mardi 12 novembre 2013

Des élections municipales au deuxième front politique


Un bilan mitigé

La politique est bien souvent, et malheureusement, une affaire prévisible. Les résultats électoraux du 3 novembre n’échappent pas à cette règle générale, la politique municipale étant largement boudée par les électeurs, manipulée par les concours de popularité, convoitée par les notables locaux et sous-estimée par la gauche. La présence de scandales et de petits revirements de situation ne changent pas réellement la situation, même s’ils agrémentent une campagne trop souvent ennuyeuse par ses thèmes insipides, sa rhétorique gestionnaire, sa critique vide de la corruption et ses promesses creuses d’intégrité. Pour le meilleur et pour le pire, la politique municipale restera fondamentalement inchangée pour les quatre prochaines années.

Or, ce n’est pas parce que le devant de la scène reste tranquille qu’il ne se passe rien en coulisses. Derrière la réélection attendue de roitelets comme Régis Labeaume et Jean Tremblay, avec un score respectif de 74% et 64%, se cache une légère baisse des intentions de vote par rapport aux aux élections de 2009 (80% et 78%). La présence d’une opposition permet à elle seule de créer une alternative, aussi minimale soit-elle, au règne de maires devenus maîtres dans l’art d’accumuler les mandats. L’émergence d’une certaine relève témoigne déjà d’un renouveau qui tarde à se faire sentir : un maire de 29 ans à Mascouche, un conseiller de 22 ans à Gatineau, et même un maire de 20 ans dans la petite municipalité de Clermont, en Abitibi-Ouest ![1] Par contre, la jeunesse n’est pas forcément progressiste, comme le témoigne l’élection du « carré vert » Laurent Proulx (Équipe Labeaume) qui a réussi à se faufiler grâce à l’opposition du vote entre le chef de Démocratie Québec (David Lemelin) et l’indépendant Jean Guibault[2].

La timidité de la gauche

Il est d’ailleurs surprenant que les « carrés rouges » ne soient pas mobilisés lors de cette campagne, sinon par la dénonciation du règlement anti-manifestation P-6 à Montréal. Pourtant, le rapport de forces est largement en défaveur des classes populaires, des syndicats et des mouvements sociaux. Le « mandat fort » de Labeaume en faveur de sa lutte acharnée contre le déficit des régimes de retraite lui permettra sans doute de faire pression sur le gouvernement pour qu’il change les lois du travail et élimine certains acquis syndicaux. À l’heure où les organisations syndicales sont systématiquement attaquées par tous les paliers de gouvernement (fédéral, provincial et municipal), l’hégémonie politique et idéologique du Capital n’aura jamais été aussi forte.

C’est pourquoi il est absolument nécessaire de barrer la route à la bourgeoisie sur toutes les tribunes politiques, c’est-à-dire d’organiser la gauche afin qu’elle ne se limite plus à de simples revendications dans l’espace public. Durant la campagne électorale, Québec solidaire publia le document « Montréal, ville solidaire », tandis qu’une coalition d’organismes de la société civile ont réunis leurs propositions en matière de logement, de qualité de vie, de services de proximité, de transport et d’emploi sous la déclaration commune « Le Montréal que nous voulons ». Or, ces belles demandes sociales resteront lettre morte si elles ne sont pas portées par une force politique, et a fortiori par un mouvement social capable de faire valoir ses droits sur le terrain institutionnel.

Cette absence de mobilisation est d’autant plus criante à Montréal, où les inégalités, l’exclusion et la corruption se font toujours plus sentir. Paradoxalement, les grands thèmes de la justice sociale et la démocratie ont été complètement absents de la campagne électorale. Même la formation politique Projet Montréal a mis de l’avant le slogan « intégrité, compétence et audace » et a abandonné plusieurs réformes progressistes dans la dernière mouture de sa plateforme, comme la réforme du mode de scrutin, l’instauration de budgets participatifs et de conseils de quartier, la réduction des tarifs de transport collectif et des engagements relatifs au logement social[3].

La subordination du centre par la périphérie

Il n’en demeure pas moins que Projet Montréal reste le parti le plus progressiste sur le plan municipal à l’heure actuelle, et que les résultats électoraux confirment une certaine correspondance entre la nature du vote et le profil sociologique de l’électorat dans différents quartiers. Par exemple, Projet Montréal a remporté deux mairies d’arrondissement (Rosemont-La Petite-Patrie, Plateau-Mont-Royal), et plus de 28 conseillers répartis dans les quartiers centraux de la ville (Mercier-Hochelaga-Maisonneuve, Ville-Marie, Sud-Ouest). Malgré l’échec flagrant de Richard Bergeron qui est arrivé troisième à la mairie derrière l’opportuniste Mélanie Joly, le nombre d’élu-es dans son parti a doublé, formant ainsi l’opposition officielle contre Denis Coderre. Fait intéressant à noter, son résultat de 32% est le pire résultat depuis l'élection d'Adhémar Raynault en 1940, qui était le pire résultat de toute l'histoire des élections au poste de maire de Montréal.


