dimanche 15 septembre 2013

Oppression nationale et intersectionnalité


Entre nation et intersection

Le nationalisme est un phénomène social fort complexe ; il peut mener autant à l’émancipation (lutte pour l’indépendance nationale) qu’à de nouvelles formes de domination (oppression des minorités ethniques, impérialisme). Cela nous oblige à penser la double signification de l’oppression nationale, c’est-à-dire la nation en tant que sujet ou objet de l’oppression. D’une part, lorsque la nation revendique fortement ses valeurs et opte pour une interprétation biaisée de la laïcité qui discrimine certaines communautés culturelles de la sphère publique (projet de Charte des valeurs québécoises du Parti québécois), nous sommes en présence d’un cas flagrant d’oppression de la nation sur les groupes subalternes. D’autre part, lorsque un État déploie des politiques économiques, constitutionnelles, politiques, sociales, environnementales et culturelles qui amènent une discrimination systématique des membres appartenant à une nation (rapport Canada-Québec), nous avons affaire à l’oppression d’une nation par une autre.

Pour éclairer cette distinction essentielle, nous ferons appel à l’approche de l’intersectionnalité qui étudie les relations et intersections entre différentes formes de domination et de discrimination. Une personne peut subir simultanément de multiples formes de discrimination, que ce soit en termes de race/classe/genre/ethnicité/sexualité/capacité/âge. Par exemple, une femme autochtone lesbienne et handicapée souffrira d’au moins quatre formes de domination, celles-ci n’agissant pas de manière séparée mais combinée.

Le terme intersectionnalité fut popularisé par la féministe afro-américaine Kimberlé Crenshaw au début des années 1990, dans une étude portant sur les violences subies par les femmes de couleur issues de classes défavorisées aux États-Unis. Ce concept montre que nous sommes souvent confrontés à une « matrice de domination » qu’il faut prendre en compte de manière globale afin de ne pas privilégier certaines luttes au détriment de d’autres. Par exemple, les marxistes-léninistes des années 1970 au Québec considéraient que la lutte des classes était un enjeu plus fondamental que le mouvement de libération des femmes. Il en va de même pour le nationalisme québécois traditionnel, qui considère la souveraineté comme une priorité au détriment de la lutte contre les injustices sociales.

Néanmoins, les adeptes de l’intersectionnalité privilégient souvent l’étude des dominations en termes de race, genre, classe, etc., mais négligent la question nationale ou considèrent celle-ci comme une forme d’oppression de la majorité sur d’autres minorités. Or, dans un contexte de minorité nationale, c’est-à-dire dans la situation où une nation est privée de ses capacités d’autodétermination et subordonnée à un autre État qui lui cause des torts systémiques, il serait absurde de vouloir exclure la catégorie de « nation » de l’analyse intersectionnelle. La thèse de cet article est de montrer que l’oppression nationale devrait être incluse dans l’analyse générale des rapports de domination, et qu’un mouvement qui lutte contre l’oppression nationale est illégitime s’il ne porte pas une attention égale aux autres formes de discrimination qu’il est susceptible de générer. Ainsi, un nationalisme égalitariste et émancipateur doit être simultanément socialiste, féministe, pluraliste, altermondialiste et écologiste, afin de lutter contre les dominations en termes de classes, de genre, d’ethnicité, ainsi que l’exploitation des autres peuples et de la nature.

Avant de débuter, il faut préciser que cette analyse représente avant tout une piste de recherche, voire un chantier théorique qui devra être considérablement élaboré pour clarifier le vocabulaire, appuyer solidement chacune des thèses et suppositions qui figureront dans les lignes suivantes. Cette réflexion n’a été précédée ni d’une recherche systématique sur la réalité empirique de l’oppression nationale (qui reste à démontrer par des études sociologiques dans le contexte du XXIe siècle), ni d’une connaissance approfondie de l’approche intersectionnelle. Cet article découle plutôt d’une intuition sur le croisement potentiellement riche et révolutionnaire de ces deux questions, et de l’urgence de lancer cette hypothèse dans le contexte du débat houleux sur la Charte des valeurs québécoises. Ainsi, la fonction du « nationalisme intersectionnel » qui sera mobilisée dans le cas actuel consiste moins à explorer concrètement l’intersection des formes de domination (interprétation sociologique), qu’à dégager une classification générale des idéologies nationalistes et des politiques d’intégration afin de dégager les différentes « visions du monde » susceptibles de gérer la diversité et de transformer la société québécoise (interprétation politique).

Préjugé, discrimination et oppression[1]

Bien que les termes « préjugé » et « discrimination » soient souvent utilisés comme des synonymes dans le langage de tous les jours, ils peuvent être distingués de la manière suivante. D’une part, les préjugés sont un ensemble de croyances et de stéréotypes qui amènent un individu ou un groupe à être biaisé en faveur ou en défaveur d’un groupe social particulier. D’autre part, la discrimination renvoie à un traitement défavorable et systématique de personnes appartenant à un groupe social. Même si la présence de préjugés vis-à-vis un groupe mène souvent à le discriminer, cela n’est pas toujours le cas. Pour illustrer l’articulation entre ces deux notions, le sociologue Robert K. Merton distingue les quatre cas de figures suivants[2] :

a) L’antiraciste (ou pluraliste) combat les préjugés et la discrimination ; b) le pluraliste réticent n’a pas de préjugé mais peut discriminer si cela est dans son intérêt (raciste stratégique) ; c) le bigot timide a des préjugés mais n’ose pas le montrer (raciste passif) ; d) le raciste actif a des préjugés et n’hésite pas à discriminer ouvertement.

Typologie des relations entre préjugés et discrimination

Ne discrimine pas
Discrimine
Pas de préjugés
Antiraciste, pluraliste résolu
Pluraliste réticent, raciste stratégique
Préjugés
 Bigot timide, raciste passif
 Bigot actif, raciste actif

Même si les préjugés ne mènent pas toujours à la discrimination, ils peuvent évidemment déclencher un tel processus. Selon Aguirre et Turner, les préjugés (croyances, opinions préconçues adoptées sans examen ou imposée par le milieu, l’éducation, l’époque) soulignent trop souvent, de manière imprécise et inéquitable, les caractéristiques négatives d’un groupe ethnique. Cet imaginaire négatif sert ensuite à légitimer la discrimination de ce groupe. Les préjugés instillent également des émotions et des sentiments qui peuvent déclencher l’intolérance, l’hostilité et des actes de discrimination[3]. À ce titre, nous pouvons facilement trouver, au sein de l’espace public québécois, un ensemble de préjugés et stéréotypes visant les pauvres, jeunes, immigrants, femmes, minorités religieuses, personnes âgées, LGBT, handicapés, autochtones, etc.

Pour éclairer la relation entre les préjugés et la discrimination en les situant sur un continuum d’intensité, Tatum utilise l’analogie d’un tapis roulant (escalier mécanique horizontal) que l’on retrouve généralement dans les aéroports[4]. Des racistes actifs comme les personnes qui partagent l’idéologie de la suprématie blanche n’ont pas peur d’exprimer leur vision et marchent ardemment sur le tapis roulant. Les racistes passifs se tiennent debout sur le tapis sans bouger, le mécanisme les amenant dans la même direction que les racistes actifs. Certaines personnes ne souhaitent pas aller dans la même direction que les racistes et décident de se retourner ; à moins qu’ils ne marchent activement à contre-courant du tapis roulant, ils seront transportés au même endroit. Enfin, les personnes antiracistes marchent vigoureusement dans la direction opposée des racistes pour lutter contre les préjugés et toute forme de discrimination.

