveraineté populaire et de guider l’action politique autrement qu’en appuyant un parti souverainiste dans les urnes.

C’est pourquoi il faut reconnaître que l’idéal républicain n’est pas un bloc monolithique, mais le terrain d'une lutte idéologique où des discours nationalistes, conservateurs, socialistes ou émancipateurs cherchent à s'approprier la signification de cette tradition politique. D’ailleurs, la voie la plus prometteuse pour refonder la lutte de libération nationale consiste à l’attacher à la question sociale et la reconstruction de l’État-providence issu de la Révolution tranquille, qui est maintenant détourné de ses finalités par les élites économiques. L’idéal démocratique issu du printemps québécois peut être considéré comme une forme de républicanisme inconscient en considérant qu’il s’attachait davantage à la critique du libéralisme économique, de la corruption et d’un gouvernement représentatif qui entravent le pouvoir d’agir des individus et le principe d’auto-détermination, c’est-à-dire la capacité de la société à agir sur elle-même. La pleine expression du caractère subversif du républicanisme ne repose pas sur la question de l’identité culturelle, mais sur le terrain chaud de la sphère socioéconomique où surgissent les luttes sociales et la contradiction fondamentale entre l’idéologie libérale et le projet d’une République réellement démocratique.

L’anthologie De la République en Amérique française renoue davantage avec cet idéal émancipateur structurant l’imaginaire du mouvement des Patriotes, et persistant comme une tradition politique qui n’a rien à avoir avec le nationalisme de survivance qui se retrouve dans le duplessisme et le récent virage conservateur du Parti québécois. D’ailleurs, l’expression politique la plus claire de cette tradition se retrouve probablement au sein de Québec solidaire, dont des éléments républicains se retrouvent clairement dans le programme sans être complètement explicites dans le discours officiel du parti. Le républicanisme patriote était d’ailleurs davantage influencé par la Révolution américaine que par un modèle d’intégration français ou la critique du pluralisme libéral.

Enfin, la distinction entre libéralisme et républicanisme présentée dans l’introduction de l’ouvrage dirigé par les républicains Marc Chevrier, Louis-Georges Harvey, Stéphane Kelly et Samuel Trudeau, est plus pertinente que le débat poisseux qui oppose multiculturalisme et nationalisme identitaire, car elle met en évidence la domination économique et politique qui sévit non seulement entre le Canada et le Québec, mais entre le gouvernement québécois et son propre peuple. La souveraineté populaire représente une lutte contre la domination sous toutes ses formes, qu’elle soit capitaliste, coloniale, sexiste, raciste, etc. Elle permet une critique de la société marchande qui endort le pouvoir citoyen, en donnant à la liberté politique une texture plus riche, qui inclut mais dépasse en même temps le strict cadre de la communauté nationale.

« Le libéral applaudit à la civilisation du commerce et de l’industrie adoucissant les mœurs, elle offre un éventail grandissant de possibilités aux individus liés les uns aux autres par la recherche de leur intérêt mutuel. Pour ce faire, l’État prend soin de soutenir l’essor du capitalisme, notamment en le finançant par son crédit et en facilitant la création de puissantes entreprises capables d’expansion et de grands projets. Le républicain reste sceptique devant les progrès annoncés par cette civilisation du commerce ; il craint même que l’abondance des biens et des distractions amollisse les mœurs, détourne le citoyen de la chose publique et augmente les occasions de corruption. Le consommateur finit par l’emporter sur le citoyen – le lien social se réalise par les choses échangées, produites, consommées et non plus par l’éclat des actions publiques ; la personnalité humaine en est alors affectée, devenue malléable, ouverte à une multitude de dépendances. À son grand dam, le républicain voit l’État s’allier aux puissances financières et sacrifier la chose publique à leurs intérêts. Ainsi, l’État finit par être de connivence avec de grands groupes économiques, dont la concentration fait disparaître nombre de petits producteurs. Pour le républicain, la liberté politique se double donc d’une liberté économique, celle de pouvoir gagner son pain sans devoir subir la domination des monopoles qui raflent les moyens de production et jettent les petits producteurs propriétaires vers le salariat précaire. »[21]

Si le Précis républicain à l’usage des Québécois reste prisonnier du carcan nationaliste et souverainiste en limitant la critique républicaine au multiculturalisme canadien au lieu de l’étendre à l’ensemble de la société, la conclusion de l’ouvrage reste pertinente et s’accorde avec une conception socialiste de la République. L’hypothèse de recherche pour la reconstruction d’un républicanisme démocratique qui soit susceptible d’articuler la question de l’émancipation sociale et la lutte de libération nationale consiste à montrer que la République représente la forme politique essentielle à la liberté du peuple québécois, et qu’elle s’inscrit dans un projet de société plus large qui permet d’élargir la souveraineté populaire à la sphère économique. Il est possible d’écarter le modèle d’intégration assimilationniste et centralisateur d’origine française tout en conservant la critique du libéralisme économique et politique, évacuant ainsi le débat houleux sur l’identité nationale qui se prête facilement aux dérives populistes.

