mardi 26 novembre 2013

Critique de la démocratie participative montréalaise


De la gouvernance métropolitaine à la gestion de proximité

Introduction

La transformation sociale, économique et politique des villes contemporaines fait apparaître un processus de métropolisation qui redéfinit le cadre de l’action publique locale. La ville de Montréal constitue un parfait exemple de cette situation, celle-ci étant écartelée entre un organisme de gestion régionale, la Communauté métropolitaine de Montréal (CMM), et une grande décentralisation d’arrondissements relativement autonomes. Pour analyser cette reconfiguration politique, le paradigme de la démocratie participative sera utilisé pour interroger l’émergence de dispositifs participatifs, de l’échelle métropolitaine à l’échelle microlocale.

Or, la démocratie participative est une notion floue qui emprunte de nombreuses formes, découlant de facteurs comme les modalités procédurales, la volonté politique et le contexte socioéconomique. C’est pourquoi l’exemple montréalais sera examiné à partir d’une typologie originale (Bacqué et al., 2005) permettant de distinguer le modèle managérial, la modernisation participative, la gestion de proximité, l’empowerment et la démocratie participative. La gouvernance métropolitaine de la CMM et le budget participatif du Plateau-Mont-Royal serviront à illustrer ces différents types d’institutionnalisation de la participation au niveau de la gouvernance urbaine.

Cependant, aucun de ces dispositifs ne permet l’émergence d’une démocratie participative au sens étroit du terme, c’est-à-dire une « articulation des formes classiques de gouvernement représentatif avec des procédures de démocratie directe ou semi-directe » (Bacqué et al., 2005 : 37). C’est pourquoi l’hypothèse du « contexte social-libéral québécois » servira à expliquer la présence des dispositifs participatifs mentionnés ci-haut, tout en indiquant qu’un scénario de « régime participatif » serait favorable à la réalisation d’un véritable pouvoir citoyen en sol montréalais.

Communauté métropolitaine de Montréal

La Communauté métropolitaine de Montréal (CMM)[1] est un organisme de planification, de coordination et de financement qui regroupe 82 municipalités de la ville-région de Montréal. Intervenant sur des domaines aussi variés que l’aménagement du territoire, le développement économique, artistique et culturel, le logement social, les infrastructures métropolitaines, le transport collectif, la gestion des matières résiduelles, de l’air et de l’eau, la CMM cherche à créer une vision commune et partagée du développement métropolitain. Elle est dirigée par un conseil de vingt-huit membres composé par quatorze élus de la Ville de Montréal, dont le maire siégeant à titre de président, trois élus de la Ville de Laval, trois élus de la ville de la Longueuil, ainsi que huit maires désignés par les municipalités régionales de comté (MRC) de la couronne Nord et Sud de Montréal.

Le conseil de la CMM a le pouvoir de créer des « commissions consultatives » composées de ses membres afin de tenir des consultations publiques auprès des municipalités locales, des MRC, des corps publics ou d’autres représentants de la société civile en fonction de mandats confiés par le conseil. Ce type de dispositif participatif permet « d’associer sur des thèmes précis des élus et des citoyens non élus, souvent délégués des associations ou représentants des groupes d’intérêt » (Bacqué et al., 2005 : 16). Certaines commissions consultatives sont permanentes (aménagement, environnement, développement économique, logement social, transport), alors que d’autres sont ponctuelles. Elles n’ont pas de pouvoir décisionnel, mais seulement un pouvoir de recommandation auprès du conseil du CMM qui demeure le seul initiateur de ces processus. Il s’agit donc d’une participation top down, qui s’adresse d’abord aux élus locaux et aux citoyens organisés.

Plan métropolitain d’aménagement et de développement

Par ailleurs, la CMM a adopté un Plan métropolitain d’aménagement et de développement (PMAD) du Grand Montréal le 8 décembre 2011, suite à une importante consultation publique à l’automne 2011. Le PMAD représente une forme de « plan stratégique participatif » visant à associer les citoyens, associations, entreprises privées, et autorités locales à la planification urbaine, économique et environnementale du territoire métropolitain. Basé sur les valeurs d’attractivité, de compétitivité et de durabilité, ce dispositif renvoie à la « gouvernance multiniveaux »  qui tente d’harmoniser le cadre institutionnel et les outils de planification tant à « l'échelle nationale (le gouvernement du Québec), l'échelle métropolitaine (la CMM), l'échelle régionale (les agglomérations, les MRC et les villes-MRC) ainsi que l'échelle locale (les municipalités). »[2]

Le PMAD fait suite au plan stratégique « Cap sur le monde, une vision pour 2025 » qui fut appuyé par des consultations publiques et électroniques à l’hiver 2003[3]. Ce plan mettait en avant-scène les valeurs de compétitivité (économie basée sur le talent, la tolérance et la technologie), l’attractivité (cadre de vie, aménagement de qualité, mise en valeur de l’environnement), la « solidarité » (partenariat pluriel avec les acteurs de son développement, ouverture sur le monde) et la « responsabilité » (accountability). Cette vision stratégique, basée sur l’idée de la « classe créative » de Richard Florida (Florida, 2002), s’attarde avant tout à la croissance économique, la gestion et la modernisation de l’administration publique, sans réellement tenir compte des problématiques sociales (exclusion, redistribution de la richesse), ou de l’extension de la démocratie à l’échelle locale et régionale. Par contre, les consultations publiques auront permis de définir l’environnement comme un axe structurant du PMAD, celui-ci ayant pour objectif de protéger 17% du territoire du Grand Montréal, en mettant « en valeur le milieu naturel, le milieu bâti et les paysages à des fins récréotouristiques »[4].

Qu’est-ce que la gouvernance ?

La description précédente suggère que les processus participatifs mis en place par la CMM et le PMAD renvoient à un modèle « managérial », lui-même fondé sur l’approche de la « gouvernance ». De manière générale, la gouvernance désigne l’acte de gouverner, c’est-à-dire la manière dont les décisions sont prises, les règles établies et implantées par une organisation quelconque. Cette notion est donc beaucoup plus large que le terme « gouvernement », qui désigne habituellement l’État ou une autorité publique subordonnée comme la Ville de Montréal par exemple. Dans les années 1980 et 1990, plusieurs chercheurs en sciences politiques, sociologie, management et études urbaines ont remarqué une transformation institutionnelle importante : nous serions passés du gouvernement autoritaire caractéristique du régime fordiste des Trente glorieuses, à une diminution de l’influence de l’autorité publique qui serait maintenant ouverte à des partenariats avec des acteurs non étatiques comme les entreprises et les organisations de la société civile.

Cette transformation serait due à de nombreux facteurs comme la crise de l’État-providence, la fin du keynésianisme, la perte de confiance envers les institutions, la remise en question de la technocratie, et surtout la restructuration économique postfordiste menant à la mondialisation néolibérale. La gouvernance serait alors un nouveau mode de gestion des affaires publiques favorable au dialogue, aux partenariats public-privé, aux impératifs d’efficacité, de transparence et de participation, etc. Il ne s’agit pas d’un modèle fixe et éprouvé, mais d’un « bricolage institutionnel » essayant de résoudre la crise de légitimation de l’État. En ce sens, cette notion offre une « description » intéressante du nouveau contexte institutionnel dans lequel baigne la quasi-totalité des organisations, publiques comme privées, à notre époque. Or, le discours sur la gouvernance est ambigu parce qu’il est également « normatif », de telle sorte qu’il devient associé à une façon de faire éthique et efficace qui doit s’imposer dans toute prise de décision.

C’est bien cette forme de « management totalitaire » que pourfend Alain Denault avec ses 50 thèses sur la gouvernance. « Dans les années 1980, les technocrates de Margaret Thatcher ont habillé du joli nom de « gouvernance » le projet d’adapter l’État aux intérêts et à la culture de l’entreprise privée. Ce coup d’État conceptuel va travestir avec succès la sauvagerie néolibérale en modèle de « saine gestion ». Nous en ferons collectivement les frais : déréglementation de l’économie, privatisation des services publics, clientélisation du citoyen, mise au pas des syndicats… ce sera désormais cela gouverner. Appliquée sur un mode gestionnaire ou commercial par des groupes sociaux représentant des intérêts divers, la gouvernance prétend à un art de la gestion pour elle-même. Entrée dans les mœurs, évoquée aujourd’hui à toute occasion et de tous bords de l’échiquier politique,  sa plasticité opportune tend à remplacer les vieux vocables de la politique. » (Deneault, 2013)

La gouvernance métropolitaine

Pour revenir à la question montréalaise, une typologie élaborée par Marie-Hélène Bacqué, Henri Rey et Yves Sintomer permet distinguer différentes formes de démocratie participative d’après trois types de facteurs dont les objectifs de la démarche, le contexte sociopolitique et la forme procédurale des processus participatifs (voir l’annexe pour le tableau résumé des cinq idéaux types). En ce qui concerne le modèle managérial, « le développement de la gouvernance urbaine est avant tout centré sur la coopération public/privé, avec une forte prédominance des acteurs économiques dans le processus. La participation signifie que les citoyens peuvent être eux aussi des acteurs de ce processus, qu’ils sont admis comme stakeholders, ou plus exactement que les associations ou les ONG qui sont censées représenter leurs intérêts sont associés au même titre que les autres acteurs privés, bien que leur poids effectif reste secondaire. Les objectifs sociaux sont quasiment inexistants (…) et la participation n’est pas un instrument de justice distributive. Les démarches participatives sont dépolitisées, le pouvoir politique est faible ou affaibli, la modernisation de l’État local hésitante. » (Bacqué et al., 2005 : 294).