Denis Coderre a réussi à remporter la course par une mince avance essentiellement à cause de la réélection de l’ancienne équipe d’Union Montréal, elle même liée à la couronne nord et les banlieues de la ville. Ce phénomène sociopolitique de polarisation entre le centre et la périphérie semble se reproduire à Québec, comme l’a bien remarqué François Bourque dans son analyse des résultats électoraux. « Pourquoi le maire Labeaume a-t-il moins d'appuis autour de chez lui, en haute ville, que dans la banlieue et en basse ville? Il n'y a pas de réponse évidente. Une première hypothèse est qu'Équipe Labeaume y affrontait les meilleurs candidats de Démocratie Québec, les plus expérimentés et les plus connus du public. Anne Guérette (Cap-aux-Diamants) et Yvon Bussières (Montcalm-Saint-Sacrement) ont eu beaucoup de visibilité au conseil depuis quatre ans. […] Je pense cependant que leur élection tient moins à leurs qualités personnelles qu'au quartier où ils se présentaient. Ce n'est pas leur profil qui les a fait élire, mais celui de leurs électeurs. L'explication est « sociologique ». Les électeurs du plateau de Québec ont voté différemment parce qu'ils sont différents de ceux des autres quartiers. Sans doute pas aussi différents que les « bobos » du Plateau-Mont-Royal caricaturés par Marc Labrèche à Télé-Québec. Mais assez pour que ça paraisse aux élections. Cela n'arrive pas qu'au municipal. On le voit aussi au provincial et au fédéral, où les circonscriptions de la haute ville ont souvent voté à contre-courant. »[4]

D’une certaine manière, le populisme maintient son emprise sur la périphérie à cause de l’incapacité des forces progressistes à assurer le leadership moral et politique des municipalités. La « gauche nationale » reste essentiellement orientée vers la conquête du pouvoir d’État, tandis que la gauche anti-étatique (rassemblée des assemblées populaires autonomes de quartier) conspue toute forme participation électorale, allant même jusqu’à refuser toute forme d’alliance avec les partis, syndicats et groupes communautaires. Le mouvement initié par les cinq Sommets citoyens de Montréal entre 2001 et 2009 semble maintenant essoufflé, le caractère « a-partisan et horizontal » de ces forums locaux témoignant de la difficulté à instaurer un réel changement sans s’engager véritablement sur le terrain politique. Pour que les mouvements urbains du centre ne soient plus subordonnés au conservatisme de la périphérie, structurée par une organisation spatiale favorisant la dépendance à l’automobile, la séparation des activités sociales et la consommation de masse, il faut impérativement réfléchir à une stratégie politique qui ne se limite plus à de simples manœuvres tactiques.

Par exemple, Québec solidaire ne peut se contenter d’alliances informelles sur le terrain électoral en donnant un coup de pouce à Projet Montréal dans certains arrondissements. Ce parti vert pâle présente des mesures environnementales sans projet de société, à travers une mosaïque gauche/droite composée des membres Québec solidaire, le Parti québécois, le Parti libéral du Canada et le Nouveau Parti démocratique du Canada. En l’absence d’une gauche organisée au sein de cette formation politique, l’influence de la droite, l’opportunisme et la technocratie se feront encore plus sentir dans les années à venir, d’autant plus que la course à la chefferie annoncée par le départ prochain de Bergeron ouvrira la porte à de profonds remaniements.

Par ailleurs, Québec solidaire semble un peu naïf et ambivalent quant à ses alliances avec la gauche fédérale et municipale, surtout si l’on regarde le processus de formation du NPD-Québec qui a demandé une autorisation formelle au Directeur général le 29 octobre 2013[5]. Cet électrochoc chez plusieurs militant-es du parti montre qu’il manque une réelle perspective multi-scalaire de l’action politique, qui doit être coordonnée horizontalement à travers l’articulation des acteurs sociaux, et verticalement par la synchronisation des paliers gouvernementaux. La gauche doit dépasser son obsession pour les élections nationales et se poser sérieusement la question d’une construction d’une culture politique à toutes les échelles, sans quoi elle restera coincée dans les quartiers centraux et encerclée par la droite des périphéries banlieusardes.