L’exemple du tapis roulant illustre que le racisme n’est pas simplement le résultat de préjugés individuels, mais un phénomène social, une pression collective nous acheminant dans une direction particulière. De plus, le racisme ne se limite pas à une idéologie, un dogme ou un ensemble de croyances, car il repose sur une série de normes, d’institutions, de rapports de pouvoir et de privilèges. Cet ensemble de déterminations forme une structure qui maintient et renforce la discrimination systématique d’un groupe social particulier ; c’est ce que nous appelons communément une oppression. Le capitalisme, le patriarcat, l’hétérosexisme et le colonialisme sont des structures sociales qui soutiennent l’oppression des travailleurs, des femmes, des homosexuel-les et des peuples dominés économiquement, politiquement et culturellement. Cette clarification terminologique permettra de déterminer dans quelle mesure un groupe social majoritaire est susceptible de discriminer d’autres groupes minoritaires en son sein.

Nationalisme et xénophobie

Si nous reprenons l’analyse des relations entre préjugés et la discrimination, nous pouvons dégager quatre grandes formes de nationalisme en fonction de leur rapport aux groupes ethniques qui les composent. Le premier type, le nationalisme pluraliste, considère que la nation représente à la fois une histoire complexe et un processus en devenir, rassemblant une pluralité d’éléments ethniques par une culture publique commune (la langue et les institutions). Québec solidaire représente sans doute le seul véhicule politique explicitement fondé sur cette interprétation de la nation québécoise.

« Pour Québec solidaire, la nation du Québec se définit non seulement par une histoire passée, mais aussi parce que cette nation est aujourd’hui ainsi que par les faits et les gestes qu’elle pose ici et maintenant. Elle n’est donc pas seulement une cristallisation d’événements passés, un "morceau d’histoire solidifié", mais aussi et en même temps le produit d’un processus inachevé. C’est la raison pour laquelle la nationalité québécoise doit être définie essentiellement par le fait de vivre au sein d’une même nation et de participer à la vie de la collectivité qu’elle incarne. La nation québécoise se reconnaît déjà elle-même comme diversifiée aux plans ethnique et culturel, avec le français comme langue commune d’usage ainsi que facteur d’intégration. Elle se définit par l’histoire propre de la communauté francophone, mais transformée peu à peu par l’intégration successive d’éléments provenant d’autres communautés. La nation québécoise est donc ouverte aux apports extérieurs puisqu’elle ne repose pas sur l’origine ethnique, mais sur l’adhésion volontaire à la communauté politique québécoise. »
De plus, sa position sur la laïcité des institutions, son pluralisme et son féminisme l’amène ainsi à lutter contre de multiples formes de domination au travail et dans la sphère publique. En prenant l’exemple du projet de Charte des valeurs québécoises, les femmes musulmanes voilées devront subir non seulement une discrimination à cause de leur identité religieuse, mais une oppression supplémentaire en restant confinée au foyer et sous la tutelle de leur mari. Seul un nationalisme progressiste, féministe et pluraliste peut éviter ce genre de discrimination.
Le deuxième cas de figure est celui du nationalisme simple ou sans adjectif. Il se caractérise par l’absence apparente de préjugés envers certains groupes, et ne mène donc pas forcément à la discrimination de certaines catégories de la population. Pour reprendre l’exemple de la Charte, un candidat à la chefferie d’Option nationale, Sol Zanetti, fournit une critique intéressante du projet du Parti québécois et prône le métissage. Pourtant, il continue de prôner que les enseignant-es de l’école primaire et secondaire ne devraient pas porter de signes religieux afin de ne pas nuire à la liberté de pensée[5]. Par ailleurs, le nationalisme sans adjectif souhaite généralement rassembler toutes les personnes portant le projet d’indépendance nationale, peu importe les distinctions en termes gauche/droite. Cette stratégie, visant à atténuer les divisions et forger un consensus autour de la question nationale, considère qu’il est possible de mettre les nationalistes progressistes et les nationalistes conservateurs dans un même panier.
Or, le nationalisme conservateur considère que la nation repose avant tout sur la culture majoritaire, épousant davantage un modèle d’homogénéité culturelle et d’assimilation des personnes immigrantes. Par ailleurs, le fait de mettre la question sociale en second plan consiste à tolérer l’exploitation économique et les inégalités en termes de classes, légitimant ainsi une forme d’oppression sociale. Le fait de privilégier la lutte de libération nationale au dépens des autres enjeux (justice, inégalités entre les hommes et les femmes, colonialisme, etc.) consiste donc à écarter, à invisibiliser des formes de discrimination au profit d’une oppression « supérieure ». C’est pourquoi le nationalisme simple, qui n’est pas anti-progressiste mais a-progressiste, est par le fait même discriminatoire sans le vouloir.
Le virage nationaliste conservateur
Le troisième type de nationalisme peut être qualifié de conservateur ou identitaire. Mathieu Bock-Côté peut être considéré comme le grand représentant et théoricien de cette idéologie, qui dirige maintenant les stratégies politiques du Parti québécois. Dans son article SOS PQ du 19 janvier 2012, Bock-Côté constatait lucidement l’impasse du projet souverainiste officiel (associé au nationalisme simple) en indiquant la marche à suivre pour le PQ. Cet article, anticipant d’un an et demi le populisme autoritaire du PQ, mérite d’être cité longuement :
« Pour cela, il faut une nouvelle stratégie. Le PQ a longtemps cru qu’il devait jouer au « bon gouvernement » pour gagner. Cette fois, c’est perdu d’avance. La respectabilité médiatique qu’il quête piteusement se paie du prix de son insignifiance idéologique. Tout au contraire, le PQ doit préciser son offre politique. Il ne doit plus suivre les débats. Mais les créer. Et polariser. Cela implique de mettre de l’avant des idées fortes qui attireront l’attention sur lui pour d’autres raisons que ses déboires. Il a deux options. La première, c’est l’alliance à gauche. Avec Québec solidaire (QS). C’est la mauvaise idée du jour. Le PQ perdrait sa crédibilité chez ceux que le folklore gauchiste radical n’excite pas. Par ailleurs, il prendrait comme remède le poison qui l’a tué. C’est parce que le PQ est devenu le relais politique de la bureaucratie que la classe moyenne s’en éloigne. Doit-il se lier absolument avec une social-démocratie en déroute ?