Au niveau du discours et des documents officiels, la CMM emploie largement la logique marchande et managériale (attractivité, compétitivité, partenariat, etc.) et ne remet pas en question les rapports de domination entre les élites économiques et politiques et les simples citoyens. Bien que la CMM s’intéresse à certains enjeux comme le logement social, les commissions consultatives n’ont pas de visée redistributive et ne remettent pas en question l’ordre établi. Enfin, le manque de ressources, l’éclatement des compétences, la complexité du cadre institutionnel métropolitain due à la réforme municipale du gouvernement provincial, ainsi que la forte décentralisation des pouvoirs politiques dans la région montréalaise font en sorte que la CMM et le PMAD doivent composer avec redéfinition du cadre de l’action publique inachevée (Collin, Robertson, 2005). Finalement, le caractère dépolitisé des consultations publiques relève principalement du mandat prédéterminé par le conseil de la CMM, et l’impératif de dégager une vision partagée et consensuelle qui exclut le conflit propre à la confrontation des intérêts.

Entre gouvernance et délibération

En ce qui a trait à la forme procédurale de la participation sous l’égide de la gouvernance, les commissions consultatives ne modifient guère les processus de décision qui demeurent sous l’autorité exclusive du conseil de la CMM. Les règles et les mandats encadrant les consultations publiques sont dictés par le haut, et la société civile jouit d’une faible autonomie procédurale. Même si l’élaboration d’un plan stratégique vise à développer une vision commune et partagée, celle-ci découle moins d’une délibération libre et rationnelle visant un consensus normatif, que d’une négociation stratégique faisant appel au marchandage et au compromis. Bien que les  « approches en termes de gouvernance partagent avec les théories de la délibération une vision de la politique « décentrée » par rapport au système fondé sur la démocratie représentative, […] elles diffèrent sur cinq points au moins de la théorie délibérative. » (Blondiaux, Sintomer, 2002 : 29-30)

Premièrement, la gouvernance ne distingue pas la délibération et le marchandage, qui répondent à deux types divergents de rationalité : communicationnelle et stratégique (Habermas, 1987). Deuxièmement, la gouvernance ne partage pas la méfiance des théories délibératives envers la logique marchande, mais la favorise par son discours (efficacité, accountability, etc.). Troisièmement, le fait que les discussions prennent part dans l’espace public n’est pas une caractéristique nécessaire, mais contingente pour le modèle managérial. Quatrièmement, cette approche se préoccupe moins de la participation des simples citoyens que de l’inclusion des parties prenantes, se rapprochant ainsi de la perspective néocorporatiste. Cinquièmement, la gouvernance est souvent perçue comme une réponse fonctionnelle à la crise du modèle représentatif, alors que la démocratie délibérative tente de suppléer les carences du gouvernement par une critique normative qui tente de trouver de nouvelles bases à la légitimité politique.

Pour conclure, la gouvernance métropolitaine promue par la CMM représente un très faible degré de démocratie participative, la délibération étant subordonnée à la logique administrative et économique de la démocratie libérale classique. Les vingt-huit élus du conseil et les démarches consultatives peuvent certes impliquer un plus grand nombre d’acteurs dans le cadre de la « planification stratégique », mais les hiérarchies en termes de pouvoir politique, les inégalités sociales et l’impératif de croissance économique restent fondamentalement inchangés.
           
La décentralisation des arrondissements montréalais

Si la Ville de Montréal est incluse dans une structure administrative métropolitaine, elle est également décentralisée en dix-neuf arrondissements jouissant d’une forte autonomie. Suite à l’importante réforme municipale initiée par le Parti québécois qui mena à la fusion de vingt-sept municipalités sur l’île de Montréal en 2002, le mécontentement de la population et les menaces de défusion favorisèrent le renforcement des pouvoirs des arrondissements comme stratégie de séduction. « En créant cette nouvelle forme d’arrondissement, l’idée était de redonner aux anciennes municipalités autonomes le plus de pouvoir possible, comme pour leur faire mieux accepter la perte de leur indépendance, tout en maintenant la gouvernabilité de la nouvelle Ville de Montréal. Mais ce n’était pas suffisant et on procéda à nouveau à un élargissement considérable de l’autonomie des arrondissements, notamment sur le plan budgétaire. » (Hamel, 2009 : 159)

Cette importante décentralisation permet de confier aux arrondissements la gestion des services de proximité, c’est-à-dire l’ensemble des responsabilités qui ne demandent pas une coordination centralisée : balayage des rues et des trottoirs, déneigement, enlèvement des matières résiduelles, gestion des parcs et des équipements locaux, développement communautaire et social, prévention en matière de sécurité incendie, urbanisme et développement économique local. De plus, les arrondissements ont le droit de prélever deux types de taxe[5] : A) une  taxe relative aux investissements consacrés à l’aménagement de nouveaux parcs, au programme de réfection routière, à la protection des bâtiments municipaux et au remplacement d’équipements motorisés ; B) une taxe relative aux services permettant de bonifier les revenus des arrondissements. La variété de compétences et l’autonomie budgétaire offrent une marge de manœuvre intéressante pour l’expérimentation et l’innovation démocratique à l’échelle microlocale, comme dans le cas des arrondissements « branchés » comme le Plateau-Mont-Royal.

Du budget participatif au simulateur budgétaire

Le 10 mai 2007, la mairesse d’arrondissement du Plateau-Mont-Royal, Helen Foutopulos, lançait officiellement le premier budget participatif au Québec. « Le Budget Participatif est un projet qui vise la démocratisation du budget public, qui veut permettre à la population d’influencer directement la détermination des priorités d’investissements du budget de leur arrondissement, à rendre les citoyens et citoyennes acteurs de ce processus qui est actuellement concentré entre les mains des experts de l’arrondissement et des élues et élus. Il ne s’agit pas de retirer la responsabilité aux élues et élus ou de ne plus permettre aux experts d’offrir leurs conseils éclairés, mais plutôt d’ajouter un acteur essentiel à ce processus de décision : les citoyennes et citoyens de l’arrondissement. Le Budget Participatif devient ainsi un processus de cogestion du budget de l’arrondissement qui se déroule sur une base annuelle. » (Rabouin, 2005)

Dans le cas du Plateau-Mont-Royal, ce dispositif de démocratie participative ne concernait pas d’abord la gestion du budget de fonctionnement (environ 55 millions de dollars), mais le « programme triennal d’immobilisations » (PTI) qui représente 5 millions de dollars. Son mode de fonctionnement se déroule comme suit : 1) le processus débute par des assemblées de districts qui sélectionnent des projets d’investissements pertinents, 2) qui sont ensuite évalués par des services administratifs de l’arrondissement, 3) avant de retourner en assemblées de districts qui établissent une liste de priorités. 4) Les trois districts de l’arrondissement envoient des délégués au « sommet annuel » qui harmonise les trois démarches, 5) avant de soumettre le PTI au « conseil d’arrondissement qui demeure libre d’accepter la liste proposée par les participants du sommet » (Hamel : 2009 : 167)

Le budget participatif eut des résultats intéressants, mais mitigés, avec une participation annuelle de 200 personnes sur 100 000 habitants, soit 0,02% de la population locale. De plus, les élections municipales de 2009 amenèrent un important changement d’administration : Helen Foutopulos devint conseillère municipale dans l’arrondissement Côte-des-Neiges-Notre-Dame-de-Grâce, et Luc Ferrandez de Projet Montréal devint le nouveau maire du Plateau-Mont-Royal. Le processus de budget participatif fut donc suspendu à des fins d’évaluation, puis remplacé en 2011 par un projet de simulateur budgétaire en ligne[6]. Développé par l’organisme sans but lucratif NordOuvert ayant pour mission de créer des outils interactifs pour améliorer la démocratie, ce « budget citoyen » possède une interface permettant aux individus d’ajuster à l’aide d’un curseur les dépenses et les revenus de l’arrondissement en toute simplicité.