La guerre de position

Il ne s’agit pas de s’enfermer dans un radicalisme dogmatique en refusant toute approche pragmatique, ce qui contribuerait à marginaliser Québec solidaire auprès des classes populaires. À l’inverse, il faut éviter le piège du réformisme et de l’électoralisme qui consiste à croire qu’une société libre, juste et écologique pourra se bâtir tranquillement par l'addition de politiques publiques et quelques sièges supplémentaires à l’Assemblée nationale. Cette approche finit toujours par décevoir, comme on peut le constater par le mouvement historique de tous les partis socio-démocrates à travers le monde, du Parti québécois au Parti socialiste français, en passant par le Parti des travailleurs brésilien. Il s’agit plutôt de bâtir un large appui à un « programme de transition » afin de prendre le pouvoir pour changer en profondeur les institutions politiques et économiques de la société.

Québec solidaire ne gagnera pas le vote populaire en prenant la place vacante du centre-gauche jadis occupée par un progressisme souverainiste aujourd’hui attiré par les sirènes du nationalisme conservateur. Autrement dit, la conquête du pouvoir ne passera pas par le recentrement du parti sur la scène électorale, mais par une « guerre de position » au sein de la société civile. Cette stratégie consiste à contester l’hégémonie culturelle et politique du néolibéralisme, c’est-à-dire les valeurs de la classe dominante enracinées dans l’imaginaire collectif. Il est donc nécessaire d’investir les médias d’information, créer de nouveaux espaces publics, articuler les mouvements sociaux, participer aux organisations de masse et appuyer les initiatives locales susceptibles de promouvoir l’émancipation sociale. La guerre de position vise à développer un contre-discours cohérent capable de prendre le leadership moral et intellectuel de la société, en forgeant un « nouveau sens commun » qui pourra ensuite appuyer les réformes radicales du parti.

Sans ce travail idéologique en amont de la prise de pouvoir (la guerre de mouvement), l’éventuelle élection d’un gouvernement solidaire sera rapidement renversée par les intérêts de la classe dominante campés dans les organisations culturelles, médiatiques et associatives du Québec. « La société civile est devenue une structure très complexe et très résistante à l’égard des « débordements » catastrophiques de l’élément économique immédiat (crises, dépressions, etc.) ; les superstructures de la société civile constituent l’équivalent du système des tranchées dans la guerre moderne. Il arrivait, au cours de celle-ci, qu’une furieuse attaque d’artillerie, qui semblait avoir détruit en totalité le système défensif de l’ennemi, n’en avait, au contraire, détruit que la surface extérieure, de sorte qu’au moment de l’avance et de l’attaque, les assaillants se trouvaient en face d’une ligne de défense encore efficiente ; il en va de même en politique pendant les grandes crises économiques. » (Antonio Gramsci, Q 13, § 24)
Le deuxième front politique

Comment une guerre de position peut-elle se concrétiser ? La gauche politique doit d’abord abandonner son fétichisme de l’État et déborder le cadre de son rôle traditionnel. Elle doit élargir ses revendications au-delà des élections nationales et développer un « deuxième front », analogue à la stratégie lancée par Marcel Pépin au congrès de la CSN de 1968. La lutte électorale est actuellement insuffisante pour contrer efficacement les injustices systématiques du capitalisme, et elle doit être articulée à l’action politique organisée dans toutes les sphères de la vie.

« Dans les années qui suivront, le « deuxième front » prendra notamment la forme de comités d’action politique qui, conjointement avec d’autres syndicats (CEQ) et avec des groupes populaires (comités de citoyens, associations de locataires, coopératives d’habitations, groupes de consommateurs, etc.), devaient permettre aux travailleurs de se réapproprier activement le pouvoir au sein de leurs différents milieux de vie. Ce sont les beaux jours d’un certain « syndicalisme de combat », dont s’est réclamé une partie de la CLASSE au printemps dernier, qui avait alors pour but affiché de « transformer le régime capitaliste, en tant que source de l’exploitation » des travailleurs, comme en témoignent les grands manifestes syndicaux du début de la décennie 1970 : L’État, rouage de notre exploitation (FTQ), Il n’y a plus d’avenir pour le Québec dans le système économique actuel et Ne comptons que sur nos propres moyens (CSN). »[6]

Si le deuxième front syndical consiste à dépasser le cadre des conventions collectives pour embrasser la sphère de la consommation et l’action politique, comment la gauche nationale peut-elle déployer son deuxième front ? La brève expérience du Front d’action politique (FRAP) est éclairante à plusieurs égards. Né de la jonction de comités citoyens, du mouvement étudiant et des organisations syndicales, le FRAP prit la forme d’un parti municipal de salariés visant prendre d’assaut la ville de Montréal. Mais ce regroupement de militant-e-s de gauche se définissait comme l'amorce d’un mouvement qui se voulait beaucoup plus général : « À Montréal, avec le Front d’action politique, les salariés vont consolider les luttes populaires déjà amorcées dans certaines parties du Québec. Tous ces mouvements, locaux ou régionaux, pourront éventuellement unir leurs forces dans un combat politique à l’échelle du Québec. »[7]