La deuxième option, c’est un vrai virage nationaliste. Mais, dans ce cas, parler de souveraineté avec un haut-parleur ne suffira pas. Il faudra miser sur l’identité ! Au programme : langue, laïcité, immigration, enseignement de l’histoire et démocratie. Par exemple, il doit faire de la lutte pour la francisation de Montréal une priorité. De même, il doit se poser comme l’adversaire des accommodements raisonnables multiculturalistes. Et proposer une charte de la laïcité qui ne censure pas notre héritage catholique. Il devrait aussi rajuster les seuils d’immigration selon nos capacités d’intégration. Elles ne sont pas infinies. Les curés de la rectitude politique l’insulteront ? La majorité silencieuse, elle, applaudira. De même, le PQ devrait changer sa manière de promouvoir l’indépendance. Il devrait faire le procès du régime canadien. Celui de 1982. Du multiculturalisme. De la Cour suprême et du gouvernement des juges. De la religion de la Charte des droits et de la négation de la souveraineté populaire. Par ailleurs, un tel virage donnerait au PQ un avantage sur ses adversaires menottés sur la question identitaire. Les libéraux sont prisonniers de leur base anglophone. La CAQ de ses coalisés fédéralistes venus du PLC. Mais ce virage nationaliste serait contradictoire avec le programme de QS, ouvertement multiculturaliste. Je répète : le discours qui peut sauver le PQ sera censuré s’il s’allie avec QS. Plus fondamentalement, un virage nationaliste sortirait le PQ d’une vieille impasse idéologique. »[6]

En effet, le nationalisme identitaire consiste à asseoir la citoyenneté non sur les droits et libertés, la langue et les institutions politiques, mais sur l’identité, l’appartenance culturelle de la majorité historique. « De quelle manière connecter la citoyenneté à l’identité, comme l’avait proposé le PQ en 2007, d’ailleurs, en voulant créer une citoyenneté québécoise dont l’obtention serait liée, pour les nouveaux arrivants, à une connaissance des grands repères de la culture québécoise. […] L’enjeu fondamental, c’est celui de la conscience historique. C’est celui d’une appartenance non pas seulement à la société québécoise, mais au peuple québécois, à la nation québécoise. L’éducation historique est indispensable, de ce point de vue, parce qu’elle se présente justement comme une «école du particulier» : elle permet de s’inscrire dans la trame d’un destin collectif. Elle permet de s’approprier un passé et conséquemment, de s’approprier aussi l’imaginaire collectif sans lequel la citoyenneté ne serait qu’une estampe administrative parmi d’autres. »[7]

Le projet de Charte des valeurs québécoises est donc non seulement une mesure partisane et électoraliste, mais le fruit d’un biais idéologique favorisant la majorité culturelle au détriment des minorités ethniques. La Charte est fondée sur une vision étroite de la nation québécoise associée à des stéréotypes négatifs de certains groupes ethniques et religieux, dont les femmes musulmanes en particulier. Bien que des préjugés privilégiant la « culture nationale » ne mène pas forcément à la discrimination effective de certains groupes minoritaires, le nationalisme identitaire sert souvent de détonateur au racisme larvaire présent dans la société, et peut même aboutir sur l’institutionnalisation de l’exclusion sociale.

Dans ce dernier cas, nous avons l’exemple du nationalisme raciste ou xénophobe, à la manière de la Fédération des Québécois de souche et certains groupes d’extrême-droite en France, comme Génération identitaire ou le Front national. La principale différence entre le nationalisme identitaire et le nationalisme xénophobe, c’est que le deuxième est affiché et combatif, tandis que le premier est davantage diffus, idéologique et ouvert à une discrimination potentielle de certains groupes. La différence réside donc entre l’acte et la puissance. Pour reprendre l’analogie du tapis roulant, le nationalisme raciste court vers l’oppression ethnique, le nationalisme conservateur se tient debout et s’achemine tranquillement dans la même direction, le nationalisme sans adjectif se retourne pour ne pas voir cette discrimination mais y aboutit de toute façon, tandis que le nationalisme pluraliste marche ardemment en direction inverse et lutte contre toutes les formes de préjugés, stéréotypes et discriminations des minorités.

Nationalisme et intersectionnalité

Si l’analyse précédente s’est davantage penchée sur l’articulation entre nationalisme et minorités culturelles, nous pouvons essayer d’étendre cette perspective par l’approche intersectionnelle. Celle-ci stipule qu’il est nécessaire de tenir compte de l’ensemble des discriminations et de leurs relations, que ce soit en termes de classe, genre, ethnicité, sexualité, capacité, âge, etc. Or, il est également possible qu’une telle grille d’analyse fasse abstraction de la nation québécoise en traitant celle-ci comme une majorité. C’est pourquoi il est possible de dégager quatre types d’attitudes en fonction qu’elles considèrent ou non la minorité nationale d’une part, et les multiples formes de discrimination d’autre part.

Le premier type d’attitude peut être nommée « nationalisme émancipateur ». Cette perspective tient compte de l’oppression nationale du peuple québécois qui a été historiquement colonisé et politiquement subordonné au régime fédéral canadien. Mais il articule également la question nationale à la question sociale, comme dans les années 1960 et 1970 où les oppressions linguistiques/ethniques coïncidaient largement avec la domination de classes. Tant les classes paysannes et ouvrières canadiennes-françaises que la petite bourgeoisie francophone montante étaient dominés par la grande bourgeoise commerciale anglophone, d’où l’appel initial de l’indépendantisme comme lutte de libération nationale et tremplin pour l’émancipation sociale. Son expression idéologique la plus claire prend la forme du nationalisme décolonisateur ou révolutionnaire, que nous retrouvons dans les écrits de la revue Parti Pris ou le livre Nègres blancs d’Amérique de Pierre Vallières.

Cependant, le slogan « socialisme et indépendance » se limite à l’intersection de la majorité sociale (prolétariat, classes moyennes et populaires) et la majorité nationale en position de minorité au sein du Canada. Cette approche ne tient pas compte de la lutte de libération des femmes et des autochtones, de la diversité culturelle, de l’exploitation des non-humains et des luttes de libération d’autres peuples dans le monde. C’est pourquoi une approche intersectionnelle doit se refléter par une posture de gauche, féministe, pluraliste, écologiste, indépendantiste et altermondialiste. Les principes de Québec solidaire renvoient à l’articulation logique de ces différentes valeurs, qui ne sont pas seulement une liste d’épicerie mais le résultat d’une analyse intersectionnelle implicite. De manière générale, la gauche peut être définie comme l’application politique de la critique intersectionnelle, ou encore comme le combat articulé contre toutes les formes de domination. Si nous reconnaissons l’existence de l’oppression nationale dans le cas québécois (cela reste à démontrer dans les détails mais nous prenons ce fait pour évident), alors une gauche conséquente doit clairement appuyer la lutte pour l’émancipation nationale.

Dans le deuxième cas, le nationalisme simple, autocentré ou chauvin privilégie la question nationale au détriment des autres enjeux de justice sociale, de pluralisme, etc. Historiquement, le souverainisme incarna cette tendance visant à rallier les indépendantistes et nationalistes étapistes, socio-démocrates et néolibéraux sous un même chapeau. Si nous reprenons l’analyse de la section précédente, le nationalisme sans adjectif, conservateur et raciste peuvent tous être rangés dans cette catégorie par le seul fait qu’ils ne tiennent pas compte des différentes formes de discrimination. Seul le nationalisme pluraliste peut aspirer au rang du nationalisme émancipateur, à condition qu’il prenne sérieusement en compte l’approche intersectionnelle.

Dans le troisième cas, nous avons une perspective qui s’intéresse aux différents rapports de domination en termes de classe, genre, ethnicité, capacité, etc., sans tenir compte de la question nationale ou du fait que le peuple québécois est minoritaire et discriminé au Canada. Nous avons ainsi une forme de gauche antinationaliste, à la manière de certains anarchistes qui associent toute forme de nationalisme au chauvinisme. Le mérite de l’approche intersectionnelle élargie est de considérer que la nation peut également faire partie de cette grille d’analyse, et qu’il est possible de démarquer un nationalisme solidaire d'un nationalisme replié sur lui-même. Dans cette approche, nous pouvons également inclure la gauche fédéraliste modérée, qui milite davantage pour la justice sociale et considère que la question nationale représente un enjeu secondaire, et l’indépendance comme un projet non nécessaire.

