jeudi 21 février 2013

Québec solidaire et l’oubli de la ville


La gauche et la ville


Commençons par un double constat : la politique municipale a oublié la justice sociale, et la gauche a négligé la ville. D’une part, le monde municipal semble souffrir d’un apolitisme aigu, s’exprimant par le « dénigrement des partis politiques municipaux par les candidats », et le « refus de faire campagne au profit de stratégies politiques axées sur des personnalités fortes » : équipe Tremblay, équipe Labeaume, équipe Vaillancourt, etc. (Bherer et Breux, 2009).

La question sociale est évacuée au profit d’un discours sur la bonne gouvernance, l’efficacité, la transparence, l’éthique, et toute la rhétorique administrative dominante. La solution à la corruption semble être de dépolitiser les enjeux locaux, de « départisaniser » la scène électorale, en concevant les villes comme des petites entreprises qui doivent simplement être bien gérées. Malgré le fait que la majorité de la population soit « pour » la démocratie, plusieurs souhaitent éviter les débats de fond, les conflits, la délibération et la contestation, bref tout ce qui fait la moelle d’une politique authentique et vivante.

D’autre part, la gauche qui lutte contre la domination du marché semble s’accrocher au principal levier de contrainte sociale légitime (l’État), en oubliant les municipalités, simples « créatures » du gouvernement provincial aux yeux de la loi. La difficile réunification des forces progressistes québécoises exige énormément de ressources, en espérant qu’un jour puisse advenir l’ultime conquête de l’Assemblée nationale. En attendant, les villes sont boudées ou simplement ignorées par les militant(e)s écologistes, féministes, altermondialistes ou indépendantistes, la scène nationale préservant son hégémonie sur la réflexion et la lutte politique québécoise.

Du précariat au droit à la ville


Or, la question urbaine devient un aspect incontournable de notre époque, que ce soit sur le plan de la globalisation économique, la montée des inégalités sociales, la crise de la démocratie représentative, la crise écologique, etc. Henri Lefebvre, Manuel Castells et David Harvey (notables géographes marxistes) ont été les premiers à critiquer l’attention exclusive de la vieille gauche sur le travail industriel (l’usine, le prolétariat) et le processus de production, au détriment du domaine de la reproduction sociale (milieu de vie), qui est devenu un terrain de lutte important pour les femmes, chômeurs, jeunes,  immigrants et précaires. Ceux-ci peuvent être réunis sous le vocable « précariat », qui joue un rôle central dans le processus d’urbanisation et tend à remplacer une classe ouvrière marginalisée par l’économie postfordiste du capitalisme avancé.

Bien que cette classe opprimée soit fragmentée et davantage portée vers la révolte (émeutes urbaines, mouvement étudiant) que vers une organisation unitaire révolutionnaire, il n’en reste pas moins que les victimes de « l’accumulation par dépossession » sont nombreuses, et que l’exploitation au sein de la vie quotidienne, la privatisation de l’espace public, la dérive sécuritaire et la spéculation immobilière permettent de réunir un ensemble d’enjeux apparemment disparates. Le « droit à la ville » de Lefebvre doit redevenir une préoccupation centrale des mouvements sociaux et organisations militantes, sans pour autant se limiter à la métropole montréalaise.

La justice environnementale au Québec

En effet, bien que la réalité urbaine soit devenue un lieu central des contradictions entre valeur d’échange et valeur d’usage, un point de conflit majeur entre le capitalisme financiarisé et la réappropriation des milieux de vie par les habitant(e)s, le droit à la ville peut être compris plus largement comme un droit d’habiter l’espace. Ceci fait écho au mouvement pour la justice environnementale, qui s’attarde à la répartition inéquitable des risques liés à certaines formes de développement. Au Québec, il s’agit probablement de la plus vaste et complexe lutte sociale des dernières décennies, qui s’attaque à de nombreuses perturbations socio-écologiques : mines à ciel ouvert en milieu urbain (Malartic), barrages hydroélectriques (La Romaine, Val-Jalbert), gaz de schiste (vallée du St-Laurent), pétrole (Anticosti, Gaspésie), etc.