Malheureusement, les événements de la Crise d’octobre contribuèrent à la répression politique du FRAP, qui appuyait d’ailleurs les revendications du FLQ. La gauche municipale ne réussit pas à empêcher la réélection du maire Jean Drapeau, et le FRAP se dissout en 1973 suite à des tensions idéologiques entre l’aile réformiste et l'aile « marxiste-léniniste ». Les années 1970 peuvent en quelque sorte être définies par la dislocation entre le mouvement souverainiste (Parti québécois), la gauche radicale (Parti communiste ouvrier, En lutte!) et les partis municipaux (Rassemblement des citoyens de Montréal, Rassemblement populaire de Québec).

Il s’agit maintenant de recomposer la constellation politique sous haute tension du combat pour le « socialisme et l’indépendance », en s’inspirant des impasses et des promesses non accomplies du Rassemblement pour l’indépendance nationale, le Mouvement de libération populaire, le Front de libération du Québec et le Front d’action politique. La découverte de l’avenir se trouve parfois dans les aspirations du passé, qui devient alors une source vivante pour l’action révolutionnaire aujourd’hui. « Les barrières dressées entre l’avenir et le passé s’effondrent ainsi d’elles mêmes, de l’avenir non devenu devient visible dans le passé, tandis que du passé vengé et recueilli comme un héritage, du passé médiatisé et mené à bien devient visible dans l’avenir. »[8]



[1] http://www.radio-canada.ca/regions/abitibi/2013/11/05/001-alexandre-nickner-maire.shtml
[2] http://www.ledevoir.com/politique/ville-de-quebec/391733/regls-labeaume-obtient-son-mandat-fort
[3] Pour une critique étayée du recentrement de Projet Montréal, voir http://ekopolitica.blogspot.ca/2013/08/critique-de-projet-montreal.html
[4]http://www.lapresse.ca/le-soleil/dossiers/elections-municipales/elections-a-quebec/201311/08/01-4708853-elections-entre-le-vieux-quebec-et-les-ponts.php
[5] http://www.ledevoir.com/politique/quebec/392151/le-npd-quebec-est-en-formation
[6] Frédérique Bernier et le Comité École et société, Le deuxième front a-t-il toujours du front ?, Syndicat des professeurs du Cégep de St-Laurent, 12 mai 2013, http://www.spcsl.org/2013/05/le-deuxieme-front-a-t-il-toujours-du-front/
[7] Les salariés au pouvoir !, publié par le FRAP, éditions Les Presses Libres, 1970, p.15
[8] Ernst Bloch, Principe espérance, tome I, Gallimard, Paris, p.16

mercredi 6 novembre 2013

Esquisse d’une stratégie municipaliste


Dépasser l’étatisme de la gauche québécoise[1]

Commençons par un double constat : la politique municipale a oublié la justice sociale, et la gauche a négligé la ville. D’une part, le monde municipal semble souffrir d’un apolitisme aigu, s’exprimant par le dénigrement des partis politiques municipaux par la population, et le « refus de faire campagne au profit de stratégies politiques axées sur des personnalités fortes » : équipe Coderre, équipe Labeaume, Groupe Mélanie Joly, etc.[2]

La question sociale est évacuée au profit d’un discours sur la bonne gouvernance, l’efficacité, la transparence, l’éthique, et toute la rhétorique administrative dominante. La solution à la corruption semble être de dépolitiser les enjeux locaux, de « départisaniser » la scène électorale, en concevant les villes comme des petites entreprises qui doivent simplement être bien gérées. Malgré le fait que la majorité de la population soit pour la démocratie, plusieurs souhaitent éviter les débats de fond, les conflits, la délibération et la contestation, bref tout ce qui fait la moelle d’une politique authentique et vivante.

D’autre part, la gauche qui lutte contre la domination du marché semble s’accrocher au principal levier de contrainte sociale légitime (l’État), en oubliant les municipalités, simples « créatures » du gouvernement provincial aux yeux de la loi. La difficile réunification des forces progressistes québécoises exige énormément de ressources, en espérant qu’un jour puisse advenir l’ultime conquête de l’Assemblée nationale. En attendant, les villes sont boudées ou simplement ignorées par les militantEs écologistes, féministes, altermondialistes ou indépendantistes, la scène nationale préservant son hégémonie sur la réflexion et la lutte politique québécoise.