Finalement, la quatrième figure est celle de l’indifférence ou du conservatisme. Celle-ci peut être le résultat d’une ignorance des enjeux, de la polarité gauche/droite, des multiples formes de discrimination ou de l’histoire particulière du Québec. Mais cette attitude peut également découler d’un désir ardent de défendre l’ordre social dans sa forme actuelle, avec son système de privilèges, d’inégalités sociales, de domination, etc. Qu’elle soit active et passive, cette perspective conduit au maintien du statu quo.


Intersectionnalité
Pas d’intersectionnalité
Prise en compte de la question nationale
Nationalisme émancipateur
Nationalisme simple, autocentré ou chauvin
Absence de la question nationale
 Gauche anti-nationaliste
(anarchisme, gauche fédéraliste)
 Indifférence/conservatisme

Trois modèles d’intégration

Pour revenir à la question du rapport entre la nation et l’intégration des minorités, il est possible de dégager trois grands modèles d’intégration à partir de la prise en compte de la minorité nationale et des discriminations ethniques. La première voie prend en compte le « double statut de la francophonie québécoise comme majorité culturelle au sein du Québec, comme composante principale d’une nation minoritaire au sein du Canada et comme minorité culturelle sur le continent. »[8] Il s’agit évidemment de l’interculturalisme, qui soutient le respect des droits et libertés fondamentales, le pluralisme et le rejet de toute forme de discrimination, mais également la promotion du français comme langue principale de la vie civique et la culture commune. L’interculturalisme représente une forme de nationalisme « dialogique » cherchant à harmoniser l’intégration et les échanges entre la majorité et les minorités.

Contrairement à plusieurs préjugés, l’interculturalisme ne doit pas être confondu avec le second modèle d’intégration, le multiculturalisme, qui favorise la diversité culturelle sans tenir compte du statut particulier de la nation québécoise au sein de l’État canadien. Cette politique a été élaborée par Pierre Elliott Trudeau afin de prôner la coexistence de différentes cultures sans les obliger à adopter une identité commune, minimisant ainsi la vulnérabilité du peuple québécois qui passait alors de peuple fondateur à une communauté culturelle parmi d’autres. Le modèle interculturel est précisément basé sur la tension et le dialogue entre majorité et minorité, tandis que le multiculturalisme prône l’égalité formelle des minorités et l’absence d’une majorité qui serait vectrice d’intégration. Les nationalistes sont unanimement en défaveur de cette politique d’intégration car elle encourage l’invisibilisation de la spécificité nationale et ne permet pas de protéger adéquatement la langue et la culture commune.

Cependant, les nationalistes ne soutiennent pas tous le même modèle d’intégration. Si certains prônent l’interculturalisme et le pluralisme, d’autres privilégient les approches républicaines, jacobines, identitaires, assimilatrices ou laïcistes. La perspective républicaine ne renvoie pas ici au principe d’autogouvernement du peuple, la démocratie et la citoyenneté active, mais au modèle français qui place l’identité nationale et les valeurs collectives au-dessus des libertés individuelles en matière de religion. Par ailleurs, si l’interculturalisme défend la laïcité en appliquant ce principe aux institutions et non aux personnes, le laïcisme souhaite réduire la vie religieuse des citoyens à la seule sphère privée, hors de toute manifestation sociale et politique. Ainsi, le modèle laïciste ou identitaire n’encourage pas la neutralité de l’État à l’égard des différentes formes de la vie religieuse, mais encourage l’athéisme ou encore la préservation de l’identité nationale par le biais de symboles associés à la culture majoritaire.

La Charte des valeurs québécoises est un bon exemple de ce modèle qui reconnaît le besoin de protéger la nation québécoise, mais interprète cette exigence comme le fait qu’il faut la prémunir contre les excès des minorités ethniques qui tentent de l’assimiler. L’islamophobie est à la fois une justification de ce modèle d’intégration, et un effet de cette politique qui entretient les préjugés négatifs vis-à-vis l’islam et conduit à une discrimination systématique de ce groupe religieux. Comme le rappelle Bock-Côté, l’objectif de la Charte n’est pas de prôner la laïcité mais de défendre l’identité nationale. Ce projet soutient une interprétation rigide de la laïcité comme moyen d’exclusion de certains groupes indésirables.


Pluralisme
Anti-pluralisme
Prise en compte de la question nationale
Interculturalisme
Modèle républicain, jacobin, identitaire, laïciste
Absence de la question nationale
 Multiculturalisme
 Sans objet

Gérer la diversité…

Selon Gérard Bouchard, la perspective interculturaliste peut être qualifié de « pluralisme intégrateur » parce qu’elle tente de penser ensemble le respect des droits et libertés, la préservation d’une culture publique commune et la reconnaissance d’une dualité irréductible entre majorité francophone et minorités culturelles. Pourtant, cette approche vise explicitement à fournir un modèle de « gestion de la diversité » dans les paramètres de la société actuelle. L’interculturalisme ne remet donc pas en question les rapports de domination et ne vise pas une transformation sociale permettant d’assurer l’émancipation du peuple québécois et des groupes subalternes qui le composent.

D’une certaine manière, l’interculturalisme peut être considéré comme une forme de nationalisme pluraliste modéré ou réformiste. Sur le plan de la question nationale, Bouchard reconnaît la situation épineuse du Québec : « Comme nation minoritaire au sein du Canada, le Québec se trouve intégré dans des relations de pouvoir qui le placent dans une position de faiblesse. D’un point de vue québécois, l’histoire de ce rapport inégal, qui prend racine dans le régime colonial britannique, est jalonné de tensions, de déceptions et de revers. En conséquence, il existe au sein de la majorité francophone une très forte conscience historique – on pourrait dire : une mémoire sous tension »[9].

Pour le meilleur et pour le pire, Bouchard préfère garder un consensus et une approche apartisane afin que son modèle puisse être accepté par de multiples tendances politiques (hormis les nationalismes identitaires et xénophobes). « À cet égard, comme modèle devant s’adresser à l’ensemble des Québécois, l’interculturalisme ne peut évidemment pas s’inscrire sous une bannière partisane, mais il ne peut pas non plus ignorer les aspirations que recouvrent la question nationale et ses ramifications, tout comme les conséquences qui en découlent sur les modalités d’intégration – par exemple, le fait que le Québec ne soit pas un État souverain ajoute des éléments de vulnérabilité que j’ai déjà évoqués et impose des restrictions à l’avenir de l’interculturalisme. »[10]

Bien qu’il reconnaisse cette limite structurelle, Bouchard préfère évoquer l’idée de la promotion de valeurs universelles forgées dans le passé québécois (affirmation, respect de soi, égalité, justice, solidarité) et de promouvoir « l’enseignement de l’histoire nationale en mettant en valeur sa trame principale, qui est celle de la majorité fondatrice, mais avec le souci d’y intégrer les héritages des minorités en misant sur la part des concordances et des passerelles entre les diverses trames »[11]. Il s’agit donc d’atténuer les effets de l’oppression par l’affirmation nationale, au lieu de combattre la cause du problème en revendiquant l’indépendance du Québec. Il propose ainsi une voie mitoyenne entre le Parti québécois et Québec solidaire, par une sorte de Charte des valeurs « progressiste » et l’équilibre entre l’histoire nationale et celle des femmes et autochtones par exemple. Son « devoir de réserve » ou sa neutralité l’amène donc à accepter la situation inégale actuelle et à vouloir gérer les rapports complexes entre une majorité inquiète et des minorités en mal d’intégration.