Cette stratégie permet de se concentrer sur la construction d’une unité populaire capable de s’institutionnaliser par la transformation de l’État québécois. Ce type de républicanisme progressiste s’accorde avec la décentralisation, l’autonomie régionale, le pluralisme et une solidarité concrète qui ne se réduit pas au sentiment d’appartenance. Ce projet ne sera possible sans un processus constituant largement démocratique, qui seul pourra résoudre la question nationale par l’exercice d’une citoyenneté active qui remet en cause l’ordre économique et politique actuel. Cet idéal républicain ne deviendra effectif qu’à condition qu’il ne soit plus dirigé idéologiquement par le nationalisme conservateur, et qu’il renoue avec un projet de société pleinement assumé dont l’indépendance représente une dimension incontournable. Ainsi, nous nous accordons avec le projet indépendantiste et républicain sans partager pour autant la conception étroite de la laïcité, la citoyenneté et l’identité nationale suggérée par le républicanisme de Parenteau. Si le républicanisme doit refonder le projet souverainiste, c’est à condition de rompre avec l’obsession identitaire et de baser un nouveau nationalisme sur la souveraineté populaire et l’idéal émancipateur de l’indépendance nationale. Le tournant républicain ne se fera pas vers la droite, mais vers la gauche.

« En définitive, la question du statut politique du Québec et la question constituante sont inséparables. C’est dans la perspective plus générale de la question du régime politique que la question du statut politique du Québec trouvera sa solution. Le projet de faire du Québec un pays n’a véritablement de sens que si le projet s’inscrit dans une démarche globale — celle par laquelle le peuple du Québec, exerçant son pouvoir constituant, pourra se donner des institutions politiques bien à lui. La question du statut politique que le peuple québécois voudra bien donner à ces institutions doit être saisie comme un aspect de cette démarche constituante. Sans un tournant résolument républicain, le projet souverainiste risque fort bien de demeurer ce qu’il a toujours jusqu’ici été : un rêve. L’idée d’un pays pour le Québec ne trouvera la force de sa réalisation que si elle tend, effectivement, vers la République libre du Québec. »[22]




[1] Danic Parenteau, L’échec d’une certaine idée de la souveraineté, Le Devoir, 2 mai 2014
[2] Danic Parenteau, Précis républicain à l’usage des Québécois, Fides, Montréal, 2014, p.11
[3] Louis-Georges Harvey, Le printemps de l’Amérique française. Américanité, anticolonialisme et républicanisme dans le discours politique québécois. 1805-1837, Boréal, Montréal, 2005
[4] Marc Chevrier, La République québécoise. Hommage à une idée suspecte, Boréal, Montréal, 2012
[5] Marc Chevrier et al. (ed.), De la République en Amérique française, Anthologie pédagogique des discours républicains. 1703-1967, Septentrion, Québec, 2013
[6] Précis républicain à l’usage des Québécois, p.23-24
[7] Danic Parenteau, L’échec d’une certaine idée de la souveraineté, Le Devoir, 2 mai 2014
[8] Ibid., p.45-46
[9] Ibid., p.55-56
[10] Ibid., p.66
[11] Ibid., p.70
[12] Pour défaire l’idée répandue que l’interculturalisme serait une simple variante québécois du multiculturalisme, voir Gérard Bouchard, L’interculturalisme. Un point de vue québécois, Boréal, Montréal, 2012
[13] Précis républicain à l’usage des Québécois, p.22
[14] Ibid., p.106
[15] Ibid., p.109
[16] Ibid., p.75
[17] Ibid., p.115,126
[18] Jean Jaurès, L'Armée nouvelle, éd. L'Humanité, 1915, p. 464
[19] Ibid., p.141
[20] Ibid., p.119
[21] De la République en Amérique française, p.14-15
[22] Précis républicain à l’usage des Québécois, p.147

Ébauche d’une théorie critique des vertus démocratiques

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