lundi 21 octobre 2013

La Charte comme contre-exemple de la souveraineté populaire


Si le débat entourant le projet de Charte des valeurs québécoises a fait couler beaucoup d’encre concernant les questions de laïcité, identité, intégration, immigration, liberté de religion, égalité hommes/femmes, patrimoine historique, pluralisme, etc., la question de la stratégie d’accession à l’indépendance est restée en arrière-plan. Or, la Charte du Parti québécois représente un moment d’un processus beaucoup plus large, intégrant la gouvernance souverainiste et la construction de l’identité nationale afin de susciter les « conditions gagnantes » d’un éventuel référendum sur la souveraineté. En recadrant le débat actuel sur l’objectif poursuivi, c’est-à-dire en mettant entre parenthèses la question de la légitimité morale de la Charte, il est alors possible d’envisager celle-ci comme un instrument juridique visant un but politique bien précis. Beaucoup de querelles ont porté sur le fait de savoir si une telle mesure était « juste » ; il faut maintenant réfléchir sur  l’adéquation du moyen à la fin poursuivie, c’est-à-dire son « efficacité ».

Plusieurs targueront que ce projet découle d’un strict calcul électoraliste, visant à assurer une majorité parlementaire. S’il y a évidemment des motifs partisans sous-jacents, le Parti québécois profitant du débat sur l’identité pour se hisser dans les sondages en créant une diversion sur son bilan économique et social, il n’est pas possible de réduire la Charte des valeurs québécoises à une simple mascarade. Il s’agit d’un élément clé du programme (1.3.c), qui sera éventuellement lié à une loi sur la citoyenneté québécoise (1.3.d) et consolidé à l’intérieur d’une Constitution québécoise (1.3.a) « pour affirmer et établir juridiquement les éléments essentiels de l’identité québécoise. Ce texte fondamental intégrera une version amendée de la Charte des droits et libertés de la personne de façon à ce que, dans son interprétation et son application, il soit tenu compte du patrimoine historique et des valeurs fondamentales de la nation québécoise: la prédominance de la langue française, l’égalité entre les femmes et les hommes et la laïcité des institutions publiques »[1].

Parallèlement à cette constitution de « l’identité québécoise », la stratégie de la gouvernance souverainiste sera mise en œuvre pour limiter l’ingérence du gouvernement fédéral, assumer pleinement les compétences de l’État québécois et exiger de nouveaux pouvoirs, tout en développant une politique étrangère afin de bâtir sa reconnaissance auprès de la communauté internationale. Il s’agit en quelque sorte de créer des « chicanes avec Ottawa » sur le plan constitutionnel, notamment avec le registre des armes à feu, la commission nationale d’examen sur l’assurance-emploi et la récente contestation de la loi 99 par le gouvernement Harper. Bien que les politiques économiques, sociales et environnementales soient similaires entre le Canada et le Québec (austérité budgétaire, réformes anti-sociales, virage pétrolier), l’antagonisme est bien déplacé sur le terrain juridico-politique.

Outre le front fédéral, cette stratégie se transpose sur le plan provincial par la prolifération des consultations publiques visant à dégager des « consensus » sur une foule d’enjeux : Sommet sur l’éducation supérieure, Forum sur les redevances minières, Commission spéciale d’examen sur le printemps étudiant, Commission sur les enjeux énergétiques, etc. Cette approche de concertation avec les différents acteurs de la « société civile » n’est pas anodine ; elle vise à fabriquer un nouveau « sens commun », forger une « culture majoritaire » par une réforme « intellectuelle et morale » basée sur des lieux de délibération. Il s’agit de consolider une « hégémonie » par l’affirmation du leadership politique et culturel du Parti québécois. Le travail idéologique, la construction du discours dominant, la maîtrise du débat public et l’élaboration d’une « vision du monde » sont donc au cœur de ce projet. Consciemment ou non, le Parti québécois ne fait pas qu’attendre les conditions gagnantes ; il les construit par le jeu de la « gouvernance » souverainiste, c’est-à-dire par les techniques de « management totalitaire » selon l’expression d’Alain Deneault[2].