Par exemple, le citoyen peut ajuster les dépenses concernant le déneigement, verdissement, propreté, parcs et espaces verts, entretien routier, bibliothèque, maison de la culture, piscines et pataugeoires, arénas, collecte des déchets et matières recyclables, salubrité et permis de transformation. Il peut également ajuster les taxes et autres sources de revenus de l’arrondissement, et indiquer son intérêt pour des projets d’investissements particuliers. L’avantage principal du budget citoyen est qu’il ne se limite pas au programme triennal d’immobilisations, mais à l’ensemble du budget de fonctionnement. Néanmoins, le site Internet précise au citoyen la contrainte de l’équilibre budgétaire (déficit zéro), imposée par la politique du conseil municipal de Montréal[7].

La fonction de ce simulateur budgétaire est double : il permet aux élus locaux de prendre en compte les priorités et préférences des citoyens, tout en « éduquant » ces derniers à la rigueur budgétaire. D’après le site du budget citoyen qui rapporte les propos du maire Luc Ferrandez : « le simulateur budgétaire a mis les résidents au défi de faire des choix en fonction de leurs priorités tout en maintenant l’équilibre budgétaire. Cet exercice a permis d’éduquer les citoyens au sujet des différentes sources de revenus et des différentes dépenses, ainsi que de les sensibiliser quant aux choix difficiles auxquels doit faire face l’administration de l’arrondissement. »[8]

La gestion de proximité

D’après la typologie de Bacqué, Rey et Sintomer, le dispositif de budget interactif élaboré par le Plateau-Mont-Royal repose sur le modèle de la « démocratie de proximité ». Celle-ci vise tout d’abord à favoriser la participation citoyenne à l’échelle microlocale de l’arrondissement, afin d’améliorer la gestion et l’adaptation des services publics par l’intégration du « savoir d’usage » des habitants. Sur le plan de la justice sociale, « la démocratie de proximité n’implique pas d’effets redistributifs (autrement qu’à la marge) et vise avant tout à maintenir la paix sociale, à lutter contre l’exclusion ou, dans le meilleur des cas, à affirmer une « solidarité » qui consiste surtout à contrer les logiques de ségrégation sociospatiale que générerait spontanément le marché. » (Bacqué et al., 2005 : 295) Le cadre budgétaire peut ainsi privilégier certains investissements dans le domaine communautaire et populaire, mais ne permet pas d’intervenir sur les causes de l’exclusion sociale, comme la spéculation immobilière et l’embourgeoisement très féroces dans cet arrondissement montréalais.

Par ailleurs, le terme proximité ne fait pas seulement référence à l’échelle locale du voisinage, mais à la volonté de rapprocher les citoyens et les élus. Il s’agit de repositionner la puissance publique par la proximité, en donnant un complément participatif à la démocratie représentative. À ce titre, la dynamique du processus participatif reste largement top down, que ce soit au niveau de l’implantation du budget participatif sous l’initiative des élus locaux (2007-2009), ou de l’orientation du budget citoyen par le conseil d’arrondissement (2011-2013). Dans le contexte du Plateau-Mont-Royal, les mouvements sociaux demeurent faibles ou investissent peu les démarches participatives, même si la population présente un degré élevé de capital culturel, économique et politique par rapport à certains quartiers moins favorisés de la Ville de Montréal.

Ensuite, la démocratie de proximité se caractérise par son caractère essentiellement consultatif. Cela tranche évidemment avec les valeurs et principes de base du budget participatif, qui se veut « un processus de participation publique qui va au-delà de la consultation publique : la participation se traduit par un partenariat entre les citoyennes et les citoyens et leur administration municipale. Ce partenariat est basé sur un engagement actif des citoyennes et des citoyens dans le processus d’élaboration des politiques, des programmes et des projets »[9]. Dans le cas du budget citoyen, celui-ci se réduit à un exercice de consultation budgétaire qui enregistre des préférences individuelles, sans débat public. C’est pourquoi il ne donne aucune place au dialogue ou au conflit, manifestant ainsi une qualité délibérative nulle. Les règles sont décidées par le haut, et la société civile ne jouit d’aucune autonomie procédurale.

Pour Luc Rabouin, l’initiateur du budget participatif du Plateau-Mont-Royal qui travaille sur ce projet depuis 2005, le simulateur budgétaire ne favorise pas le débat démocratique ni la politisation des citoyens. Il demeure un exercice purement individuel, qui n’a même pas de valeur consultative parce qu’il ne vérifie même pas si les internautes sont des résidents de l’arrondissement[10]. Autrement dit, il n’a qu’une fonction essentiellement pédagogique, ce qu’a d’ailleurs souligné le maire Luc Ferrandez lors du lancement du projet.

Si l’expérience du budget participatif de 2007 à 2009 fut davantage limitée du point de vue financier (PTI de 5M$) et favorisa la participation d’un nombre restreint d’individus (200 annuellement), il permettait néanmoins de créer un réel pouvoir citoyen, même s’il était enfermé dans la proximité. À l’inverse, le simulateur budgétaire permit de consulter un plus grand nombre d’internautes (4500 visiteurs dont 732 résidents qui ont soumis un budget équilibré)[11] sur l’ensemble du budget de fonctionnement de l’arrondissement (55M$), sans pour autant donner une voix effective aux citoyens. Sur l’échelle de participation élaborée par Sherry R. Arnstein, le Plateau-Mont-Royal n’a pas dépassé le stade de la coopération symbolique (information, consultation, conciliation), alors que le budget participatif vise à créer un partenariat, une délégation de pouvoir, voire un véritable contrôle citoyen (Arnstein, 1969). Ce que le projet a gagné en extension numérique, il l’a perdu en qualité délibérative et participative.

Le social-libéralisme québécois

Pourquoi la participation politique montréalaise semble-t-elle se limiter au modèle managérial à l’échelle métropolitaine, ou à la gestion de proximité au sein des arrondissements ? D’autres types de dispositifs, comme l’Office de consultation publique de Montréal, pourraient-ils venir améliorer la démocratie participative (Bherer, 2011), ou sommes-nous condamnés à multiplier des initiatives qui demeureront somme toute secondaires dans la reconfiguration de l’action publique urbaine ? Enfin, existe-t-il une raison pour laquelle certains types de mécanismes sont apparus à Montréal, plutôt que d’autres approches de participation locale qui ont émergé ailleurs dans le monde ?

Bien qu’il n’y ait pas une explication simple et mono-causale à cette situation complexe, nous pouvons invoquer l’importance du contexte sociopolitique québécois qui encadre et favorise des tendances de développement participatif au niveau municipal. De manière schématique, le « modèle québécois » renvoie à la modernisation politique du Québec initiée par la Révolution tranquille, de 1960 à 1980, par le biais de la création d’un État-providence et d’un modèle de gestion néocorporatiste, qui allie la concertation entre l’État, le patronat et les grands syndicats. Selon la typologie d’Esping-Andersen, le Québec n’a jamais été une véritable « social-démocratie » comme la Suède ou la Norvège, bien que son État-providence mélange des traits des régimes social-démocrate et corporatiste dans un contexte libéral nord-américain qui l’influence énormément  (Laczko, 1998).

Depuis l’échec référendaire et la crise économique des années 1980, le modèle québécois subit l’emprise progressive de la mondialisation néolibérale, c’est-à-dire la logique du libre marché associée au démantèlement de l’État social, la montée des inégalités économiques et le recul des mouvements sociaux et syndicaux. Néanmoins, le modèle québécois hérité de la Révolution tranquille préserve une certaine place à l’État-providence, qui permet une meilleure redistribution des richesses que dans le reste de l’Amérique du Nord. C’est pourquoi il n’est pas exact de parler de « social-démocratie » (qui renvoie davantage aux pays scandinaves), mais plutôt de « social-libéralisme », dont « la légitimité politique se construit en partie sur l’affirmation de valeurs modernes comme l’égalité hommes/femmes, la liberté sexuelle, l’écologie, l’autonomie individuelle ou la décentralisation » (Bacqué et al, 2005 : 302).

Ce contexte social-libéral est favorable au modèle managérial de participation, correspondant à un affaiblissement de la puissance étatique au profit des partenariats public/privé et l’hégémonie de la logique marchande. De plus, les mouvements sociaux urbains sont aujourd’hui beaucoup moins combatifs que dans les années 1970, ceux-ci s’étant progressivement professionnalisés dans les années 1980 par la mise sur pied de corporations de développement économique communautaire (Hamel, 2008 : 55). Il faut également remarquer que les mouvements urbains ont de la difficulté à redéfinir l’action collective dans un contexte de « métropolisation », ceux-ci restant généralement attachés à l’échelle locale (Hamel, 2008 : 79). La participation au cadre institutionnel de la ville-région de Montréal demeure largement tributaire de l’approche top down de la CMM,  les initiatives démocratiques bottom up restant l’apanage de revendications citoyennes et de plans de développement communautaire qui ne trouvent pas de résonnance à l’échelle métropolitaine.