Des expressions comme « écologie de la libération », « livelihood ecology » et « environnementalisme des pauvres » (Martinez-Alier, 2002), font toutes référence à un large mouvement centré sur la défense des intérêts matériels des humains qui dépendent de leur environnement comme moyen d’existence. Les communautés de base s’opposent à la dépossession de leur milieu de vie et à la détérioration culturelle causée par l’industrie extractiviste, rappelant à certains titres « l’environnementalisme urbain » du XIXe siècle (Taylor, 2009).

« Ce milieu était bouleversé, technicisé, bétonné, colonisé pour correspondre aux exigences de la mégamachine industrielle. Celle-ci aliénait aux habitants le peu qu’il leur restait du milieu naturel, les agressait par des nuisances et, plus fondamentalement, confisquait le domaine public au profit d’appareils techniques qui symbolisaient la violation par le Capital et par l’État du droit des individus à déterminer eux-mêmes leur façon de vivre ensemble, de produire et de consommer. » (Gorz, 2008)

L’étatisme de la gauche

Qu’il s’agisse des milieux urbains ou ruraux, la « spatialisation » ou la « territorialisation » des conflits sociaux, économiques, politiques et écologiques n’est pas réellement prise en compte par la gauche québécoise. Si l’écologie populaire se retrouve au sein des mouvements citoyens, organisations sans but lucratifs, milieu communautaire et autres acteurs progressistes de la société civile, elle ne se traduit politiquement qu’à travers le programme du principal parti de gauche, Québec solidaire. Malheureusement, celui-ci demeure largement « étatiste », car il ne semble pas encore avoir pris au sérieux la question urbaine et le palier municipal.

Paradoxalement, bien que la principale base militante et électorale de Québec solidaire se trouve en sol montréalais, aucun point du programme ou de la plateforme du parti ne fait explicitement référence à la métropole. Contrairement au Parti québécois qui veut renforcer le rôle économique de Montréal (point 4.8. de son programme) et à la Coalition pour l’avenir du Québec qui souhaite réformer la gouvernance métropolitaine et décentraliser les pouvoirs aux municipalités (engagement 12 à 14 de la plateforme), QS fait référence ici et là à certains points comme les transports collectifs et la spéculation immobilière, la démocratisation municipale et la consultation des villes en matière d’exploitation des ressources naturelles, sans véritable perspective d’intégration.

Une nouvelle Commission thématique

Cet oubli vient probablement du fait qu’il n’y a actuellement aucune des quatorze Commissions thématiques qui aborde ces questions de façon systématique au sein du parti. Les Commissions « agroalimentaire et ruralité » ou « vie démocratique et régionale » préconisent une décentralisation « régionaliste » basée sur un critère flou de subsidiarité, sans tenir compte des enjeux de la réalité urbaine et du phénomène de métropolisation, ni de la centralité du palier municipal comme acteur économique, politique, social et culturel. C’est pourquoi il serait urgent de créer une Commission thématique « Villes et municipalités », qui aurait pour tâche d’examiner les enjeux de gouvernance métropolitaine et d’étalement urbain, de logement social et d’agriculture urbaine, de réforme fiscale et d’urbanisme écologique, de transports collectifs et d’aménagement du territoire, bref une panoplie de politiques se rattachant habituellement au Ministère des affaires municipales.

La loi 170 relative à la réorganisation administrative du monde municipal, les ressources et responsabilités des municipalités, la réalité métropolitaine, la loi sur l’aménagement durable du territoire et l’urbanisme, les finances, indicateurs de gestion et fiscalité des villes, l’évaluation foncière et la question des contrats publics ne sont pas de simples problèmes techniques, mais des enjeux politiques dont la gauche québécoise doit se préoccuper au plus haut point. Bien que l’État ait un rôle non-négligeable à jouer, que ce soit en matière de protection de l’environnement ou de redistribution de richesses, il ne doit pas rester l’alpha et l’oméga de l’économie politique. À vrai dire, la gauche, l’écologisme, le féminisme, l’altermondialisme et même l’indépendantisme gagneraient tous à prendre la perspective municipaliste pour réinterpréter les enjeux de notre siècle.