Sur le plan social, Bouchard tient compte des multiples contraintes pouvant faire obstacle au respect des droits et libertés dans l’esprit du pluralisme et de la démocratie. C’est pourquoi il déduit quatre principaux impératifs : « a) l’insertion économique et sociale de tous les citoyens ; b) la lutte contre les inégalités et les rapports de domination qui briment les minorités et les immigrants ; c) le rejet de toute forme de discrimination ou de racisme ; d) la nécessité d’assurer la participation de tous les citoyens à la vie civique et politique. »[12] Il s’agit clairement d’une position antiraciste, s’inspirant des principes de l’égalitarisme libéral et de la social-démocratie.

Bien que l’interculturalisme se rapproche d’une analyse intersectionnelle à certains égards, les quelques références à l’égalité hommes/femmes et la solidarité demeurent formelles et anecdotiques, celles-ci relevant davantage des « valeurs québécoises partagées » et de principes qui sont ajoutés après coup. Elles ne sont pas des conséquences logiques de la perspective, des éléments constitutifs et essentiels de l’interculturalisme, mais des propositions contingentes visant à améliorer l’aménagement de la diversité. La relation entre le modèle d’intégration et la justice sociale est donc relativement faible et instrumentale, la critique des inégalités servant à rendre effectifs les droits et libertés fondamentales des individus à l’intérieur d’une démocratie libérale et d'une économie de marché tempérées par les normes du vivre-ensemble.

…ou changer la société ?

À la différence du modèle interculturaliste, le nationalisme émancipateur ne vise pas à atténuer les effets négatifs de la situation de minorité nationale confrontée à l’épineuse question de la diversité culturelle à l’intérieur du système capitaliste, mais à combattre les structures d’oppression responsables de cette tension et transformer les rapports de domination. C’est pourquoi il peut être qualifié d’émancipateur ; il cherche à arrimer le projet de libération nationale à l’intérieur d’une lutte globale pour l’émancipation sociale.

Cette perspective constitue un approfondissement critique du pluralisme qui, contrairement au libéralisme, ne se contente pas d’un idéal de justice devant s’appliquer à une réalité considérée comme donnée. D’une certaine manière, l’interculturalisme correspond à l’idéal normatif de la société actuelle, le sens commun de notre époque, mais ne peut aspirer à servir de tremplin à l’élaboration d’une autre société. Comme l’affirme Benoit Renaud suite à une discussion portant sur son compte rendu du livre de Gérard Bouchard[13] : « Le morceau qui manque, à mon avis, est la reconnaissance explicite de la réalité de l'oppression, tant du côté du peuple québécois que des minorités issues de la colonisation et du néocolonialisme. C'est du libéralisme de gauche souverainiste, mais pas une vision écosocialiste, indépendantiste et solidaire. »

Le nationalisme émancipateur suppose la critique du capitalisme, du patriarcat et de l’oppression nationale, ainsi que l’élaboration de perspectives stratégiques visant à transformer la société québécoise. À ce titre, il n’est pas possible de se contenter d’une dualité entre une majorité francophone et des minorités ethniques, comme s’il fallait seulement gérer les problèmes inhérentes à cette tension en évitant le clivage Eux-Nous par une recherche d’équilibre. Il est nécessaire de reconnaître les limites structurelles de cette approche, et non simplement les esquiver en cherchant une position pouvant être acceptée par toutes les tendances politiques. Il ne suffit pas de constater les contradictions actuelles ; il faut les surmonter.

Enfin, il est probable que l’interculturalisme sera toujours menacé de l’intérieur par son négatif (le nationalisme identitaire) tant qu’il n’aura pas remis en question les structures responsables de la tutelle du peuple québécois et de sa propension à l’affirmation nationale pouvant mener à l’oppression des groupes subalternes. Il s’agit d’appliquer l’analyse intersectionnelle à la question nationale afin de promouvoir un égalitarisme démocratique radical luttant contre toutes les formes de domination. Le nationalisme émancipateur doit prendre le relais de l’interculturalisme, radicaliser ses exigences et les insérer dans un projet de transformation sociale visant à renverser les deux formes de l’oppression nationale : la subordination politique et économique du Québec, et la discrimination des minorités.


[1] Cette section est tirée du livre Dorceta E. Taylor, The Environment and the People in American Cities, 1600s-1900s. Disorder, Inequality, and Social Change, Duke University Press, London, 2009, pp.9-10
[2] Robert K. Merton, « Discrimination and the Amercain Creed », in R.H. MacIver (ed.), Discrimination and National Welfare, Harper and Row, New York, 1949, pp.99-126
[3] Adalberto Aguirre et Jonathan Turner, American Ethnicity. The Dynamics and Consequences of Discrimination, McGraw-Hill, New York, 1998,  p.13
[4] Beverly Daniel Tatum, Why are all the Black Kids Sitting Together in the Cafeteria ? and Other Conversations about Race, HarperCollins, New York, 1999, pp.11-12
[5] http://solzanetti.org/2013/08/27/le-debat-sur-la-laicite-part-mal/
[6] Mathieu Bock-Côté, SOS PQ, 12 janvier 2012 http://www.vigile.net/SOS-PQ
[7] Mathieu Bock-Côté, Valeurs québécoises : mauvaise formule pour une bonne idée, Le journal de Montréal, 23 août 2013
[8] Gérard Bouchard, L’interculturalisme. Un point de vue québécois, Boréal, Montréal, 2012 p.22
[9] Ibid., p.22
[10] Ibid., p.23
[11] Ibid., p.23
[12] Ibid., p.52
[13] http://leblogueursolidaire.blogspot.ca/2013/09/reflexion-autour-de-linterculturalisme.html

lundi 19 août 2013

Critique de Projet Montréal


Un parti progressiste ?

Projet Montréal est sans aucun doute le parti politique municipal le plus progressiste de la scène montréalaise, voire de l’ensemble des municipalités québécoises. Fondé sur des principes de « développement urbain durable » et de « démocratie renouvelée », il propose des mesures de planification urbaine et des réformes institutionnelles beaucoup plus radicales que le « populisme mononcle » de Denis Coderre, la « pseudo-coalition » dirigée par l’affairiste Marcel Côté et le « vacuum post-idéologique » de Mélanie Joly. Tandis que ces quatre candidat-es à la mairie de Montréal ne militent qu’en faveur du business as usual, en prétendant lutter contre la corruption par la simple fonction perlocutoire de l’acte de langage « je ne suis pas corrompu », Projet Montréal propose un véritable programme politique qu’il s’agit maintenant d’analyser.

Le but de cet article est de montrer que malgré le caractère relativement progressiste de Projet Montréal, notamment sur le plan environnemental, celui-ci n’est pas substantiellement progressiste en ce qui a trait à la justice sociale. L’échiquier politique est éminemment complexe, car il comprend plusieurs dimensions qui peuvent traiter la question économique  (socialisme/néolibéralisme), sociale (libéralisme/conservatisme), étatique (anarchisme/autoritarisme), nationale (cosmopolitisme/chauvinisme), environnementale (écologisme/productivisme), etc. Pour les besoins de l’exposé, nous rabattrons ces dimensions sur un axe linéaire gauche/droite ; le pôle néolibéral-conservateur privilégie la croissance économique et le maintien des normes sociales, politiques et culturelles actuelles (ex : la prédominance de l’automobile), tandis que le pôle social-écologiste préconise l’inclusion, l’égalité et la transformation du mode de développement (ex : transports actifs, agriculture urbaine).