Ce mélange de consentement et de contrainte, « société civile + société politique, c’est-à-dire hégémonie cuirassée de coercition » pour reprendre les termes de Gramsci, vise à rétablir la confiance du peuple envers ses élites politiques et économiques par les mots d’ordre d’« intégrité », « transparence », « paix sociale », « bonne gouvernance », « partenariat », etc. Cette stratégie de concertation sera certainement à l’œuvre lors de la formation d’une éventuelle « assemblée constituante à laquelle seront conviés à siéger tous les secteurs et les régions de la société québécoise ainsi que les nations autochtones et inuites du Québec afin d’écrire la constitution d’un Québec indépendant. » Cette consultation publique dirigée par le haut et conviant les représentant-es de la société civile à venir agrémenter la Constitution québécoise péquiste servira alors de levier pour lancer un troisième référendum sur la souveraineté du Québec. Cette stratégie risque-t-elle d’aboutir au résultat attendu ? Il semble que non.

Malgré l’influence idéologique non négligeable du Parti québécois, celui-ci ne pourra pas forger la « volonté collective » nécessaire pour réaliser l’indépendance du Québec. Le problème ne réside pas dans le besoin de construire un « peuple » qui sera en mesure de s’autodéterminer, mais dans la manière de le faire. Le socle de la stratégie péquiste repose sur le nationalisme conservateur, c’est-à-dire l’idée selon laquelle l’identité nationale enracinée dans une histoire commune sera le tremplin de la souveraineté du peuple québécois. Il s’agit en quelque sorte de consolider la communauté constitutive, la culture majoritaire déjà établie, en affirmant un « Nous » préconstitué. L’objectif est donc de conserver une identité pure et pleine, une essence qui serait menacée par ce qui n’est pas elle : l’étranger ou la différence. La négation du Nous peut prendre diverses formes : l’immigrant, la femme voilée, l’homosexuel, la gauche multiculturaliste, etc. L’important n’est pas la forme particulière de cet objet, mais l’existence d’un bouc-émissaire quelconque pouvant être sacrifié pour sauver l’ordre de la société. Que le clivage « eux/nous » soit le fruit d’une intention consciente ou non, il n’en demeure pas moins que le débat sur l’identité est intrinsèquement polarisant.

Une réponse naturelle à cette crispation des identités consiste à viser le consensus à la manière du projet de Charte de la laïcité de l’État québécois proposée par Québec solidaire. Celle-ci a le mérite de proposer une position nuancée et largement répandue dans la société (tant à gauche qu’à droite, souverainistes comme fédéralistes), en misant sur un « compromis acceptable ». Cette tactique a également le pouvoir de mettre en évidence le caractère particulier et biaisé du projet de Charte des valeurs québécoises du Parti québécois, en montrant que l’intérêt général transcende l’opposition rigide entre majorité/minorités, peuple/intellectuels, francophones de souche/immigrants, nationalisme/multiculturalisme, enracinement/postmodernité,  régions/Montréal, etc. Ce faux dilemme forgé par le nationalisme conservateur doit évidemment être déconstruit. Néanmoins, doit-on pour autant rejeter toute forme de conflit ou de polarisation de la sphère politique, à la manière de Françoise David ? « Personnellement, je trouverais ça grave d’aller en élection sur un sujet aussi fondamental, aussi diviseur, qui vient toucher à l’identité et aux émotions des gens, qui touche à tous les rapports majorité-minorité ».

Le problème relève moins de la présence d’un antagonisme fondamental que du type d’opposition qu’il met en jeu. La stratégie du Parti québécois reprend à son compte une forme de « populisme autoritaire » jadis forgé par l’Action démocratique du Québec, et plus fondamentalement par le « néolibéralisme conservateur » de Stephen Harper et Margaret Thatcher. Mais il ne fait pas pour autant un simple décalque de la « wedge politics » anglo-saxonne, centrée sur la répression du crime, la sécurité nationale et la morale sexuelle ; elle déplace le débat vers la « question ethnique » avec une touche de nationalisme identitaire proprement québécois. Si le fait d’attiser la flamme de l’identité nationale peut s’avérer efficace sur le terrain électoral, celle-ci peut accentuer l’aversion d’une bonne partie de la population envers le projet d’indépendance. Comme la « nation » de ce conservatisme se définit par l’appartenance à la culture de la majorité fondatrice, légitimant l’exclusion de minorités et la limitation des libertés individuelles au nom de l’affirmation des « valeurs collectives », les personnes qui ne partagent pas cette « identité commune » risquent fortement d’êtres laissées de côté, voire réprimées par le plein déploiement de la volonté nationale.