Les élections municipales de 2013

« Le 3 novembre 2013, plus de 1 100 municipalités du Québec seront en élection générale afin de combler quelques 8 000 postes de maires et de conseillers municipaux. Les électeurs seront appelés à se rendre aux urnes afin d’élire leur prochain conseil municipal. De plus, les électeurs de 14 MRC pourront élire leur préfet au suffrage direct. » http://www.electionsmunicipales.gouv.qc.ca/

La conjoncture municipale est exceptionnelle. Celle-ci ne se limite pas aux multiples scandales de corruption qui ont entraîné le départ des maires de Montréal et Laval, ou aux multiples éclaboussures qui ont fragilisé l’ensemble de la classe politique municipale et provinciale québécoise. Contre un cynisme latent et un taux relativement bas de participation électorale, un renouveau démocratique est en train d’éclore partout au Québec : mouvement des indignés à Montréal, Québec et plusieurs autres municipalités, grève étudiante de 2012, manifestations de casseroles, assemblées populaires autonomes de quartier (APAQ), mobilisations citoyennes au niveau municipal contre les gaz de schiste (vallée du St-Laurent) et l’exploitation du pétrole (victoire provisoire de Gaspé contre Pétrolia). Pour le dire autrement, la démocratie grassroots est présentement en ébullition.

Or, comment réduire le fossé entre une démocratie radicale, directe et citoyenne d’une part, et une politique représentative désuète d’autre part? La démocratie participative dans sa forme actuelle (BAPE, conseils de quartier, consultations publiques, concertationnisme, gestion de proximité et gouvernance urbaine) représente-t-elle une solution viable? Constitue-t-elle plutôt un organe de légitimation et d’acceptabilité sociale instrumentalisé par les élu(e)s et les entreprises, car elle ne remet pas en question l’inégale distribution du pouvoir économique et politique? Doit-on rejeter la démocratie représentative en bloc et se concentrer sur des espaces a-partisans de délibération (APAQ), ou doit-on investir le pouvoir municipal en essayant de redonner le pouvoir aux citoyen(ne)s?

Pertinence et dangers des partis politiques municipaux

De manière générale, nous soutenons la pertinence de l’existence et surtout du renouvellement des partis politiques municipaux. Nous reprenons à large titre l’argumentaire de Laurence Bherer et Sandra Breux, et de Maxime Pedneaud-Jobin. Toutefois, nous plaidons pour une radicalisation de la démocratie municipale. Celle-ci ne doit pas se limiter aux vœux de certaines formations « progressistes » comme Action Gatineau, Projet Montréal ou Québec Autrement. Celles-ci ont à cœur la démocratie citoyenne, l’urbanisme durable, le développement économique et la « qualité de vie », mais ne se soucient point d’une question majeure : la justice sociale.

En effet, aucun de ces partis ne prône la solidarité, la « transformation sociale » ou la remise en question de la logique néolibérale. Leur discours reste largement au centre de l’échiquier politique, il embrasse le social-libéralisme et le capitalisme vert qui fait complètement abstraction des inégalités sociales, du féminisme, de l’écologisme, de l’altermondialisme et de l’indépendantisme. Sans un examen critique des impératifs d’accumulation capitaliste, de l’exploitation des ressources naturelles, de la domination de l’État fédéral, des contraintes de la taxe foncière qui donne un pouvoir démesuré aux promoteurs, et de la stricte logique représentative, les municipalités sont vouées à rester de simple courroies de transmission de l’État et de la globalisation néolibérale.

En lisant le passionnant livre Trente ans de politique municipale de Marcel Sévigny (2001), nous pouvons constater les promesses et les échecs de la gauche municipale à travers l’histoire du Rassemblement des citoyens de Montréal (RCM). Pour résumer, le RCM a essentiellement échoué parce qu’il n’a pas su éviter le piège de la centralisation, que ce soit au sein du parti (dominé par la tête dirigeante du maire Jean Doré) ou au sein de la ville (en ne donnant pas de pouvoir aux conseils de quartier). Autrement dit, si une formation social-démocrate comme le RCM est restée prisonnière des contradictions du capitalisme et de la démocratie représentative, on peut aisément deviner qu’un parti qui ne se réclame même pas de la gauche s’enfoncera inévitablement dans la logique néolibérale et la croissance insoutenable.