À l’échelle micro-locale, les dispositifs de participation sont encouragés parce qu’ils permettent d’améliorer l’efficacité administrative et la gestion des services publics de proximité, mais ils ne visent pas à rénover fondamentalement la démocratie urbaine. Cela explique donc l’émergence d’innovations dans certains arrondissements comme le Plateau-Mont-Royal, même si elles sont implantées par les élites locales (Helen Fotopulos, Luc Ferrandez) et non les mouvements sociaux. Les initiatives participatives sont donc encouragées mais limitées à la sphère consultative, la brève trajectoire historique du budget participatif permettant de corroborer cette tendance sociopolitique. Ce n’est donc pas un hasard si le modèle managérial, la modernisation participative de l’État local, la démocratie de proximité et même l’empowerment peuvent émerger dans le contexte social-libéral, sans que la participation citoyenne ne puisse dépasser un certain seuil. Autrement dit, la démocratie montréalaise bloque précisément sur la question de la redistribution du pouvoir décisionnel, en se limitant à la coopération symbolique et la consultation publique.

La démocratie participative

Comment pouvons-nous imaginer un modèle politique qui redonne un réel pouvoir aux citoyens ? Si nous avons examiné jusqu’à maintenant différentes formes de participation publique, nous réserverons le terme « démocratie participative » pour décrire un arrangement institutionnel qui réunit un ensemble de conditions particulières. « Dans ce modèle, de nouvelles institutions sont créées, qui disposent d’un véritable pouvoir décisionnel ou co-décisionnel et qui incarnent un « quatrième pouvoir ». Les dispositifs doivent de ce fait s’appuyer sur des règles claires et impliquer une qualité délibérative assez forte. […] La rencontre entre acteurs politiques et mouvements sociaux permet que se croisent des dynamiques top down et bottom up, mais l’institutionnalisation de la participation fait courir le risque d’une routinisation du processus et de la cooptation des éléments les plus actifs de la société civile dans la politique professionnelle. » (Bacqué et al., 2005 : 297).

C’est pourquoi la vigueur de la démocratie participative dépend d’une forte participation des mouvements sociaux et l’investissement des couches populaires, afin qu’elles produisent un effet redistributif capable d’alimenter cette dynamique. Il s’agit en quelque sorte de favoriser une participation active des citoyens à la gestion urbaine, de moderniser l’action publique par le contrôle citoyen de la machine administrative, « d’inverser les priorités sociales » en faveur des groupes dominés, et même de transformer le système politique à différentes échelles, de l’arrondissement au gouvernement métropolitain. Évidemment, de telles conditions sont plutôt exceptionnelles, et ne sont pas sur le point d’être réunies dans la région montréalaise. Le contexte social-libéral québécois ne permet pas une telle transformation institutionnelle, cette structure d’opportunité politique limitant le champ d’expansion de la démocratie participative.
           
Le contre-pouvoir

Pour éviter que la délibération publique et les dispositifs de participation soient limités par les intérêts dominants ou récupérés par les institutions officielles, il faut envisager le déploiement d’un « contre-pouvoir ». Fung et Wright utilisent le terme countervailing power pour décrire un ensemble de mécanismes capables de contrecarrer voire de neutraliser les rapports de domination à l’intérieur et à l’extérieur des lieux de délibération. « La littérature sociologique et politologique n’offre pas de terminologie stabilisée pour désigner le pouvoir potentiel des groupes défavorisés lorsqu’ils affrontent les groupes dominants. Le terme « contre-pouvoir » est également utilisé dans des contextes forts différents, comme par exemple le contre-pouvoir de différentes institutions dans le cadre d’un système de séparation des pouvoirs et de checks and balance. Nous l’adoptons ici parce qu’il suggère l’existence de pouvoir qui se développe pour contrebalancer les avantages stratégiques d’un pouvoir établi. » (Fung et Wright, 2005 : 50)

Comme les acteurs dominants jouissent habituellement d’un accès privilégié aux mécanismes décisionnels, certaines organisations et mouvements sociaux comme les groupes de patients combattant la bureaucratie médicale, les activités militantes du mouvement noir, féministe ou étudiant, essaient de neutraliser ces rapports de pouvoir en faisant valoir leurs droits et revendications, généralement par un mode d’affrontement (agonistique) que nous connaissons bien. Pourtant, il est plus difficile d’envisager un contre-pouvoir délibératif, non pas centré sur les menaces et la mobilisation, mais sur l’argumentation et la coopération. Cela semble paradoxal, car les institutions formelles de délibération/participation sont souvent caractérisées par de fortes asymétries en termes d’information, d’aptitudes, de ressources et d’influence des intérêts en jeu. De plus, il semble impossible d’institutionnaliser le contre-pouvoir, c’est-à-dire de le faire apparaître par le simple bon design des dispositifs participatifs.

« Les différentes sources de contre-pouvoir émergent généralement de la société, en dehors des institutions, et leur existence dépend de toute une série de facteurs aléatoires – les mêmes qui favorisent l’émergence de groupes d’intérêts et de mouvements sociaux et qui font diminuer le coût collectif de l’action collective en général. Telle ou telle forme d’ingénierie institutionnelle peut sans doute faciliter l’émergence et la participation de voix alternatives, mais leur existence ou leur vigueur s’expliquent par d’autres facteurs que le profil des institutions délibératives, même si elles ne lui sont pas indifférentes. » (Fung et Wright, 2005 : 58)     

Trois pistes de solution

S’il n’est pas possible d’institutionnaliser le contre-pouvoir nécessaire à l’émergence de la démocratie participative, comment peut-on favoriser l’expression des acteurs et des mouvements susceptibles d’amener de tels changements au niveau du régime sociopolitique ? Tout d’abord, il ne faut pas abandonner la contestation et accepter les dispositifs actuels de participation comme une fatalité. Le contexte montréalais abrite déjà différents modèles (managérial, démocratie de proximité), qui pourraient être modifiés par l’élaboration de contre-pouvoirs capable de remettre en question les termes du débat et d’établir un rapport de force pour mitiger la domination des intérêts puissants. Ainsi, loin de se limiter à une seule stratégie (électorale, grève, manifestation), il faut envisager les modalités d’émergence d’un contre-pouvoir délibératif. À ce titre, Fung et Wright soulignent trois pistes, qui ne sont pas mutuellement exclusives : A) la multiplication d’organisations agonistiques locales ; B) l’initiative de partis politiques ; C) l’impulsion de mouvements sociaux organisés plus amples.

Premièrement, les principales formes de contre-pouvoir délibératif sont généralement enracinées au niveau local : réseaux écologistes, associations de quartier, groupes communautaires, organisations de mères au niveau municipal, etc. Ces organisations ont plus de facilité à passer d’un mode agonistique à la délibération, parce qu’elles sont déjà situées au niveau sociopolitique approprié pour une résolution décentralisée des problèmes. Les groupes agonistiques locaux sont évidemment très limités à l’échelle métropolitaine, mais ils peuvent implanter des changements au niveau des arrondissements de la ville-centre comme Montréal. « Ils connaissent intimement les problèmes économiques, écologiques ou scolaires de leurs collectivités. Nombre d’entre eux fonctionnent déjà de fait comme fournisseurs directs de services à la communauté et sont familiarisés avec les particularités et les difficultés de la mise en œuvre de programmes ad hoc. » (Fung et Wright, 2005 : 75).

Deuxièmement, l’implantation systématique de contre-pouvoirs délibératifs pourrait se faire par le biais d’un parti politique de gauche comme Québec solidaire, qui propose de démocratiser les institutions verticales, d’accroître la participation populaire et de faire en sorte que la résolution délibérative de conflits ne se fasse pas d’abord au profit des riches et des puissants, mais au bénéfice des groupes dominés. Celui-ci serait le plus à même de transformer le modèle social-libéral québécois pour le rendre plus participatif à différentes échelles. De plus, un parti de gauche au niveau municipal pourrait également favoriser l’expression de la démocratie locale en favorisant l'implantation des conseils de quartier décisionnels et de budgets participatifs à plus grande échelle.

De telles initiatives mettent de l’avant un leadership politique essentiel à la dynamique transformative de la démocratie participative, qui suppose une synergie étroite entre les mouvements populaires et les élus qui peuvent ainsi renforcer leur base sociale nécessaire à l’implantation d’importantes réformes. « Ce faisant, ils favorisent la constitution de groupes de bénéficiaires de ces politiques, lesquels soutiendront en retour les initiateurs de telles réformes. L’action de ce type d’acteur politique risque sans doute l’hostilité de l’administration et des intérêts établis, mais c’est là le prix à payer pour conquérir le soutien et la participation des masses. » (Fung et Wright, 2005 : 76). On peut penser au Left Democratic Front conduit par le Parti communiste d’Inde au Kerala, ou au Parti des travailleurs brésilien qui a implanté le budget participatif dans la ville de Porto Alegre.