L’approfondissement du fossé au sein du peuple québécois peut s’avérer fatal pour la souveraineté, car la « majorité francophone » est divisée sur la question tandis que la communauté anglophone, allophone et les minorités culturelles sont majoritairement opposées à cette rupture. Le renforcement du patriotisme pour le pôle majoritaire conjugué à l’inquiétude des minorités favorise une crispation identitaire et la limitation du projet souverainiste à la seule communauté constitutive, c’est-à-dire à la continuation d’une tradition. Cette composante conservatrice se retrouve dans l’argumentaire du Parti québécois et du mouvement souverainiste en général, centrés sur la culture et l’économie. « La souveraineté est un projet identitaire et culturel, mais elle consiste aussi à promouvoir nos intérêts les plus fondamentaux. Nos intérêts économiques, par exemple. » Celle-ci n’est « ni à gauche, ni à droite » et opposée au multiculturalisme canadien, l’enracinement dans la culture d’une nation souveraine représentant une condition d’une ouverture sur le monde. Il est nulle part question d’égalité, de solidarité, de justice ou d’un quelconque projet social. Il ne s’agit pas de transformer la société, mais de la conserver en lui donnant davantage de pouvoir par rapport à ce qui n’est pas elle : le Canada et les minorités.
Malheureusement, ce faux consensus national fait abstraction des rapports sociaux antagonistes et alimente la fracturation ethnique du paysage culturel québécois. Autrement, cette interprétation conservatrice du projet de libération nationale mine ses propres conditions de possibilité, et entraîne donc le déclin politique, économique, social et culturel du peuple québécois. C’est pourquoi le virage nationaliste représente l’impasse définitive du Parti québécois, et plus fondamentalement l’achèvement historique du mouvement souverainiste. Mathieu Bock-Côté est en quelque sorte le prophète de cette métamorphose, creusant la tombe de l’indépendance dans le cimetière de la mouvance identitaire. « La deuxième option, c’est un vrai virage nationaliste. Mais, dans ce cas, parler de souveraineté avec un haut-parleur ne suffira pas. Il faudra miser sur l’identité ! Au programme : langue, laïcité, immigration, enseignement de l’histoire et démocratie. Par exemple, il doit faire de la lutte pour la francisation de Montréal une priorité. De même, il doit se poser comme l’adversaire des accommodements raisonnables multiculturalistes. Et proposer une charte de la laïcité qui ne censure pas notre héritage catholique. Il devrait aussi rajuster les seuils d’immigration selon nos capacités d’intégration. Elles ne sont pas infinies. Les curés de la rectitude politique l’insulteront ? La majorité silencieuse, elle, applaudira. »[3]

La réponse politique adéquate à cette bifurcation historique ne peut être le simple rétablissement du projet initial souverainiste, basé sur un équilibre délicat entre la social-démocratie, la concertation des partenaires sociaux (État-providence, syndicats et patronat) et le rassemblement de la grande famille souverainiste. Ce bloc historique forgé durant la Révolution tranquille est maintenant rendu impossible par les mutations économiques, culturelles et politiques de la société québécoise et de la conjoncture internationale en cette deuxième décennie du XXIe siècle. La Convergence nationale est un mythe, le projet d’une époque révolue au même titre que le socialisme du XXe siècle. Cela ne signifie pas que l’indépendance et la nécessité d’une rupture avec le système capitaliste soient dépassées ; au contraire, ces projets méritent d’être actualisés par une analyse de la situation et des rapports de forces dans un contexte de crise économique, politique et écologique sans précédent. Tout projet qui ne tient pas compte de ces facteurs matériels, institutionnels et idéologiques est voué à répéter les erreurs du passé.

La première erreur serait de tabler sur un consensus déjà existant, comme le « modèle québécois ». Un mélange de compromis fordiste, d’État-providence, de Trente glorieuses, de société de consommation basé sur le pétrole bon marché, de syndicalisme classique et de nationalisme québécois ne résoudront pas les problèmes d’aujourd’hui. Ce n’est pas parce que la Révolution tranquille est inachevée qu’il faut pour autant répéter ses contradictions aveuglément. Il faut plutôt tenir compte du blocage structurel et des conflits sociaux inhérents au processus historique afin de déplacer les contradictions sur le terrain de l’émancipation. En d’autres termes, la voie du socialisme et de l’indépendance ne se fera pas sur les eaux tranquilles d’un progrès continu, mais dans la crise organique de la société québécoise qui est déjà en cours. La montée de l’extrême-droite est symptomatique d’un tel phénomène de décomposition de la social-démocratie et de la recomposition des forces sociales à l’échelle internationale. De la Grèce à la Russie en passant par la France et le Québec, le terreau xénophobe et chauvin dont l’islamophobie est le signe le plus criant est bel et bien présent. Comme l’approfondissement de la crise multidimensionnelle augmentera inévitablement la polarisation, il est vain de trouver un « juste milieu » qui saura satisfaire tout le monde. La reconfiguration des identités est bien amorcée, et il est nécessaire d’attraper la balle au bond de l’histoire en redonnant une nouvelle signification au peuple québécois.