Du droit à la ville à la justice environnementale

Or, la question urbaine devient un aspect incontournable de notre époque, que ce soit sur le plan de la globalisation économique, la montée des inégalités sociales, la crise de la démocratie représentative, la crise écologique, etc. Henri Lefebvre, Manuel Castells et David Harvey (notables géographes marxistes)[3] ont été les premiers à critiquer l’attention exclusive de la vieille gauche sur le travail industriel (l’usine, le prolétariat) et le processus de production, au détriment du domaine de la reproduction sociale (milieu de vie) qui est devenu un terrain de lutte important pour les femmes, chômeurs, jeunes, immigrantžes et précaires. Ces groupes sociaux peuvent être réunis sous le terme parapluie « précariat », dont l’ensemble joue un rôle central dans le processus d’urbanisation et tend à remplacer une classe ouvrière marginalisée par l’économie postfordiste du capitalisme avancé.

Bien que cette classe opprimée soit fragmentée et davantage encline à la révolte (émeutes urbaines, mouvement étudiant) que portée vers une organisation unitaire révolutionnaire, il n’en reste pas moins que les victimes de « l’accumulation par dépossession » sont nombreuses, et que l’exploitation au sein de la vie quotidienne, la privatisation de l’espace public, la dérive sécuritaire et la spéculation immobilière permettent de réunir un ensemble d’enjeux apparemment disparates. Le « droit à la ville » de Lefebvre doit redevenir une préoccupation centrale des mouvements sociaux et organisations militantes, sans pour autant se limiter à la métropole montréalaise.

En effet, bien que la réalité urbaine soit devenue un lieu central des contradictions entre la valeur d’échange et la valeur d’usage, un point de conflit majeur entre le capitalisme financiarisé et la réappropriation des milieux de vie par les habitantEs, le droit à la ville peut être compris plus largement comme un droit d’habiter l’espace[4]. Ceci fait écho au mouvement pour la justice environnementale, qui s’attarde à la répartition inéquitable des risques liés à certaines formes de développement. Au Québec, il s’agit probablement de la plus vaste et complexe lutte sociale des dernières décennies, car elle s’attaque à de nombreuses perturbations socio-écologiques : mines à ciel ouvert en milieu urbain (Malartic), barrages hydroélectriques (La Romaine, Val-Jalbert), exploitation d’uranium (Sept-Îles), gaz de schiste (vallée du St-Laurent), pétrole (Anticosti, Gaspésie), etc.

Des expressions comme « écologie de la libération », « livelihood ecology » et « environnementalisme des pauvres »[5], font toute référence à un large mouvement centré sur la défense des intérêts matériels des humains qui dépendent de leur environnement comme moyen d’existence. Les communautés de base s’opposent à la dépossession de leur milieu de vie et à la détérioration culturelle causée par l’industrie extractiviste, rappelant à certains égards « l’environnementalisme urbain » du XIXe siècle[6].

« Ce milieu était bouleversé, technicisé, bétonné, colonisé pour correspondre aux exigences de la mégamachine industrielle. Celle-ci aliénait aux habitants le peu qu’il leur restait du milieu naturel, les agressait par des nuisances et, plus fondamentalement, confisquait le domaine public au profit d’appareils techniques qui symbolisaient la violation par le Capital et par l’État du droit des individus à déterminer eux-mêmes leur façon de vivre ensemble, de produire et de consommer. »[7]

Les enjeux urbains

Qu’il s’agisse des milieux urbains ou ruraux, la « spatialisation » ou la « territorialisation » des conflits sociaux, économiques, politiques et écologiques commence progressivement à être intégrée à l’action publique. Or, cette récente « mise à l’agenda » de la question municipale ne semble pas avoir traversé la barrière de la gauche politique, qui reste surtout orientée vers la prise du pouvoir d’État. Ainsi, plusieurs acteurs politiques et mouvements sociaux n’ont pas encore pris le temps d’étudier en profondeur et de manière systématique différentes questions relatives aux villes: la loi 170 relative à la réorganisation administrative du monde municipal, les ressources et responsabilités des municipalités, la réalité métropolitaine, la loi sur l’aménagement durable du territoire et l’urbanisme, la fiscalité des villes, l’évaluation foncière, l’octroi des contrats publics, etc.

Il ne s’agit pas de simples problèmes techniques, mais d’enjeux politiques dont la gauche québécoise doit se préoccuper au plus haut point. Bien que l’État ait un rôle non négligeable à jouer, que ce soit en matière de protection de l’environnement ou de redistribution de la richesse, il ne doit pas rester l’alpha et l’oméga de l’économie politique. À vrai dire, la gauche, l’écologisme, le féminisme, l’altermondialisme et même l’indépendantisme gagneraient tous à prendre la perspective municipaliste pour réinterpréter les importants enjeux du XXIe siècle.