Troisièmement, nous pouvons imaginer une lente transformation d’organisations agonistiques nationales comme l’Association pour une solidarité syndicale étudiante (ASSÉ), qui donnerait une autonomie accrue à ses sections locales et chercherait à créer des coalitions durables avec d’autres syndicats et groupes sociaux afin d’élargir le spectre de leurs revendications. Nous pouvons penser à la coalition contre le règlement P-6 de la Ville de Montréal, lancée le 15 avril 2013 par l’Association des juristes progressistes du Québec[12]. Cette vaste coalition réunit plus de 70 organismes à l’échelle micro-locale (assemblées populaires autonomes de quartier), locale (comité de logement Rosemont), municipale (mouvement action chômage de Montréal) et nationale (ASSÉ).

Bien que le mouvement anti-P6 ne vise pas d’abord à instaurer un régime de démocratie participative à Montréal, il milite contre la remise en question des libertés civiles comme le droit de réunion pacifique, largement escamoté par un règlement qui rend possible les arrestations de masse et la répression des manifestations. Cette lutte urbaine a donc une connotation directement démocratique, et porte une revendication concrète (abrogation d’un règlement anti-constitutionnel) qui pourrait éventuellement élargir la critique du système politique montréalais, d’autant plus que celui-ci souffre d’une importante crise de légitimité à cause des nombreux scandales de corruption mis en évidence par la Commission Charbonneau.

Conclusion

Malgré la diversité des dispositifs de participation, de leur échelle d’implantation et du modèle qu’ils incarnent, pouvons-nous considérer que ces phénomènes multiples participent d’un même processus ? De manière globale, il semble que la mondialisation néolibérale, le phénomène de métropolisation, la crise de la démocratie représentative et la remise en question de l’action publique traditionnelle favorisent l’émergence des normes participatives et délibératives au niveau municipal (Bacqué et al., 2005 : 305). Le discours de la gouvernance vise notamment à décentrer la prise de décision grâce à l’intégration de différents acteurs étatiques et non-étatiques, surtout à l’échelle métropolitaine.

À ce titre, la Communauté métropolitaine de Montréal essaie d’harmoniser le cadre institutionnel et la planification urbaine à l’échelle nationale, régionale et municipale par le biais de son nouveau Plan métropolitain d’aménagement et de développement. Le processus de consultation publique a permis d’améliorer la dimension environnementale de la vision stratégique de la CMM, mais fut limité à une approche managériale incapable de dépasser le cadre de la représentation traditionnelle et la prédominance de la logique marchande.

À l’échelle locale, l’histoire du budget participatif initié par les élus de l’arrondissement Plateau-Mont-Royal manifeste le potentiel innovant et les limites de la démocratie de proximité, essentiellement centrée sur l’amélioration de la gestion des services publics. Le caractère subversif d’un contrôle citoyen du plan triennal d’investissement a été remplacé par une consultation publique sur le budget de fonctionnement, visant à éduquer les habitants sur la difficulté technique de l’administration de leur arrondissement. L’accessibilité et la facilité d’usage d’un simulateur budgétaire permettent d’enregistrer les préférences des individus, mais ce dispositif freine la délibération publique et le pouvoir décisionnel des participants.

Tout cela montre la difficulté d’importer des expériences comme le budget participatif de Porto Alegre en sol montréalais. Le contexte social-libéral québécois peut certes favoriser l’émergence de nouveaux dispositifs démocratiques, mais ceux-ci prennent une signification grâce à leur situation dans une dynamique sociale et politique particulière. La démocratie participative au sens étroit du terme semble pour l’instant une exception plutôt que la règle au niveau mondial, bien que certaines conditions comme le contre-pouvoir délibératif, les partis politiques progressistes et les organisations agonistiques locales peuvent amorcer un changement en profondeur.

« Jusque-là, c’est surtout dans certaines expériences latino-américaines que ces conditions ont été réunies : tout se passe comme si l’ampleur des problèmes, infiniment plus criants que dans les pays du Nord en termes de justice sociale, de fonctionnement de l’État et de démocratie, constituait une base nécessaire pour que certains acteurs, dans des contextes à chaque fois particuliers, puissent entamer des démarches radicales avec une légitimité suffisante pour que le scénario du [régime participatif] soit légitimité. » (Bacqué et al., 2005 : 304) Il ne faut pas oublier que le Parti des travailleurs (PT) brésilien a pris le pouvoir de la ville de Porto Alegre en 1989 grâce à l’appui des mouvements populaires, et que le PT qui formait le gouvernement fédéral a simultanément décidé de décentraliser les ressources et les compétences à l’échelle municipale, ce qui a permis de donner au budget participatif une plus grande efficacité (Rabouin, 2009).

Cet exemple permet d’illustrer que la démocratie participative ne sera pas d’abord le fruit des élus qui voudront légitimer leur pouvoir (bien que cela puisse devenir le cas éventuellement), mais le résultat d’un processus articulant les mouvements sociaux, partis progressistes et différents acteurs qui désirent transformer la ville pour la rendre plus démocratique, ou plutôt démocratiser la ville pour être capable de la transformer.

Annexe : Trois modèles participatifs


Managérial
Démocratie de proximité
Démocratie participative
Objectifs de la démarche participative
Appel au partenariat privé, créer du capital social pour préserver la paix sociale, pas d’objectif redistributif, faible politisation des enjeux, affaiblissement du pouvoir politique
Privilégier la gestion de proximité et l’adaptation des services publics, une « solidarité » sans objectif redistributif, politisation rhétorique, rapprochement élus/citoyens, complément de proximité à la démocratie représentative
Participation active des citoyens à la gestion, contrôle de la machine administrative par les citoyens actifs, inverser les priorités sociales, redistribuer les ressources, forte politisation, transformer le système politique et partage le pouvoir
Contexte sociopolitique
Retrait ou faiblesse de la puissance publique, prédominance du marché, dynamique top-down, mouvements sociaux faibles
Repositionnement de la puissance publique par la proximité, dynamique top-down, mouvements sociaux faibles ou investissant peu les démarches participatives
Recomposition de la puissance publique par l’appel au tiers secteur et la démocratisation, articule dynamique top-down et bottom-up, mouvement social fort et investi dans la démarche
Forme procédurale
Capacité décisionnelle, la participation ne modifie guère des processus de décision souvent opaques, qualité délibérative possible, pousse au compromis
Repositionnement de la puissance publique, règles peu claires, faible qualité délibérative, peu de place au conflit, règles décidées par en haut, faible autonomie procédurale de la société civile
Capacité décisionnelle codécision avec le gouvernement local, recherche de dispositifs clairs, qualité délibérative, entre conflit et discussion collective de l’intérêt général, règles codécidées par le gouvernement local et la base, forte autonomie de la société civile
Un quatrième pouvoir ?
Quatrième pouvoir réduit au marchandage
Quatrième pouvoir inexistant ou enfermé dans la proximité
Quatrième pouvoir à différentes échelles

M.-H. Bacqué, H. Rey, Y. Sintomer, « La démocratie participative, modèles et enjeux », dans Gestion de proximité et démocratie participative. Une perspective comparative, La découverte, Paris, 2005, pp. 298-299

Bibliographie

Sherry R. Arnstein, A Ladder of Citizen Participation, Journal of the American Institute of Planners, vol. 35, no. 4, 1969, pp. 216-224.
M.-H. Bacqué, H. Rey, Y. Sintomer, Gestion de proximité et démocratie participative. Une perspective comparative, La découverte, Paris, 2005.
L. Bherer, Les trois modèles municipaux de participation publique au Québec, Télescope, vol. 17, n° 1, 2011, pp. 157-171.
L. Blondiaux, Y. Sintomer, « L’impératif délibératif », Politix, vol.15, no.57, 2002, pp.17-35.
N. Brenner, New State Spaces. Urban Governance and the Rescaling of Statehood, Oxford University Press, New York, 2004
J.-P. Collin, M. Robertson (dir.), Gouverner les métropoles : enjeux et portraits des expériences sur quatre continents, Presses de l’Université Laval, Québec, 2007, pp.151-179.
J.-P. Collin, M. Robertson, The Borough System of Consolidated Montréal : Revisiting Urban Governance in a Composite Metropolis, Journal of Urbain Affairs, Vol. 27, No. 3, pp. 307–330.
A. Deneault, Gouvernance. Le management totalitaire, Lux, Montréal, 2013.
G. Esping-Andersen, Les trois mondes de l’État-providence. Essai sur le capitalisme moderne, Presses universitaires de France, Paris, 1999
R. Florida, The Rise of the Creative Class. How It’s Transforming Work, Leisure and Everyday Life, Basic Books, New York, 2002.
A. Fung, E.O. Wright, Le contre-pouvoir dans la démocratie participative et délibérative, dans M.-H. Bacqué, H. Rey, Y. Sintomer (dir.), Gestion de proximité et démocratie participative, La Découverte, Paris, 2005.
J. Habermas, Théorie de l’agir communicationnel, Fayard, Paris, 1987.
P. Hamel, Ville et débat public. Agir en démocratie, Presses de l’Université Laval, Québec, 2008.
B. Jouve, La gouvernance urbaine en questions, Elsevier, Paris, 2003.
L.S. Laczko, « Inégalités et État-providence : le Québec, le Canada et le Monde », Recherches sociographiques, vol. 39, n° 2-3, 1998, p. 317-340.
P. Le Galès, Du gouvernement des villes à la gouvernance urbaine, Revue française de science politique, 45e année, n°1, 1995, pp. 57-95.
L. Rabouin, Vers un Budget Participatif sur le Plateau, rapport présenté à l’arrondissement Plateau-Mont-Royal, 30 septembre 2005.
L. Rabouin, Démocratiser la ville, Lux Éditeur, Montréal, 2009.
G. Senécal, L. Bherer (dir.), La métropolisation et ses territoires, Presses de l’Université du Québec, Québec, 2009, pp.125-143.