L’enjeu actuel consiste à déplacer l’antagonisme fondamental de la société de la « question ethnique » (les valeurs québécoises) vers le terrain du conflit socioéconomique et écologique. Cela implique d’articuler la critique de l’austérité et la lutte contre le virage pétrolier, rappeler l’urgence de protéger notre territoire et nos communautés contre la prédation des compagnies privées et des élites politiques. Il ne faut pas essayer de retrouver la confiance du peuple envers la « classe politique », mais aviver cette méfiance vis-à-vis la domination étatique et la canaliser contre les institutions politiques actuelles. Cela ne signifie pas de renoncer à la défense des services publics et sociaux, mais d’adopter une attitude offensive visant la transformation radicale de l’État québécois par un processus de réappropriation collective du pouvoir politique. La « souveraineté populaire » désigne la capacité du peuple à décider non seulement de ses valeurs, mais de ses institutions et son avenir politique.

Alors que le projet de Charte met de l’avant la « souveraineté nationale », au double sens de la suprématie de l’identité nationale et du régime représentatif qui confisque au peuple son autonomie et son droit à l’autodétermination, la « souveraineté populaire » signifie la remise en forme de la démocratie par un processus constituant visant à créer une véritable rupture avec l’ordre social, politique et constitutionnel. Il ne s’agit plus d’imposer des valeurs par le haut, mais de refonder les institutions par le bas. Ce projet politique nécessite un large appui populaire, par lequel la majorité sociale pourra elle-même reprendre en main son destin par la confrontation des intérêts, des visions et des pistes de solution pour la suite du monde. À ce titre, l’hypothèse d’une Assemblée constituante est sans doute la plus prometteuse ; elle permettrait de dépasser le débat sur la question identitaire pour embrasser une réflexion générale sur les contradictions du système actuel et la forme institutionnelle d’une société future.

Pour le meilleur et pour le pire, la mise en marche de la souveraineté populaire par le processus constituant ne sera pas accompagnée d’une discussion tranquille, mais d’une exacerbation des contradictions sociale dans un contexte de crise globale. Cela signifie-t-il qu’un tel projet est voué à l’échec, faute d’un consensus suffisamment large pour ratifier une éventuelle constitution lors du référendum ? Si rien ne garantit l’issue de cette démarche périlleuse, l’exercice aura pour mérite de favoriser l’émergence d’une « volonté collective » susceptible de s’emparer du projet de pays qu’elle aura elle-même élaborée. Le « peuple québécois » est d’abord une notion ouverte, une question plutôt qu’une réponse préexistante. C’est pourquoi il est essentiel de rejeter une conception rigide de l’identité imposée de l’extérieur par une élite cherchant à limiter le potentiel subversif d’une auto-constitution du peuple. Néanmoins, la mise sur pied d’un véritable mouvement d’émancipation sociale et nationale ne surgira pas spontanément ; il devra être amorcé par l’ébauche d’un discours contre-hégémonique populaire et cohérent, capable de tracer les contours de l’acteur collectif de cette lutte à venir.



[1] Programme du Parti québécois : http://pq.org/programme/#c-1
[2] Alain Deneault, Gouvernance. Le management totalitaire, Lux Éditeur, Montréal, 2013
[3] Mathieu Bock-Côté, SOS PQ, Le Journal de Montréal, 19 janvier 2012

mardi 24 septembre 2013

Qu’est-ce qu’un peuple ?


Préface

Dans un recueil intitulé Qu’est-ce qu’un peuple?rassemblant des écrits politiques d’Alain Badiou, Pierre Bourdieu, Judith Butler, Georges Didi-Huberman, Sadri Khiari et Jacques Rancière, ces auteurs tentent de subvertir les mots peuple, populaire et populisme afin de les ranger du côté de l’émancipation sociale. Si les notions d’égalité des sexes, de laïcité ou de nationalisme ont progressivement évolué vers la droite pour justifier le maintien de l’ordre (nous pouvons penser à la Charte des valeurs québécoises), il est toujours possible de s’approprier le vocabulaire de l’adversaire et le retraduire dans un autre « imaginaire social » plus favorable aux luttes actuelles.