Les élections municipales

Le 3 novembre 2013, plus de 1 100 municipalités du Québec étaient en élection générale afin de combler quelque 8 000 postes de maires et de conseillers municipaux. De plus, la conjoncture politique à l’échelle municipale est exceptionnelle. Celle-ci ne se limite pas aux multiples scandales de corruption qui ont entraîné le départ des maires de Montréal et de Laval, ou aux multiples éclaboussures qui ont fragilisé l’ensemble de la classe politique municipale et provinciale québécoise. Contre un cynisme latent et un taux relativement bas de participation électorale, un renouveau démocratique est en train d’éclore partout au Québec : mouvement des Indignés à Montréal, Québec et plusieurs autres municipalités, grève étudiante de 2012, manifestations de casseroles, assemblées populaires autonomes de quartier (APAQ), mobilisations citoyennes au niveau municipal contre les gaz de schiste (vallée du St-Laurent) et l’exploitation du pétrole (victoire provisoire de Gaspé contre Pétrolia). En bref, la démocratie grassroots[8] est présentement en pleine ébullition.

Or, comment réduire le fossé entre une démocratie radicale, directe et citoyenne d’une part, et une politique représentative désuète d’autre part? La démocratie participative dans sa forme actuelle (BAPE, conseils de quartier, consultations publiques, concertationnisme, gestion de proximité et gouvernance urbaine) représente-t-elle une solution viable? Constitue-t-elle plutôt un organe de légitimation et d’acceptabilité sociale instrumentalisé par les élužes et les entreprises, celle-ci ne remettant pas en question l’inégale distribution du pouvoir économique et politique? Doit-on rejeter la démocratie représentative en bloc et se concentrer sur des espaces a-partisans de délibération (APAQ), ou doit-on investir le pouvoir municipal en essayant de redonner le pouvoir aux citoyenNEs?

Misères de la gauche municipale

De manière générale, nous soutenons la pertinence de l’existence et surtout du renouvellement des partis politiques municipaux. Selon Laurence Bherer et Sandra Breux, ceux-ci permettent « 1) d’articuler et d’intégrer les différents intérêts ; 2) de recruter des personnes intéressées par la politique ; 3) d’informer les électeurs »[9].  Toutefois, nous plaidons pour une radicalisation de la démocratie municipale. Celle-ci ne doit pas se limiter aux vœux de certaines formations « progressistes » comme Action Gatineau, Projet Montréal ou Démocratie Québec. Celles-ci ont à cœur la démocratie citoyenne, l’urbanisme durable, le développement économique et la « qualité de vie », mais ne se soucient point d’une question majeure : la justice sociale.

En effet, aucun de ces partis ne prône la solidarité, la « transformation sociale » ou la remise en question de la logique néolibérale. Leur discours reste largement au centre de l’échiquier politique, embrasse le social-libéralisme et le capitalisme vert qui fait complètement abstraction des inégalités sociales, du féminisme, de l’écologisme, de l’altermondialisme et de l’indépendantisme. Sans un examen critique des impératifs d’accumulation capitaliste, de l’exploitation des ressources naturelles, de la domination de l’État fédéral et de la stricte logique représentative, les municipalités sont vouées à rester de simples courroies de transmission de l’État pseudo-démocratique et de la globalisation néolibérale.

Dans son ouvrage Trente ans de politique municipale[10], Marcel Sévigny fait le bilan des promesses et des échecs de la gauche municipale à travers l’histoire du Rassemblement des citoyenNEs de Montréal (RCM). Pour résumer, le RCM a essentiellement échoué parce qu’il n’a pas su éviter le piège de la centralisation, que ce soit au sein du parti (dominé par la tête dirigeante du maire Jean Doré) ou au sein de la ville (en évitant la décentralisation du pouvoir par les conseils de quartier). Autrement dit, si une formation social-démocrate comme le RCM est restée prisonnière des contradictions du capitalisme et de la démocratie représentative, on peut aisément deviner qu’un parti qui ne se réclame même pas de la gauche s’enfoncera inévitablement dans la logique néolibérale et la croissance insoutenable.