mardi 19 novembre 2013

Pourquoi les maires ne devraient pas gouverner le monde


Les villes contre l’État

Dans une conférence TED très intéressante pour comprendre l’idéologie de notre temps, le professeur Benjamin Barber nous explique tout bonnement Why Mayors Should Rule the World[1]. Les États-Nations, incapables de résoudre les problèmes de changements climatiques, crise financière, pandémies, terrorisme, montée des inégalités auxquels ils font face, sont rapidement dépassés par les villes qui deviennent une force sociale, économique et politique montante. Les villes et les maires qui les dirigent seraient devenus des acteurs incontournables de la mondialisation, et constitueraient en quelque le remède aux grands maux du XXIe siècle.

Barber souligne la contradiction suivante : nous vivons dans un monde toujours plus interdépendant alors que nos institutions politiques, structurées par des États-nations aux juridictions et territoires séparés, ont plus de 400 ans. Le problème fondamental de notre temps serait de dépasser ces frontières en retrouvant l’essence de la démocratie, dont le berceau serait l’espace public des grandes villes. La Révolution française, le mouvement Occupy Wall Street, le printemps arabe et la récente insurrection d’Istanbul peuvent être symbolisées par ces lieux urbains : place de la Bastille, Zuccotti Park, place Tahrir, place Taksim.

De plus, les villes sont les plus vieilles et durables institutions humaines, Rome, Alexandrie et Paris étant beaucoup plus anciennes que l’Italie, l’Égypte et la France. Pour Barber, la ville est l’endroit où nous grandissons, mangeons, jouons et habitons ; c’est notre maison. Par contraste, les États-nations sont des abstractions, des juridictions administratives auprès desquelles nous payons des taxes, votons occasionnellement, et regardons les élus diriger à notre place. Bien qu’il ne semble pas y avoir de différence intrinsèque entre les villes et les États sur le plan politique, les deux étant soumis à un régime de démocratie représentative agonisant, Barber insiste sur la différence ontologique entre ces deux formes institutionnelles. L’une serait l’essence de l’humain et l’autre sa perversion. « Cities are were action is, cities are us ». Si Aristote disait que l’homme est un animal politique, Barber persiste : l’homme est un animal urbain.

En effet, il faut rappeler que plus de 50% de la population mondiale habite maintenant dans les villes, et que la population urbaine atteindra 5 milliards de personnes en 2030. Bien que ce fait historique soit souvent accompagné d’un discours triomphant sur l’universalité de l’homo urbanus, il faut rappeler que ce phénomène sans précédent est accompagné de gigantesques cités qui n’ont rien à voir avec les petites municipalités privilégiées par les adeptes de la démocratie participative. Le théoricien Mike Davis nous rappelle à ce titre que 80% que cette urbanisation accélérée aura lieu dans les pays en voie de développement, où l’explosion des bidonvilles côtoiera l’émergence de technosphères dont l’étendue reste difficile à imaginer.

« Le résultat le plus spectaculaire de cette évolution sera la multiplication des mégavilles de plus de huit millions d’habitants et, plus sensationnel encore, des « hypervilles » de plus de vingt millions d’habitants (soit l’entièreté de la population urbaine de la planète à l’époque de la Révolution française). En 1995, seule Tokyo avait atteint ce seuil. D’après la Far Eastern Economic Review, aux environs de 2025, le continent asiatique à lui seul devrait déjà accueillir une dizaine de conurbations de cette taille, dont Djakarta (24,9 millions), Dacca (25 millions) et Karachi (26,5 millions). L’immense métro-région fluviale de Shanghaï, dont la croissance a été gelée pendant des décennies par la politique maoïste de sous-urbanisation, pourrait compter près de 27 millions d’habitants. Pour Bombay, on anticipe une population de 33 millions, bien que personne ne sache si une concentration aussi colossale de pauvreté est biologiquement ou écologiquement soutenable. »[2]

Le glocalisme

Pourtant, les contradictions du processus d’urbanisation et les inégalités qui en découlent, de même que l’historicité de cette transformation qui modifie profondément les rapports sociaux, semblent rabattues derrière la « naturalité » de la ville comme maison de l’Être. L’humain serait une espèce urbaine qui devrait retrouver son essence pour surmonter l’incompétence congénitale des États-nations à résoudre les problèmes d’aujourd’hui. C’est pourquoi Barber souligne dans la lignée de Saskia Sassen que les « villes globales » deviennent les nœuds d’un réseau économique transnational, échappant aux frontières et contrôles dysfonctionnels des États. Ceux-ci seraient englués dans la vieille politique, la bureaucratie, le système des partis et une démocratie représentative ne répondant plus aux besoins de notre époque. La solution passerait par le « glocalisme » (contraction de global et local), la collaboration entre villes constituant une nouvelle forme de « gouvernance globale » pouvant résoudre les problèmes de la planète.

Par exemple, le International Council for Local Environmental Initiatives (ICLEI), un réseau qui rassemble 12 méga-cités, 100 super-villes, 450 grandes villes, 450 villes de petite et moyenne taille dans 83 pays, fait la promotion du « développement durable » urbain en aidant les villes à devenir plus résilientes, éco-efficientes et à faible émission de carbone par une infrastructure intelligente et une économie urbaine verte et inclusive[3]. Il y a également le United Cities and Local Governments (UCLG), qui vise à « accroître la place et l’influence des gouvernements locaux et de leurs associations dans la gouvernance mondiale. […] Présents dans 140 des 191 états membres des Nations Unies, les membres de CGLU sont aussi bien des villes que des associations de gouvernements locaux, qui représentent toutes les villes et les collectivités locales d’un pays. Plus de 1 000 villes, à travers 95 pays, sont des membres directs de CGLU. »[4]

Ces institutions souples, horizontales et inédites recomposent les configurations du pouvoir économique, politique et idéologique des villes. Ce paradigme de gouvernance globale oppose ainsi deux paradigmes : le « glocalisme démocratique » et le gouvernement top-down, l’horizontalisme et la hiérarchie, l’interdépendance pragmatique et l’idéologie désuète de l’indépendance nationale. Selon Barber, les villes sont disposées à coopérer ensemble comparativement aux rivalités entre États qui se manifestent dans les diverses conférences internationales sur le climat. Malgré le fait que nous vivons toujours dans un monde de frontières, notre expérience quotidienne témoigne que les maladies, problèmes écologiques, marchés et technologies ne s’arrêtent pas aux portes des pays.

La solution est donc de globaliser la démocratie et de démocratiser la globalisation. La route vers la démocratie globale ne passe pas par les États mais les villes. La démocratie née dans la polis athénienne peut ainsi renaître dans la cosmopolis globale. Il faut créer non pas une Société des Nations qui a lamentablement échoué, mais une Ligue des villes ; non pas les Nations-Unies mais les Villes Unies du Monde. Les maires et les citoyens qu’ils représentent doivent ainsi s’engager dans la gouvernance globale, notamment par la création d’un « Parlement des maires ».

Le maire comme « homeboy »

Bien que nous puissions être en accord ou en désaccord avec ce cosmopolitisme quasi-utopique, la suggestion la plus surprenante de Barber est de faire reposer cette gouvernance globale sur la direction des maires. Or, pourquoi ferions-nous confiance à ces élus locaux plutôt qu’aux autres politiciens professionnels comme les députés, la première ministre ou le président d’une République ? Une fois de plus, il y aurait une différence de nature entre les maires et les politiciens de l’État, qui représentent les deux opposés d’un spectre politique. Selon Barber, un ou une candidate aux élections nationales doit impérativement avoir une idéologie, un méta-récit, une vision du monde, et appartenir à un parti politique pour avoir des chances de se faire élire. Le député serait essentiellement partisan.