C’est ainsi qu’Alain Badiou examine les multiples usages du mot « peuple » en essayant de distinguer deux interprétations antagonistes de cette catégorie politique. D’un côté, il y a le peuple officiel, l’identité nationale et la classe moyenne qui seraient liés à un État par le biais de la démocratie représentative. De l’autre, le peuple à venir, les mouvements sociaux, les déclassés qui aspirent à se doter d’un nouvel État et/ou à détruire l’ancien. Le peuple serait alors moins une chose, une substance ou une essence, qu’une exception, un événement. Bien que cette conceptualisation, aux accents communistes et libertaires, laisse planer une forme de manichéisme entre un « vrai peuple » en devenir et un « faux peuple » moribond, elle a le mérite de créer un contraste intéressant entre des conceptions émancipatrices et conservatrices d’un mot largement employé et mal mené. C’est pourquoi nous présentons intégralement les réflexions badiousiennes qui permettent d’éclairer le sens du manifeste de la CLASSE « Nous sommes avenir », ces notes constituant les prolégomènes d’une réflexion beaucoup plus générale entourant la question « qu’est-ce que le peuple québécois ? ».

Alain Badiou, Vingt-quatre notes sur les usages du mot « peuple » [1]

« 1. Si même on ne peut que saluer, encore et toujours, le « nous sommes ici par la volonté du peuple » de la Révolution française à son début, il faut bien convenir que « peuple » n’est aucunement, par soi-même, un substantif progressiste. Quand Mélenchon fait afficher « place au peuple ! », ce n’est aujourd’hui qu’une rhétorique illisible. On conviendra symétriquement que « peuple » n’est pas non plus, si même semblent y incliner les usages nazis du mot « Volk », un terme fasciste. Quand on dénonce un peu partout le « populisme » de Marine Le Pen, ce n’est que l’entretien d’une confusion. La vérité est que « peuple » est aujourd’hui un terme neutre, comme tant d’autres vocables du lexique politique. Tout est affaire de contexte. Nous aurons donc à y regarder de plus près.

2. L’adjectif « populaire » est plus connoté, plus actif. Il n’est que de voir ce que voulaient signifier des expressions comme « comité populaire », « mouvement populaire », « tribunal populaire », « front populaire », « pouvoir populaire », et même, au niveau de l’État, « démocratie populaire », pour ne rien dire de « armée populaire de libération », pour constater que l’adjectif vise à politiser le substantif, à lui conférer une aura qui combine la rupture avec l’oppression et la lumière d’une nouvelle vie collective. Certes, qu’un chanteur ou un homme politique soit « populaire » n’est qu’une indication statistique sans valeur aucune. Mais qu’un mouvement ou une insurrection le soit classe tout de même de tels épisodes dans la régions de l’histoire où il est question de l’émancipation.

3. En revanche, on se méfiera du mot « peuple » quand il est suivi d’un adjectif, singulièrement d’un adjectif identitaire ou national.

4. Certes, nous savons que « héroïque guerre de libération du peuple vietnamien » n’a rien qui ne soit légitime et politiquement affirmatif. On dira que « libération », dans le contexte de l’oppression coloniale, voire celui d’une invasion étrangère intolérable, confère à « peuple », suivi d’un adjectif qui particularise ledit peuple, une touche émancipatrice indéniable. Et d’autant plus que dans le camp impérial et colonial, on préférait parler de « peuplades », d’« ethnies », de « tribus », quand ce n’était pas de « races » et de « sauvages ». Le mot « peuple ne convenait qu’aux puissants conquérants, exaltés par la conquête même : « peuple français », « peuple anglais », oui… Peuple algérien ou vietnamien, non ! Et pour le gouvernement israélien, encore aujourd’hui, « peuple palestinien », pas davantage ! L’époque des guerres de libération nationale a sanctifié « peuple + adjectif national », par l’imposition, exigeant souvent la lutte armée, du droit au mot « peuple » de ceux à qui les colonisateurs, s’estimant seuls à être de « vrais » peuples, refusaient son usage.