Le modèle catalan

La conclusion de cette réflexion est simple : il faut dès maintenant organiser la gauche à l’échelle municipale. Or, comment devrait-on s’y prendre concrètement? Dans un article intitulé Vers une nouvelle gauche municipale, le parti catalan Candidatura d’Unitat Popular (CUP) est présenté comme un modèle original pouvant servir de levier à la construction d’une alternative inusitée pour les villes québécoises. Définie comme un parti anticapitaliste, indépendantiste, féministe, écologiste et anti-impérialiste, la CUP présente des candidatures dans l’ensemble des municipalités situées sur le territoire catalan. Ce parti ne fait pas que promouvoir la démocratie participative comme un supplément inoffensif au gouvernement représentatif, mais la comprend comme une transformation radicale de la culture politique. Sa volonté déclarée est de jouer le rôle d’un « cheval de Troie » des classes populaires dans les conseils municipaux et l’appareil d’État, par le biais de candidatEs directement branchéEs sur les assemblées locales. Pour comprendre cette particularité, voici les dix principes d’action politique du parti[11] :

1. Nos députéEs ne peuvent obtenir plus d’un mandat.
2. La rémunération maximale de nos députéEs est de 1600€ par mois.
3. Soumettre nos activités parlementaires à la consultation permanente des militantEs, mouvements sociaux et populaires.
4. Créer les mécanismes nécessaires pour mettre en place des processus de prise de décision fondés sur la démocratie directe, active, participative et inclusive au niveau parlementaire.
5. Ne pas emprunter d’argent pour financer la campagne afin de rester indépendant des élites économiques et financières.
6. Défendre strictement le programme politique et les décisions de l’organisation, en lien avec les organes de contrôle parlementaire et les assemblées ouvertes aux mouvements sociaux.
7. Éviter la duplication des postes dans les institutions ou la même organisation, afin d’éviter la concentration du pouvoir.
8. Nos parlementaires doivent penser en fonction du cadre national des Pays catalans et agir dans cette perspective.
9. Simplifier les structures administratives à travers la dissolution de conseils provinciaux, et les remplacer par les municipalités, les comtés et autres institutions supra-municipales comme bases d’une politique de proximité.
10. Défendre les municipalités comme les seules institutions qui restent à la portée du peuple, et promouvoir le municipalisme comme outil de transformation sociale.

Un réseau municipal québécois?

Si l’expérience politique de la CUP semble féconde dans le contexte catalan, est-il possible de la traduire pour l’adapter à la société québécoise? Nous pouvons imaginer la création d’un réseau de gauche indépendantiste, féministe et écologiste qui permettrait de coordonner une multitude de candidatures dans plusieurs municipalités du Québec (environ 8000 postes sont ouverts), avec un programme commun (déclaration de principes, grille d’analyse, réformes générales) complété d’un programme spécifique à chaque localité.

Le programme de cet hypothétique réseau (ou parti) pourrait s’inspirer librement de Québec solidaire, la CUP, le socialisme municipal et le municipalisme libertaire, dans une synthèse qui pourrait être qualifiée temporairement par l’expression de « municipalisme solidaire ». Ce courant politique ne devrait pas se baser sur une idéologie étroite, mais opter pour une coalition arc-en-ciel qui réunirait des militantEs de diverses allégeances à gauche de l’échiquier politique (libertaires, socialistes, républicains progressistes, féministes, écologistes, nationalistes de gauche, socio-démocrates) prêts à travailler ensemble dans une perspective de justice sociale et de démocratisation radicale. L’opposition rigide entre réformistes et révolutionnaires n’est pas pertinente à cette échelle, car l’horizon de l’émancipation sociale doit se faire à travers une série de réformes concrètes prenant pour point de départ les assemblées citoyennes, les mouvements sociaux (ouvriers, étudiants, paysans, féministes, écologistes) et la défense des intérêts des classes populaires.

Bien qu’un tel projet ne pouvait se réaliser avant les élections de novembre 2013, la gauche municipale peut-elle s’organiser d’ici les élections de 2017, compte tenu des ressources disponibles en termes de temps, d’argent, d’énergie et de bases militantes prêtes à lutter pour la réappropriation collective des municipalités ? Dans ce contexte, l’articulation entre la gauche nationale et municipale soulève plusieurs questions : Québec solidaire devrait-il épauler des candidatures de gauche dans différentes municipalités d’ici les prochaines élections? Devrait-il appuyer ou « noyauter » des partis politiques « progressistes » déjà existants? Devrait-il mobiliser ses associations locales et présenter ses propres candidatEs, à la manière des élections municipales en France où les maires affichent ouvertement leur affiliation politique au Parti socialiste ou au Parti communiste français?