Par contraste, les maires seraient des pragmatistes, des « problem-solvers ». Leur job est que les choses se fassent, ou sinon ils se font mettre à la porte. Les nids de poules doivent être remplis, les trains doivent avancer, les enfants doivent aller à l’école. Selon l’ancien maire de New York Fiorello La Guardia : « There is no Democratic or Republican way of fixing a sewer. » L’absence d’idéologie serait ainsi une qualité indispensable de l’homme politique, qui doit laisser de côté ses convictions et se concentrer sur l’atteinte des objectifs. L’administration municipale serait donc ni à gauche, ni à droite, mais une affaire de gestion ; non pas une politique, mais une technique. Ce pragmatisme permettrait de gagner la confiance des citoyens, de faire des villes des exemples de bonne gouvernance et de favoriser les partenariats transnationaux pour résoudre des problèmes concrets.

De plus, Barber caractérise les maires par le qualificatif de « homeboy », le gars du coin, le pote, le copain d’enfance, le membre d’une gang d’amis. Les maires viennent habituellement de la ville qu’ils gouvernent, ce sont des proches du quartier, du ghetto. Ils sont essentiellement « proches des gens ». La preuve de cette proximité se manifesterait par les taux d’appuis impressionnants de 70-75-80% des maires les plus populaires, comparativement aux maigres 30-40-50% des premiers ministres. Un maire idéal serait en quelque sorte une personne ordinaire et pourtant charismatique, permettant d’opposer à un système impersonnel son pouvoir personnel, la force de sa volonté. La crise des institutions représentatives alimenterait en quelque sorte une nouvelle « politique de la présence », une légitimité de la proximité, un impératif de compassion, permettant une attention à la particularité des situations quotidiennes. La figure du maire serait donc à la fois celle « d’un géant de gloire et d’un homme simple »[5].

Le cas Rob Ford

Cette nouvelle forme d’homme-peuple, de césarisme local ou de bonapartisme municipal, s’incarne dans de nombreuses personnalités québécoises : le maire Jean Tremblay, Régis Labeaume et maintenant Denis Coderre. Mais l’archétype du nouveau dirigeant que Barber appelle de ses vœux est sans aucun doute le maire de plus grande métropole du Canada, Rob Ford. Né dans l’ancienne municipalité Etobicoke à l’ouest de Toronto, issu d’une famille propriétaire de la firme multi-nationale Deco Labels, étudiant médiocre, coach d’équipes de football d’écoles secondaires renvoyé plusieurs fois pour inconduite, il décide de se lancer comme conseiller municipal en 2000. Élu du district Ward 2 où il a habité, quartier caractérisé par son caractère multiethnique et les gangs de rue, il est réélu en 2003 avec plus de 80% du vote.

Sa popularité tient essentiellement à sa haine de l’État et sa vision basée sur la réduction du compte de taxes des citoyens. « Get the government out of our backyards. It's ridiculous. Government red tape here. Bureaucratic here. It's nonsense having all this government. And it's nonsense. It's so ridiculous. »[6] Sa philosophie libertarienne se double d’un néo-conservatisme franc se manifestant dans plusieurs déclarations-chocs. Par exemple, Ford s’opposa au fait de gaspiller de l’argent dans la construction d’une barrière anti-suicide sur le viaduc Bloor, argumentant plutôt d’investir dans la répression des agresseurs sexuels d’enfants « who are the main cause of people jumping off bridges. » Évidemment, ce personnage ne fait pas partie d'un parti politique au sens strict, mais d’une coalition de candidats réunis autour d’une plateforme de responsabilité fiscale : « We just need to get rid of these life-long politicians that just give out money to special interest groups and don't serve the community. I'm really teed off. We need to get a new council or this city is going to go down the drain. »

Mais la popularité de ce maire ne se limite pas aux « intérêts matériels » de ses électeurs, la réduction des dépenses de l’État local et du compte de taxe ne pouvant expliquer l’appui général à cette figure controversée. Ford est un « homeboy », un homme proche des gens, prêt à passer par-dessus les contraintes bureaucratiques pour résoudre directement des problèmes, en personne. Par exemple, il n’hésite pas à répondre immédiatement aux préoccupations des électeurs, en les rappelant par téléphone la journée même[7]. Cette promptitude témoigne d’une sollicitude très appréciée par la population dans cette ère de séparation entre le peuple et les institutions. De plus, ses déclarations-chocs aux allures grotesques ne semblent pas entacher sa popularité, malgré ses accents de sexisme, d’homophobie, de racisme.

En 2006, Ford s’opposa au fait que la ville donne 1,5 millions $ à une campagne de prévention contre le sida, en argumentant que la plupart des payeurs de taxes n’avaient à pas à se soucier de cette maladie parce que « If you are not doing needles and you are not gay, you wouldn't get AIDS probably, that's bottom line...those are the facts. » Lorsque le maire de l’époque, David Miller, lui fit remarquer que les femmes étaient de plus en plus touchées par le sida, Ford réponda sur le tact qu’elles devaient coucher avec des hommes bi-sexuels[8]. En 2007, il témoigna au public une réflexion profonde sur le problème des cyclistes : « What I compare bike lanes to is swimming with the sharks. Sooner or later you're going to get bitten... Roads are built for buses, cars, and trucks, not for people on bikes. My heart bleeds for them when I hear someone gets killed, but it’s their own fault at the end of the day. »[9] En 2009, il fit part de son admiration pour l’éthique du travail asiatique. « Those Oriental people work like dogs. They work their hearts out. They are workers non-stop. They sleep beside their machines. That's why they're successful in life. I went to Seoul, South Korea, I went to Taipei, Taiwan. I went to Tokyo, Japan. That's why these people are so hard workers (sic). I'm telling you, the Oriental people, they're slowly taking over. »[10]

Malgré ces commentaires discriminatoires, son anti-syndicalisme, ses épisodes de conduite dangereuse et son procès pour conflit d’intérêts, c’est plutôt le scandale d’une vidéo montrant Rob Ford fumant du crack avec ses copains du ghetto qui aura raison du règne de ce maire. La qualité de « homeboy » aura été le symbole de l’ascension et de la déchéance d’une idole de la « proximité ». La politique-spectacle centrée sur les faits divers, l’instantanéité, le culte de la personnalité et les plébiscites, bref sur les qualités humaines d’un gouvernant et non sur son idéologie, son être et non ses actions, montre que le populisme est une arme à double tranchant. Bien que Benjamin Barber n’aurait sans doute pas approuvé la conduite de Ford, sa célébration non critique de l’homme proche du peuple illustre la profonde naïveté d’une perspective « post-idéologique » de la politique, comme si l’administration d’une ville se réduisait à une tâche pratique exempte de tout choix de société.

L’idéologie de la proximité

L’éloge du proche, du « homeboy », de la ville contemporaine comme maison consubstantielle de l’humain, d’une politique par-delà la gauche et la droite sous couvert de pragmatisme, tout cela occulte le fait que cette perspective est elle-même profondément idéologique. Dans son livre La légitimité démocratique (2008), Pierre Rosanvallon tente d’expliquer la crise des institutions politiques caractérisées par la double légitimité jadis conférée par le suffrage universel et l’administration publique. Le monde électoral-parlementaire est en déroute, tandis que la bureaucratie est sévèrement attaquée par l’idéologie néolibérale. Se constitue alors un « nouvel âge de la légitimité » remodelant les contours d’une révolution démocratique encore incertaine. Le mérite de cette analyse est de montrer l’ambivalence de cette transformation tâtonnante, faisait apparaître les glissements et les promesses, mais surtout le risque de sombrer dans différentes illusions, comme celle de « l’enchantement du local » caractéristique de l’enthousiasme de Barber.

« En étant implicitement assimilé aux figures de l’impartialité (situation au-dessus des partis et des affrontements partisans) et de la proximité, l’édile local devient une construction a priori de l’entendement démocratique. Il est érigé en sorte d’icône du bien politique. La contrepartie de cette idéalisation est de brouiller la compréhension de ce qui a changé dans le rapport des citoyens à la politique. Célébrer platement ce qui serait de l’ordre d’un système représentatif « réussi » à l’échelon local, contrastant avec les données d’une « crise » au niveau national, conduit ainsi à s’aveugler sur la situation des démocraties contemporaines et à ne pas prendre la mesure des formidables mutations structurelles qu’elles connaissent. »[11]

La principale confusion de Barber consiste à opposer de manière rigide l’État et la ville, la nation et la démocratie, la représentation aliénante et une proximité rassurante. De cette dichotomie peut ensuite être attribués tous les travers du monde contemporain à l’État-nation (les frontières, l’inefficacité, l’inaction, l’archaïsme, l’égoïsme), la ville rassemblant à elle seule toutes les vertus de l’avenir : interdépendance mondiale, pragmatisme, résolution simultanée de problèmes globaux et locaux, innovation, coopération, etc. Le dysfonctionnement des nations n’est plus l’effet d’une crise plus profonde, mais la cause d’un problème général. Il suffirait donc de déserter l’État pour embrasser sans examen plus approfondi les villes qui sont profondément multiculturelles, ouvertes, participatives, démocratiques pour Barber. La démocratie urbaine n’est donc pas une potentialité, un projet radical, mais un donné, un fait accompli.