Si nous situons les différentes formations politiques montréalaises sur ce continuum, Côté, Coderre et Joly se retrouvent quelque part au centre-droit, tandis que Projet Montréal apparaît comme relativement à gauche des autres candidats. Pourtant, si nous regardons attentivement le programme du parti, celui-ci tend à ce rapprocher du centre politique sur de nombreux aspects, notamment par rapport à sa plateforme de 2009. Les deux principaux reculs de Projet Montréal renvoient à la marginalisation de la question sociale et de la démocratie participative au profit de « l’économie verte » et la « gouvernance ». Or, il ne s’agit pas d’une simple erreur de parcours relevant d’une maladresse politique, mais d’une conséquence logique de la matrice idéologique du parti : le développement durable. Après avoir examiné plusieurs points du programme 2013 de Projet Montréal, nous tenterons d’expliquer les limites structurelles de cette perspective et la nécessité d’élaborer un projet politique municipal alternatif.

Le pseudo-renouvellement démocratique

Comparativement à la version de 2009 du programme de Projet Montréal, la section sur le renouvellement de la démocratie montréalaise de 2013 a définitivement été atrophiée. La première comprenait la création de conseils de quartier et de comités consultatifs citoyens, l’instauration d’un mode de scrutin proportionnel, et l’implantation de budgets participatifs au niveau des arrondissements et du conseil municipal. Tous ces engagements ont disparu dans la nouvelle mouture du programme, qui se concentre davantage sur la révision de la gouvernance de Montréal et des arrondissements, le principe de gouvernement ouvert (accès numérique aux données de la Ville), et la « conservation » des instances démocratiques de proximité. D’ailleurs, celles-ci sont considérées comme des « guichets », c’est-à-dire de petites ouvertures par lesquelles il est possible de communiquer avec les employés d’une administration.

Cette conception de la démocratie renvoie à la « gestion de proximité » qui vise un certain rapprochement entre élus et citoyens, une amélioration de la transparence et une adaptation des services publics. Cependant, elle s’inscrit dans une dynamique largement top-down, faiblement politisée et essentiellement consultative. La gestion de proximité ne repose pas sur le principe de délibération, ne remet pas en cause la concentration du pouvoir politique et économique, laisse peu de place au conflit, impose les règles par le haut et ne donne aucun pouvoir décisionnel aux citoyens. Selon l’échelle des huit niveaux de participation de Sherry R. Arnstein (1969), cette perspective reste au niveau de la « coopération symbolique » : information, consultation et apaisement (placation). Elle n’implique aucun réel partenariat, délégation de pouvoir ou contrôle citoyen.

A contrario, la démocratie participative suppose une participation citoyenne active à la gestion et au contrôle de la machine administrative. Elle renvoie à « l’inversion des priorités sociales », la redistribution des ressources, la politisation, la transformation du système politique et le partage du pouvoir. La participation bottom-up joue un rôle prépondérant, les mouvements sociaux investissent ces instances, et les citoyens jouissent d’un pouvoir décisionnel ou co-décisionnel avec le gouvernement local. La délibération doit permettre à la fois l’expression des conflits et une discussion collective plus large sur l’intérêt général, et les règles doivent être déterminées conjointement par la base et les élus. Si Projet Montréal avait gardé les budgets participatifs et la création de conseils de quartier dans son programme, il aurait davantage contribué à la création d’un pouvoir citoyen effectif. Malheureusement, il aura préféré conserver les institutions représentatives actuelles en leur ajoutant une composante de « gouvernance participative » qui ne tient pas vraiment compte des enjeux sociaux.

L’oubli du social

Du point de vue résidentiel, Projet Montréal prévoit développer de « véritables quartiers urbains » tout en appuyant concrètement la construction de logements accessibles par des incitatifs fiscaux et des subventions. Il est également question d’assurer la mixité sociale des quartiers et de créer un Fonds du logement social et abordable. Apparemment, cela devrait contribuer à limiter les effets négatifs de la gentrification qui sera inévitablement engendrée par les projets de développement urbain prévus pour assurer la prospérité économique de la ville : projets TOD, Entrée maritime de Montréal, revitalisation autour du Parc Olympique, recouvrements d’autoroutes, appui au secteur des nouvelles technologies, etc.

Cependant, Projet Montréal a retiré de nombreux engagements cruciaux qu’il avait adoptés en 2009 : financer adéquatement le logement social en faisant pression sur les autres paliers de gouvernement ; construire annuellement 1500 logements sociaux ; instaurer un zonage d’inclusion exigeant aux promoteurs privés d’inclure au moins 25% de logements sociaux et abordables à leurs projets ; réserver des terrains vacants et en favoriser la transformation d’édifices résidentiels en coopératives d’habitation. Tous ces points ont été abandonnés en 2013, alors que le prix des logements ne cesse d’augmenter, que l’embourgeoisement bat son plein dans plusieurs quartiers de la ville et qu’aucune politique de régulation de la spéculation immobilière ne semble à l’horizon.

En matière de transports, Projet Montréal compte créer un fond des transports durables, améliorer, moderniser et prolonger le métro, améliorer le service d’autobus et de train de banlieue, investir dans l’électrification des transports, assurer la sécurité des piétons et des cyclistes, confirmer la place de Montréal en tant que capitale du vélo en Amérique, rendre conviviales les rues et les ruelles, contrôler les axes de déplacement automobile et le stationnement. Il s’agit sans nul doute de la principale « inversion des priorités sociales » du parti, qui permettrait de remplacer la domination de l’automobile par la prépondérance des transports actifs et collectifs. Malheureusement, l’insistance sur l’accessibilité formelle aux transports collectifs semble avoir négligé l’accessibilité réelle à de tels services publics.

En effet, le programme de 2009 s’engageait à réduire le coût de la CAM en la ramenant à 60$ par mois (elle est actuellement à 77$), et à instaurer la gratuité des transports au centre-ville. L’absence de cet engagement en 2013 ne semble pas être un simple oubli mais une omission, résultant de la nécessité d’investir massivement dans les transports collectifs sans avoir la certitude d’obtenir un financement adéquat de la part du gouvernement provincial et fédéral. Cette crainte légitime néglige néanmoins l’accessibilité économique et donc la justice sociale d’un tel mode de développement. Contrairement aux idées reçues, la gratuité des transports collectifs est mutuellement avantageuse, peut être défendue à la fois d’un point de vue d’égalité et d’efficacité, et serait financièrement viable à condition d’instaurer les mesures fiscales adéquates (voir Justice coopérative et gratuité des transports en commun). Le fait de ne pas s’engager à réduire le coût ou même à geler les frais des transports publics équivaut donc à tolérer l’augmentation de leur inaccessibilité dans un contexte de stagnation des salaires, d’inflation du coût de la vie et de disparité croissante entre classes sociales.

La logique du développement durable

La perspective de planification urbaine de Projet Montréal ne prend pas en compte des inégalités socioéconomiques, que ce soit en matière d’habitation, de transport, d’économie et d’environnement. La notion de justice sociale ou d’inégalités n’apparaît pas une seule fois dans le programme, et les quelques mesures relevant de cette question ont été biffées du programme en 2013. Ceci découle probablement de l’engagement 2.16 visant à réaliser le programme de Projet Montréal sans hausser le compte de taxes foncières générales au-delà du taux d’inflation. Les scandales de la corruption, la fragilité des finances publiques et la logique d’austérité semblent aviver la susceptibilité électorale des contribuables, de sorte qu’il serait suicidaire d’exiger d’augmenter les taxes locales pour des questions de redistribution et d’amélioration des conditions de vie des plus démunis.