5. Mais en dehors du processus violent des libérations, en dehors du mouvement d’appropriation d’un mot interdit, que vaut « peuple + adjectif national » ? Pas grand-chose, avouons-le. Et surtout aujourd’hui. Car c’est aujourd’hui que s’impose la vérité d’une forte sentence de Marx, aussi oubliée que forte, bien qu’aux yeux de son auteur elle soit cruciale : « Les prolétaires n’ont pas de patrie ». Ils en ont d’autant moins que, nomades comme ils le furent toujours – puisqu’ils devaient s’arracher à la glèbe et à la misère paysanne pour venir s’enrégimenter dans les ateliers du Capital – les prolétaires le sont maintenant plus que jamais. Non plus seulement de la campagne à la ville, mais d’Afrique et d’Asie vers l’Europe et l’Amérique, voire du Cameroun à Shanghai ou des Philippines au Brésil. À quel peuple + adjectif national, alors, appartiennent-ils ? C’est aujourd’hui, bien que du temps où, en cela grand prophète du devenir des classes, Marx fondait la Ière Internationale, que les ouvriers sont le corps vivant de l’internationalisme, seul territoire où peut exister quelque chose comme un « prolétariat », compris comme corps subjectivé du communisme.

6. Il faut abandonner à leur destin réactionnaire les expressions du genre « peuple français », et autres formules où « peuple » est plombé par une identité. Où, en réalité, « peuple français » ne signifie plus que : « ensemble inerte de ceux à qui l’État a conféré le droit de se dire français ». On n’acceptera cet assemblage que dans le cas où l’identité est en réalité un processus politique en cours, comme « peuple algérien » pendant la guerre française en Algérie, ou « peuple chinois » quand l’expression est prononcée depuis la base communiste de Yenan. Et dans ces cas, on remarquera que « peuple + adjectif » ne tire son réel que de s’opposer violemment à un autre « peuple + adjectif », celui dont il a l’armée coloniale sur le dos, laquelle prétend interdire aux insurgés tout droit au mot « peuple », ou l’armée de l’État réactionnaire, laquelle désire l’extermination des rebelles « antinationaux ».

7. Donc : « peuple + adjectif » est, ou bien une catégorie inerte de l’État (comme « peuple français » aujourd’hui, dans la bouche des politiciens de tous bords), ou bien une catégorie des guerres et processus politiques associés aux situations dites de libération nationale.

8. Dans les démocraties parlementaires notamment, « peuple » est en fait devenu une catégorie du droit d’État. Par le simulacre politique du vote, le « peuple », compos d’une collection d’atomes humains, confère la fiction d’une légitimité aux élus. C’est la « souveraineté du peuple », et plus exactement la souveraineté du « peuple français ». Si chez Rousseau la souveraineté est encore celle d’une assemblée populaire effective et vivante – rappelons que Rousseau considérait le parlementarisme anglais comme une imposture -, il est aujourd’hui clair que cette souveraineté, étant celle d’une multiplicité d’opinions inerte et atomisée, ne constitue aucun sujet politique véritable. En tant que référent juridique du processus représentatif, « peuple » signifie seulement que l’État peut et doit persévérer dans son être.

9. Quel être ? demandera-t-on. On avancera alors, sans détailler ici la chose, que nos États tirent leur réel, non pas du tout du vote, mais d’une allégeance indépassable aux nécessités du Capital et aux mesures antipopulaires (ponctuons au passage les valeurs décidément tendues qui dérivent de l’adjectif « populaire ») que ces nécessités exigent en permanence. Et ce de plus en plus ouvertement, de plus en plus sans vergogne. Par quoi nos gouvernements « démocratiques » font du peuple, qu’ils prétendent représenter, une substance qu’on peut dire capitalisée. Si vous ne le croyez pas, si vous ne croyez, comme saint Thomas, que ce que vous voyez, voyez Hollande.

10. Mais « peuple » ne peut-il pas être une réalité sous-jacente à la vertu progressiste de l’adjectif « populaire » ? Une « assemblée populaire » n’est-elle pas une sorte de représentation de « peuple » en un autre sens que celui, fermé, étatisé, que recouvrent les adjectifs nationaux et la juridicisation « démocratique » de la souveraineté ?

11. Reprenons l’exemple des guerres de libération nationale. Dans ce contexte, « peuple vietnamien » signifie en effet l’existence d’un peuple tel qu’il est refusé d’être le référent d’une nation, laquelle ne peut exister sur la scène mondiale qu’en tant qu’elle est dotée d’un État. C’est donc dans la rétroaction de l’inexistence d’un État que « peuple » peut participer à la désignation d’un processus politique, et donc devenir une catégorie politique. Dès que l’État en question est constitué, régularisé, inscrit dans la « communauté internationale », le peuple dont il se réclame cesse d’être un sujet politique. Il est de façon universelle, et quelle que soit la forme de l’État, une masse passive que l’État configure.