Un nouveau tremplin

Enfin, comme l’Assemblée nationale est composée à 98% de députéEs issuEs de partis politiques néolibéraux, il serait tout à fait avantageux de propulser des candidatEs au sein de diverses municipalités québécoises. Cela permettrait de faire rayonner un discours contre-hégémonique et de développer dès maintenant une culture populaire de gauche à l’échelle locale. De plus, il serait particulièrement intéressant d’expérimenter une véritable hybridation entre la démocratie directe et représentative, dans laquelle le pouvoir municipal serait géré directement par des structures d’assemblées et l’implication active des quartiers.

Imaginons un scénario semblable aux dernières élections catalanes de 2012, qui ont mené trois députés de la CUP à la Generalitat (Assemblée nationale de la Catalogne) : ceux-ci ont également obtenu 106 conseillers municipaux, quatre conseillers de comarques (MRC) et quatre maires. La simultanéité des élections municipales offrirait une grande visibilité à un mouvement politique de gauche qui embrasserait l’ensemble du Québec, dans une perspective de coordination des luttes locales, d’émancipation sociale, de transition écologique et de libération nationale. Cette initiative permettrait d’étendre l’influence de la gauche à l’extérieur des centres urbains, tout en fournissant un appui majeur au mouvement pour la justice environnementale actif dans différentes régions, brisant ainsi l’idée selon laquelle la gauche serait essentiellement montréalaise.

Quelle forme une telle organisation municipale devrait-elle prendre? Quelles stratégies devrait-elle mettre de l’avant? Quels principes à la fois unificateurs et respectueux de la pluralité permettraient de donner corps à ce projet? Toutes ces questions se bousculeront au sein de la gauche et des nouveaux mouvements sociaux, ceux-ci étant influencés par des facteurs comme les opportunités politiques (élections municipales), les structures de mobilisation (organisations, partis, réseaux), et les cadrages cognitifs (significations partagées des acteurs qui permettent de définir leur identité de groupe et leur situation)[12]. Cela signifie que l'élaboration d'une stratégie municipaliste concrète ne peut faire l'économie d'une analyse approfondie des résultats électoraux, d'un bilan historique et critique de la gauche municipale montréalaise, d'un état des lieux des revendications sociales et luttes urbaines en cours, bref d'une série de rencontres préparatoires visant à réseauter les acteurs et actrices d'un éventuel nouveau Front d'action politique.


Dans tous les cas, la gauche doit sortir de son obsession pour l’État, prendre au sérieux la question urbaine et développer de nouvelles stratégies sur le plan municipal. De son côté, la politique municipale doit sortir de sa torpeur et devenir le lieu par excellence de la citoyenneté, en prenant au sérieux le mot d’ordre de Bookchin : « démocratiser la République, et radicaliser la démocratie »!



[1] Ce texte est une version remaniée et actualisée de l’article La gauche et l’oubli de la ville publié dans la revue Les nouveaux cahiers du socialisme, Occupons la ville !, no.10, automne 2013.
[2] Laurence Bherer et Sandra Breux (dir.), Les élections municipales au Québec : enjeux et perspectives, Québec, Presses de l’Université Laval, 2009.
[3] Manuel Castells, The city and the grassroots : a cross-cultural study of urban social movements, London, E. Arnold, 1983.
David Harvey, Le capitalisme contre le droit à la ville. Néolibéralisme, urbanisation, résistances, Paris, Éditions Amsterdam, 2011.
Henri Lefebvre, Le droit à la ville, 3e édition, Paris, Anthropos, 2009.
[4] Mark Purcell, « Le droit à la ville et les mouvements urbains contemporains », Rue Descartes, vol.1 no.63, 2009, p.40-50.
[5] Joan Martinez-Alier, The environmentalism of the poor : a study of ecological conflicts and values,  Northampton, Edward Elger, 2002.
[6] Dorceta E. Taylor, The environment and the people in American cities, 1600s-1900s: disorder, inequality and social change, London, Duke University Press, 2009.
[7] André Gorz, Écologica, Paris, Galilée, 2002.
[8] L’expression grassroots democracy renvoie aux formes d’organisations décentralisées, locales et participatives, dans lesquels les acteurs enracinés dans leur communauté prennent des décisions collectives de manière délibérative et souvent consensuelle.
[9] Laurence Bherer, Sandra Breux, Les partis politiques municipaux sont nécessaires, La Presse, 27 novembre 2011. http://www.lapresse.ca/debats/votre-opinion/201111/25/01-4471609-les-partis-politiques-municipaux-sont-necessaires.php
[10] Marcel Sévigny, Trente ans de politique municipale. Plaidoyer pour une citoyenneté active, Montréal, Écosociété, 2001.
[12] Anne Révillard, La sociologie des mouvements sociaux : structures de mobilisation, opportunités politiques et processus de cadrage, juin 2004. http://www.melissa.ens-cachan.fr/spip.php?article502

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