Par ailleurs, l’idée maîtresse de Projet Montréal repose sur la lutte contre l’étalement urbain qui contribue à la baisse démographique de la ville-centre au profit de la périphérie (exode des familles en banlieue). Ce phénomène contribue à l’explosion de la circulation automobile et à la dévitalisation urbaine, ce qui explique l’obsession pour le vélo, l’apaisement des rues, le développement de quartiers verts et d’autres mesures visant à améliorer l’attractivité, la compétitivité et la durabilité de Montréal, triade du développement durable. La réponse à l’oppression de la périurbanisation et de la culture automobile qui en découle semble donc résider dans une solution technique d’aménagement durable, de planification des transports, et de développement de quartiers attrayants permettant d’attirer les jeunes familles de classe moyenne.

Bien que le parti mette le doigt sur un problème réel et propose des mesures intéressantes pour le surmonter, il prend pour modèle imaginaire le citoyen aisé et branché, et non les couches populaires, les individus précaires, les travailleurs immigrants temporaires et autres personnes qui seront discriminées par l’embourgeoisement de cette forme de capitalisme vert. Projet Montréal remplace la « lutte des classes » par la « lutte des transports », et la justice sociale par la « qualité de vie » d’une catégorie sociale privilégiée. Cette logique, associant étroitement développement économique, qualité de vie et respect de l’environnement, ne remet aucunement en question les rapports de pouvoir politique et économique, ni le mode de production qui génère systématiquement les injustices, la privatisation de l’espace public, la surexploitation des ressources naturelles et la destruction des biens communs.

De la gestion environnementale à la répression policière

Il ne s’agit pas ici de critiquer l’ensemble du programme de Projet Montréal, qui rassemble d’ailleurs de nombreuses propositions fort intéressantes. Néanmoins, celles-ci ne sortent pas de la logique dominante de la « gestion environnementale », caractérisée par les plans de développement durable et les certifications ISO 14001, c’est-à-dire une approche managériale des problèmes environnementaux qui croit pouvoir les résoudre sans changer en profondeur les valeurs, les institutions, les modes de production et de consommation actuels. Heureusement, Projet Montréal ne sombre pas non plus dans le green washing, car il soutient la modernisation écologique des industries, la protection intégrale des espaces verts, le développement massif de l’agriculture urbaine, etc.

De plus, sa conception du développement économique ne repose pas sur la promotion aveugle de l’industrie culturelle et la publicité, les mégaprojets immobiliers et récréo-touristiques, les firmes multinationales et autres mesures néolibérales, mais sur l’accès au fleuve, l’économie sociale, les commerces de proximité, le soutien aux petites entreprises, le secteur des logiciels libres, les milieux associatifs, les ateliers d’artistes, la diffusion de la culture dans les quartiers, etc. Pourtant, ce « libéralisme vert » à échelle humaine ne prend pas sérieusement en compte les pressions économiques et idéologiques du modèle néolibéral, les injustices sociales et la crise démocratique, ni les revendications des mouvements sociaux.

Sur le plan de la sécurité publique, le parti souhaite interdire l’utilisation de balles de plastique lors des manifestations et réviser la politique de déploiements massifs des troupes policières dans les grands rassemblements, mais le programme ne mentionne aucun engagement en faveur de l’abolition du règlement P-6 ou la tenue d’une commission d’enquête publique sur la brutalité policière. Il reste ainsi à la surface du problème en souhaitant « humaniser » la sécurité publique et « moderniser » la police, sans s’interroger sur les différentes formes de discrimination (profilage social et racial, judiciarisation de personnes itinérantes) et la répression des groupes exclus (voir à ce sujet la célèbre déclaration de Bergeron, « Montréal n'est pas une colonie de vacances »).

Un symptôme de ce biais puritain (pour une ville saine, verte et sécuritaire) est l’engagement visant à faire de Montréal une ville exempte d’exploitation sexuelle. Le parti vise d’abord à catégoriser les établissements susceptibles de favoriser le travail du sexe (salons de massage) et assurer leur contrôle via des permis en donnant un pouvoir accru aux policiers. Projet Montréal souhaite renforcer les effectifs d’enquête de la « section moralité » et exiger au SPVM un rapport annuel sur la prostitution, ce qui aura sans doute pour effet de renforcer la répression policière et la discrimination des prostituées. Celles qui voudront sortir de leur milieu pourront heureusement aller dans un refuge créé à cette fin, mais aucune mesure ne propose de les aider concrètement à lutter contre l’exploitation sexuelle. Il s’agit moins d’abolir la prostitution ou d’améliorer les conditions de vie de ces personnes, que de les mettre à l’écart, de les « invisibiliser » en balayant la poussière sous le tapis, comme en interdisant l’affichage érotique près des écoles et des garderies.

Le virage à droite de Projet Montréal

Projet Montréal n’est pas un parti parfait, mais la question est de savoir s’il est perfectible ; si oui, jusqu’à quel point ? Est-il possible et souhaitable d’investir massivement cette formation politique afin de la tirer à gauche, en l’articulant aux luttes sociales, écologistes, féministes, altermondialistes, etc.? N’est-il pas composé d’une pluralité de membres et d’organisateurs progressistes et solidaires, même si d’autres acteurs sont issus du PQ, de Vision Montréal et même de certains libéraux ? Si tout parti possède une aile gauche et droite, pourquoi ne pas simplement participer aux associations locales d’arrondissement en proposant des réformes plus radicales en matière de justice sociale ?

Cette stratégie pourrait sans doute porter ses fruits, mais elle reste fondamentalement limitée. De manière générale, un parti est toujours basé sur une idéologie ou une vision du monde. Dans le cas de Projet Montréal, celui-ci a pour discours structurant le développement durable et l’utopie qui lui est associée, c’est-à-dire la « démocratie de proximité » subordonnée aux élus-urbanistes, le développement économique à échelle humaine sans remise en question du néolibéralisme, les transports actifs et collectifs pour les citoyens aisés, la revitalisation urbaine sans prise en compte des intérêts des couches défavorisées, la promotion de l’espace public tolérant certaines formes de répression policière.

Évidemment, nous pourrions imaginer que Projet Montréal réintègre les engagements de 2009 qu’il a laissé tomber en 2013, probablement pour des motifs électoralistes. Le parti pourrait également affiner ses politiques en matière de justice sociale afin de prendre en compte la situation de personnes extérieures à son public cible. Il pourrait également renoncer à la modification du changement de nom Équipe Bergeron/Projet Montréal, qui confirme la tendance du parti à sous-estimer l’intelligence des électeurs et à miser sur la notoriété des chefs. Il pourrait théoriquement revoir ses engagements sur la démocratie montréalaise en misant sur la décentralisation et un réel pouvoir citoyen. Le problème est qu’il mettra de côté ses engagements les plus controversés aussitôt qu’il sera susceptible de prendre le pouvoir, ou sera probablement contraint de ne pas les respecter une fois élu au conseil municipal.

À cela s’ajoute le problème que Projet Montréal soit un parti réformiste qui peine à s’inscrire dans un véritablement mouvement social. Sans une mobilisation populaire massive permettant d’appuyer les réformes du parti, celui-ci ne pourra que gérer les pots cassés de l’ancienne administration et renoncer à ses politiques qui menaceraient l’ordre établi. Autrement dit, comme Projet Montréal reste un parti politique traditionnel déconnecté des luttes sociales et urbaines, une organisation relativement démocratique mais dépourvue d’une culture politique militante et d’un programme politique visant une transformation sociale, il est voué à se « recentrer » durant la campagne électorale et virer à droite une fois élu.