12. Mais « peuple » ne peut-il pas désigner, dans cette masse passive, une singularité ? Si l’on considère par exemple, en France, les grandes grèves avec occupation de juin 1936 ou de mai 1968, ne faut-il pas accepter de dire qu’un peuple – un peuple « ouvrier » - se manifeste là comme une sorte d’exception immanente à l’inertie constitutionnelle désignée par l’expression « peuple français » ? Oui on peut, on doit le dire. Et déjà de Spartacus et de ses compagnons révoltés, ou de Toussaint Louverture et de ses amis blancs ou noirs, il faut dire qu’ils configurent, dans la Rome antique ou dans l’île coloniale d’Haïti, un peuple véritable.

13. Même la dangereuse inertie du mot « peuple » affecté d’un adjectif national peut être subvertie par une poussée intérieure, quoique le contredisant, à ce « peuple » de la nationalité et du droit. Que veulent dire les occupants de la place Tahrir, en Égypte, au plus fort du « printemps arabe », quand ils affirment : « nous sommes le peuple égyptien » ? Que leur mouvement, leur unité propre, leurs mots d’ordre, configurent un peuple égyptien soustrait à son inertie nationale établie, un peuple égyptien qui a le droit de revendiquer activement l’adjectif national, parce que la nation dont il parle est encore à venir. Parce qu’elle n’existe que sous la forme dynamique d’un immense mouvement politique. Parce que, face à ce mouvement, l’État qui affirme représenter l’Égypte est illégitime, et doit disparaître.

14. Où l’on voit que « peuple » prend ici un sens qui implique la disparition de l’État existant. Et, au-delà, la disparation de l’État lui-même, dès lors que la décision politique est entre les mains d’un nouveau peuple rassemblé sur une place, rassemblé sur place. Ce qui s’affirme dans les vastes mouvements populaires est toujours la nécessité latente de ce dont Marx faisait l’objectif suprême de toute politique révolutionnaire : le dépérissement de l’État.

15. Remarquons que dans tous ces cas, à la place de la représentation majoritaire du processus électoral, laquelle donne forme à l’inertie étatique du peuple par le biais juridique d’une légitimité de l’État ; mais aussi à la place d’une soumission, toujours mi-consensuelle, mi-forcée, à une autorité despotique, nous avons un détachement minoritaire, qui active le mot « peuple » selon une orientation politique sans précédent. « Peuple » peut désigner à nouveau – dans un tout autre contexte que celui des luttes de libération nationale – le sujet d’un processus politique. Mais c’est toujours sous la forme d’une minorité qui déclare, non pas qu’elle représente le peuple, mais qu’elle est le peuple en tant qu’il détruit sa propre inertie et se fait le corps de la nouveauté politique.

16. On notera que le détachement minoritaire ne peut faire valoir sa déclaration (« nous sommes le peuple, le vrai peuple ») qu’autant que, au-delà de sa consistance propre, du petit nombre qui le fait être le corps de la nouveauté politique, il est constamment lié à la masse populaire vivante par mille canaux et actions. Parlant de ce détachement spécifique et spécialisé qui se nommait « Parti communiste » au siècle dernier, Mao Zedong indiquait que sa légitimité était à tout instant suspendue à ce qu’il appelait la « liaison de masse », qui était à ses yeux l’alpha et l’oméga de la possible réalité d’une politique. Disons que l’exception immanente qu’est le peuple au sens d’un détachement actif ne soutient durablement sa prétention à être le corps provisoire du vrai peuple qu’en validant incessamment cette prétention dans les larges masses, en déployant son activité en direction de ceux que le peuple inerte, soumis à sa configuration par l’État, maintient encore éloignés de leur capacité politique.

17. Mais n’y a-t-il pas aussi « peuple » au sens de ce qui, sans même encore activer un détachement rassemblé, n’est cependant pas réellement inclus dans le dispositif du « peuple souverain » tel que le constitue l’État ? Nous répondons : oui. Il y a sens à parler des « gens du peuple », en tant qu’ils sont ce que le peuple officiel, dans la guise de l’État, tient pour inexistant. Nous sommes là aux lisières de l’objectivité, sociale, économique et étatique. Durant de longs siècles, la masse « inexistante » est la masse des paysans pauvres, la société existante proprement dite, telle que la considère l’État, se composant d’un mixte d’aristocratie héréditaire et de riches parvenus. Aujourd’hui, dans les sociétés qui se décernent à elles-mêmes le titre de sociétés « avancées », ou de « démocraties », le noyau dur de la masse inexistante se compose des prolétaires derniers venus (ceux qu’on appelle les « immigrés »). Autour d’eux, une totalité floue se compose d’ouvriers précaires, de très petits employés, d’intellectuels déclassés, et de toute une jeunesse exilée et ségréguée dans la périphérie des grandes villes. Il est légitime de parler de « peuple » à propos de cet ensemble, pour autant qu’il n’a pas droit à la considération dont jouit, aux yeux de l’État, le peuple officiel.