De ce glissement découle l’occultation des rapports de pouvoir dans la ville, amenant une compréhension non-problématisée de la représentation politique, et donc une identification rapide entre les citoyens, leurs maires et la gouvernance globale. « A parlement of mayors is a parlement of citizens, and a parlement of citizens is a parlement of us. » Dans cet éloge des citoyens urbains sans frontières, Barber va même jusqu’à les identifier aux citoyens des conférences TED, une communauté virtuelle liée par le partages « d’idées qui valent la peine d’être diffusées ».

Or, cette communauté déterritorialisée constitue une simple plateforme de diffusion, un espace public de la « société civile globale » tout au plus ; elle n’incarne une communauté politique fondée sur des institutions, un espace de délibération et de décision collective sur des affaires communes. Le rejet de l’État semble donc mener à l’évacuation du champ politique constitué par les conflits, la contestation et les échanges portant sur le vivre-ensemble, c’est-à-dire les lois qui nous lient les uns aux autres. Le panégyrique de la Cité et de la Gouvernance globale mène donc à louanger les initiatives de participation en évacuant toute réflexion sur le régime politique et le système économique qui limitent grandement ces expérimentations.

« Le champ d’intervention des nouvelles instances participatives est enfin très restreint. Il concerne soit la gestion des affaires complexes et controversées particulières, soit l’organisation des pouvoirs locaux. Il n’y a donc nullement instauration d’une démocratie participative au sens général du terme. Tout au plus peut-on parler d’un « nouvel esprit démocratique », plus diffus, dont témoigne de façon exemplaire ces initiatives particulières. Il est en tout cas patent qu’elles n’ont qu’une portée limitée d’un point de vue proprement politique. C’est pourquoi les termes de gouvernance ou de démocratie fonctionnelle sont probablement les plus adaptés pour qualifier ce qui est à l’œuvre. En témoigne d’ailleurs le fait que c’est également au niveau international qu’il a souvent été question de ces formes de participation, comme si elles ne se déployaient qu’aux deux extrêmes du proche et du lointain, à l’écart du niveau structurellement politique de l’État-nation. »[12]

L’impolitique de la présence

Pour contrer le mythe du « glocalisme », il faut reconnaître que l’antagonisme fondamental n’est pas entre le méchant État et la bonne ville, mais entre la démocratie et le système économico-politique hérité du XIXe siècle. La mondialisation néolibérale et l’insuffisante de la démocratie représentative, le capitalisme et la centralisation politique se font sentir à toutes les échelles de la société, des relations internationales à l’État-nation, en passant par les échelons régionaux et locaux. Si les villes sont sans doute l’un des foyers les plus prometteurs pour une éventuelle convergence des luttes, les citoyens sont actuellement dépossédés du pouvoir d’agir sur leur quartier et leur vie quotidienne. Le livre de David Harvey Rebel Cities. From the Right to the City to the Urban Revolution (2012) est à ce titre beaucoup plus éclairant que la proposition d’un « Parlement des Maires » qui ne fera que consacrer les élites locales et populistes comme gardiens d’une pseudo-démocratie globale.

C’est pourquoi l’échange des « meilleures pratiques », les consultations publiques, l’espoir d’une transparence administrative et d’un rapprochement entre gouvernants et gouvernés ne conduiront pas à un réel pouvoir citoyen, mais à une impression sensible servant à compenser la déficience de la politique électorale. « La réduction de la distance représentative ne s’opère là ni par l’instauration de pouvoirs directs, ni sur le mode d’une ressemblance entre représentés et représentants. À ces deux techniques traditionnelles d’appropriation sociale de la politique s’en ajoute une troisième : celle du rapprochement physique et de la sollicitude. Alors que les engagements électoraux établissent un lien ressenti comme de plus en plus faible et fortement hypothétique, la présence offre sa consistance immédiate et effective. »[13]

Quand la politique se confond toujours plus avec le cirque médiatique, le populisme apparaît non plus comme un phénomène accidentel mais comme l’effet d’une nécessité structurelle. La légitimité de proximité, visant à assurer la confiance entre gouvernants et gouvernés, à solidifier le lien entre classes dominantes et dominées, devient ainsi une béquille servant à atténuer la crise du régime de représentation. La figure de Rob Ford incarne ainsi l’universel concret de la société actuelle, exprimant la déchéance de la démocratie par le degré inouï de pourrissement des institutions municipales. C’est pourquoi l’éloge des « villes globales » et de leurs maires témoigne de la fausse conscience associant les intérêts des citoyens à ceux de leurs dirigeants. Ce mythe opère par une rhétorique de proximité masquant la séparation entre le monde vécu et l’image des cités triomphantes. Ce sentiment d’irréalité ou d’aliénation, où le politique s’exprime à la fois comme caricature et réalité concrète, se fait directement ressentir par le spectacle désolant des frasques d’un maire conservateur moralement discrédité, qui s’accroche à son siège en mimant un homme ivre au volant pour ridiculiser son adversaire, alors que le conseil municipal vient de lui retirer tous ses privilèges et pouvoirs[14].

Un rire jaune, mélangeant des sentiments de dégoût et de sympathie, de cynisme et de pitié, est malheureusement ce qui survient lorsque la scène politique s’identifie avec les représentations vides de la société de masse. « Dans les pages des magazines « people » ou dans les reportages de nombreux programmes de télévision, le monde n’existe plus que sous les deux espèces de la proximité chaleureuse et de la distance inaccessible dans laquelle vivent les super-riches et les puissants. Tout le reste de la réalité est oublié, comme s’il n’avait désormais plus de consistance. Subsiste seul, alors, ce face-à-face. Il y a aussi là cependant un mécanisme spécifique de réduction de cette hyper-distance qui est à l’œuvre : c’est celui du voyeurisme. Les riches et les puissants sont montrés dans l’inaccessibilité de leurs privilèges et de leur train de vie somptueux, mais ils sont en même temps mis à nu sous l’œil du peuple, transformés en animaux de cirque, dépouillés de leur vie privée. »[15]

La réponse appropriée à ce triste portrait ne se trouve pas dans la résignation mais dans l’action. Contrairement à Barber, elle ne peut se limiter à la ville, et encore moins à une délégation du pouvoir à nos charmants élus locaux. La démocratie doit embrasser toutes les sphères de la vie, de la famille à la société civile, en passant par les quartiers, les entreprises, les municipalités, les régions et notre pays. L’État-nation n’est pas la principale cause des problèmes actuels, bien que son incapacité à répondre aux demandes sociales témoigne de la concentration du pouvoir économique et politique à tous les échelons. La réappropriation de nos institutions passe évidemment par un projet de société, et la réalité urbaine doit représenter un axe central d’une stratégie politique émancipatrice. Celle-ci commence par le constat que le pouvoir citoyen ne pourra naître d’une démocratie dévoyée, même à l’échelle locale ; c’est pourquoi les maires ne devraient pas gouverner le monde.




[1] http://www.ted.com/talks/benjamin_barber_why_mayors_should_rule_the_world.html
[2] Mike Davis, La planète bidonville : involution urbaine et prolétariat informel, Mouvements, no 39-40, 2005, p.11
[3] http://www.icleicanada.org
[4] http://www.uclg.org/fr/organisation/a-propos
[5] Pierre Rosanvallon, La légitimité démocratique. Impartialité, réflexivité, proximité, Seuil, Paris, 2008, p.304
[6] Wanagas, Don (March 10, 2001). "The odd rantings of young Rob Ford". National Post. p. F2.
[7] "Inside City Hall: Whose constituent is it, councillors want to know". The Globe and Mail. July 23, 2004. p. A12.
[8] "Councillor Rob Ford Under Fire Over AIDS Comments". CityNews (Toronto, Ontario). June 29, 2006. Retrieved December 8, 2012.
[9] "Toronto Mayor: ‘Cyclists Are a Pain in the Ass’". Bicycling.com. May 3, 2012. Retrieved May 12, 2012.
[11] Pierre Rosanvallon, La légitimité démocratique. Impartialité, réflexivité, proximité, Seuil, Paris, 2008, p.343
[12] Ibid., p.325
[13] La légitimité démocratique, p.313
[14] http://www.ledevoir.com/politique/villes-et-regions/393108/le-maire-de-toronto-est-mis-au-pied-du-mur
[15] La légitimité démocratique, p.316

Ébauche d’une théorie critique des vertus démocratiques

1. La démocratie inclut cinq grandes dimensions complémentaires et interdépendantes: la participation, la délibération, la représentation, l...