Dans son livre Trente ans de politique municipale (2001), Marcel Sévigny constate les promesses et les échecs de la gauche municipale à travers l’histoire du Rassemblement des citoyens de Montréal (RCM). Pour résumer, le RCM a essentiellement échoué parce qu’il n’a pas su éviter le piège de la centralisation, que ce soit au sein du parti (dominé par la tête dirigeante du maire Jean Doré) ou au sein de la ville (en laissant tomber l’engagement de créer des conseils de quartier). Autrement dit, si une formation social-démocrate comme le RCM est restée prisonnière des contradictions du capitalisme et de la démocratie représentative, on peut aisément deviner qu’un parti qui ne se réclame même pas de la gauche s’enfoncera inévitablement dans la logique néolibérale et le marasme administratif dominant. Les prochaines élections municipales de novembre 2013 ne seront donc pas le lieu d’un réel changement.

De la conjoncture actuelle aux échos du passé

À court terme, il serait tout de même précipité d’annuler son vote ou de choisir d’autres formations politiques, qui sont toutes plus à droite et conservatrices que Projet Montréal. Bien que la course à la mairie soit peu enthousiasmante et que le nombre d’options politiques soit relativement restreint, la meilleure stratégie consiste à choisir les candidat.es les plus progressistes et intéressante.s, puis le parti qui pourrait le mieux améliorer concrètement les choses s’il était au pouvoir. Pour les personnes motivées par la politique municipale, il serait même approprié de militer sur le terrain afin de barrer la route aux individus susceptibles de renforcer la néolibéralisation de Montréal, comme l’Équipe Denis Coderre et la coalition de Marcel Côté. La conjoncture politique nous conduit ainsi à opter pour l’action ou le vote stratégique.

À vrai dire, le vote stratégique n’est pas une solution en général, car il empêche souvent des alternatives politiques d’émerger au profit de partis au service des intérêts dominants. Ceci peut être illustré par le fait que de nombreux progressistes appuient toujours le Parti québécois, et ce au détriment de Québec solidaire. Néanmoins, l’absence d’une alternative de gauche au niveau municipal nous place devant la nécessité de contrer la droite à court terme avec les moyens existants, ce qui ne nous empêche pas de bâtir une nouvelle organisation politique à moyen terme. Cela est-il possible dans le contexte actuel ? Si nous regardons le début des années 1990, le premier parti vert municipal au Canada, Montréal Écologie, fut fondé par le militant anarchiste Dimitri Roussopoulos qui s’inspira des principes de la nouvelle gauche et de l’écologie sociale de Murray Bookchin. Le parti fusionna avec l’aile dissidente du RCM en 1994 pour former la Coalition démocratique-écologique de Montréal, qui n’obtint que deux sièges aux élections municipales.

En 1998, Montréal Écologique disparut pour laisser place à de nouvelles initiatives au sein de la société civile, comme la création du Centre d’écologie urbaine de Montréal, le Groupe de travail sur la démocratie municipale et la citoyenneté (GTDMC) et l’organisation de cinq Sommets citoyens dans les années 2000. Ces activités sont à l’origine de la Charte montréalaise des droits et responsabilités et de l’Agenda citoyen, qui continuent encore à influencer certaines politiques publiques et programmes de partis, notamment Projet Montréal. Maintenant, ce retrait de la sphère politique formelle pour organiser la société civile et préparer le terrain idéologique sera-t-il suffisant, ou devra-t-on retrouver un niveau d’organisation permettant de véritablement transformer les institutions à la hauteur de nos aspirations ?

La nécessité d’une alternative politique
Si nous regardons de près, l’éducation populaire et les initiatives de la société civile représentent des conditions nécessaires mais non suffisantes du changement social, et tendent à s’effriter  lorsqu’elles restent des formes de contre-pouvoir qui ne parviennent pas à se traduire politiquement. Par exemple, la dépolitisation progressive du Centre d’écologie urbaine de Montréal, l’absence de suite au cinquième Sommet citoyen de Montréal, la multiplication des expérimentations locales à saveur contestataire mais rapidement réprimées (Occupons Montréal) ou lentement résorbées par l’atténuation de la crise sociale (Assemblées populaires autonomes de quartier) représentent autant d’échecs partiels qui témoignent de l’incapacité d’élaborer un véritable projet politique de transformation sociale à l’échelle municipale. Doit-on maintenant essayer d’articuler la guerre de position à la guerre de mouvement, c’est-à-dire lier les revendications citoyennes à une organisation politique capable de les réaliser ? Cette question très sérieuse doit d’abord faire le bilan des promesses et des impasses du passé, comme le témoigne Dimitri Roussopoulos à partir de son expérience de Montréal écologique.
« Sans entrer dans les détails encore une fois, à la suite de notre aventure qui a duré de six à huit ans, nous sommes arrivés à la conclusion qu’il est impossible, avec la culture existante à Montréal, de constituer un parti de gauche quand il existe déjà un parti de centre-gauche, surtout lorsqu’il est au pouvoir. La culture politique montréalaise n’était pas suffisamment mature pour permettre à cette diversité d’émerger surtout en l’absence d’un système électoral proportionnel. C’est vraiment la conclusion à laquelle nous sommes arrivés à cette époque. Nous nous sommes alors dit qu’il fallait créer peu à peu des espaces publics pour enrichir la culture politique montréalaise; il fallait donc mettre sur pied des organisations qui font essentiellement deux choses: un, entreprendre un programme d’éducation populaire et deux, mettre sur pied des projets pilotes, des choses « pratico-pratiques », à partir desquels les gens peuvent voir la démonstration de certaines idées théoriques. Avec une telle approche, éducation/pratique, nous pouvons préparer le changement de cette culture politique et, après un certain moment, si nous pensons qu’il y a suffisamment de flexibilité ou d’ouverture dans cette culture politique urbaine, nous pouvons alors songer à créer un nouveau parti politique. »[1]
Il faut maintenant regarder s’il est possible de créer un parti de gauche écologiste municipal malgré la présence de Projet Montréal. Celui-ci est-il au centre-gauche ou au centre de l’échiquier politique ? Prendra-t-il le pouvoir aux prochaines élections ? Serait-il mieux d’attendre encore plusieurs années avant de créer un nouveau parti réellement progressiste, lorsque que la société civile montréalaise sera suffisamment mûre ? Doit-on plutôt accompagner les mobilisations populaires, les initiatives citoyennes, les luttes sociales et les classes défavorisées afin de contribuer au développement d’une véritable conscience politique nécessaire à la transformation de la ville ? Bref, la culture politique urbaine est-elle suffisamment flexible et ouverte, en 2014, pour poursuivre les luttes entreprises par le Front d’action politique (1969-1973), le RCM et Montréal Écologique ?
Après quinze ans de sommeil politique, la gauche doit reprendre ses droits, créer de nouvelles alliances entre socio-démocrates, socialistes, écologistes et libertaires, dans une perspective de décentralisation du pouvoir et de démocratisation radicale de Montréal. Pour approfondir davantage cette piste de réflexion, n’hésitez pas à consulter l’article « La gauche et l’oubli de la ville », publié dans le dixième numéro des Nouveaux cahiers du socialisme.


[1] Jérôme Messier, Démocratiser la Ville de Montréal : un projet de transformation sociale : entrevue avec Dimitri Roussopoulos, Nouvelles pratiques sociales, vol. 18, no.2, 2006, p.9

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