18. Remarquons que dans nos sociétés, le peuple officiel reçoit le nom très étrange de « classe moyenne ». Comme si ce qui est « moyen » pouvait être admirable… C’est que l’idéologie dominante de nos sociétés est aristotélicienne. Aristote a installé, contre l’aristocratisme apparent de Platon, l’excellence de ce qui se tient dans un juste milieu. C’est lui qui soutient que la création d’une importante classe moyenne est le support obligé d’une Constitution de type démocratique. Aujourd’hui, les journaux de la propagande officielle (c’est-à-dire tous les journaux à peu près), lorsqu’ils se réjouissent de ce que la classe moyenne chinoise monte – ils ont compté, fiévreusement… - à cinq cent millions de personnes, lesquelles consomment des produits nouveaux et veulent qu’on leur fiche la paix, font de l’Aristote sans le savoir. Leur conclusion est la même que la sienne : en Chine, la démocratie – moyenne… - est en vue, pour laquelle le « peuple » est l’ensemble satisfait des gens de la classe moyenne, qui font masse pour que le pouvoir de l’oligarchie capitaliste puisse être considéré comme démocratiquement légitime.

19. La classe moyenne est le « peuple » des oligarchies capitalistes.

20. De ce point de vue, le Malien, le Chinois, le Marocain, le Congolais ou le Tamoul qu’on refuse de régulariser, auquel on refuse ses papiers, est l’emblème du peuple en tant qu’il est et ne peut être que l’arrachement du mot « peuple » au faux peuple composé de ceux qui font consensus autour de l’oligarchie. C’est du reste la raison pour laquelle le processus d’organisation politique autour de la question des papiers, et plus généralement autour des questions relatives aux derniers venus des prolétaires, est central pour toute politique progressiste aujourd’hui : elle configure le nouveau peuple, tel qu’il se constitue à la marge du peuple officiel pour lui arracher le mot « peuple » en tant que mot politique.

21. Nous avons donc deux sens négatifs du mot « peuple ». Le premier, le plus évident, est celui que plombe une identité fermée – et toujours fictive – de type racial ou national. L’existence historique de ce genre de « peuple » exige la construction d’un État despotique, qui fait exister violemment la fiction qui le fonde. Le second, plus discret, mais à grande échelle plus nuisible encore – par sa souplesse et le consensus qu’il entretient –, est celui qui subordonne la reconnaissance d’un « peuple » à un État qu’on suppose légitime et bienfaisant, du seul fait qu’il organise la croissance, quand il le peut, et en tout cas la persistance d’une classe moyenne, libre de consommer les vains produits dont le Capital la gave, et libre aussi de dire ce qu’elle veut, pourvu que ce dire n’ait aucun effet sur le mécanisme général.

22. Et enfin nous avons deux sens positifs du mot « peuple ». Le premier est la constitution d’un peuple dans la visée de son existence historique, en tant que cette visée est niée par la domination coloniale et impériale, ou par celle d’un envahisseur. « Peuple » existe alors selon le futur antérieur d’un État inexistant. Le second est l’existence d’un peuple qui se déclare comme tel, à partir de son noyau dur, qui est ce que l’État officiel exclut précisément de « son » peuple prétendument légitime. Un tel peuple affirme politiquement son existence dans la visée stratégique d’une abolition de l’État existant.

23. « Peuple » est donc une catégorie politique, soit en amont de l’existence d’un État désiré dont une puissance interdit l’existence, soit en aval d’un État installé dont un nouveau peuple, à la fois intérieur et extérieur au peuple officiel, exige le dépérissement.

24. Le mot « peuple » n’a de sens positif qu’au regard de l’inexistence possible de l’État. Soit un État interdit dont on désire la création. Soit un État officiel dont on désire la disparition. « Peuple » est un mot qui prend toute sa valeur, soit sous les espèces, transitoires, de la guerre de libération nationale, soit sous celles, définitives, des politiques communistes.  »


[1] Badiou et al., Qu’est-ce qu’un peuple ?, La Fabrique, Paris, 2013, pp.9-21

Ébauche d’une théorie critique des vertus démocratiques

1. La démocratie inclut cinq grandes dimensions complémentaires et interdépendantes: la participation, la délibération, la représentation, l...