Un nouveau parti municipal?

La conclusion de cette réflexion est simple : il faut organiser dès maintenant la gauche à l’échelle municipale. Or, comment devrait-on s’y prendre concrètement? Dans un billet précédent qui décrivait l’exemple du parti catalan Candidatura Unitat Popular (CUP), nous lancions l’idée de former un parti-réseau municipaliste à l’échelle nationale, qui serait de gauche, indépendantiste, féministe, écologiste et altermondialiste. Cela permettrait de coordonner une multitude de candidatures dans plusieurs municipalités du Québec (8000 postes sont ouverts!), avec un programme commun (déclaration de principes, grille d’analyse, réformes générales) complété d’un programme spécifique à chaque localité.

Le programme de cet hypothétique parti pourrait s’inspirer librement de QS, la CUP, le socialisme municipal et le municipalisme libertaire, dans une synthèse qu’on pourrait surnommer temporairement le « municipalisme solidaire ». Il ne devrait pas se baser sur une idéologie étroite, mais opter pour une coalition arc-en-ciel qui réunirait des militants de diverses allégeances à gauche de l’échiquier politique (libertaires, socialistes, républicains progressistes, féministes, écologistes, nationalistes de gauche, socio-démocrates) prêts à travailler ensemble dans une perspective de justice sociale et de démocratisation radicale. L’opposition rigide entre réformistes et révolutionnaires n’est pas pertinente à cette échelle, car l’horizon de l’émancipation sociale doit se faire à travers une série de réformes concrètes prenant pour point de départ les assemblées citoyennes, les mouvements sociaux (ouvriers, étudiants, pour la justice environnementale) et la défense des intérêts des classes populaires.

Le rôle de Québec solidaire

Néanmoins, l’organisation d’un tel parti d’ici les prochaines élections de novembre 2013 semble plutôt précipité, compte tenu des ressources disponibles en termes de temps, d’argent, d’énergie et de militant(e)s prêt(e)s à lutter pour la réappropriation collective des municipalités. C’est ici que Québec solidaire entre en jeu ; devrait-il épauler des candidatures de gauche dans différentes municipalités du Québec d’ici les prochaines élections? Devrait-il appuyer des partis politiques progressistes déjà existants ou en voie de naître? Devrait-il mobiliser ses associations locales et présenter ses propres candidat(e)s, à la manière des élections municipales en France où les maires affichent ouvertement leur affiliation politique au PS ou au PCF? Saviez-vous qu’il existe des bastions communistes dans certaines communes françaises, comme la ville d’Aubagne qui a décidé d’implanter la gratuité des transports collectifs en 2008?

Comme Québec solidaire a de la difficulté à percer à l’Assemblée nationale au-delà de quelques député(e)s, il serait tout à fait avantageux de propulser des candidat(e)s au sein de diverses municipalités québécoises, afin de faire rayonner les idées progressistes et de développer dès maintenant une culture populaire de gauche à l’échelle locale. De plus, il serait particulièrement intéressant d’expérimenter une véritable hybridation entre la démocratie directe et représentative, dans laquelle le pouvoir municipal serait géré directement par des structures d’assemblées et l’implication active des quartiers.

Imaginons un scénario semblable aux dernières élections catalanes, qui ont mené 3 députés de la CUP à la Generalitat (Assemblée nationale) : ceux-ci ont également obtenu 106 conseillers municipaux, 4 conseillers de comarques (MRC) et 4 maires! La simultanéité des élections municipales offrirait une grande visibilité à un mouvement politique de gauche qui embrasserait l’ensemble du Québec, tout cela dans une perspective de coordination des luttes locales, d’émancipation sociale, de transition écologique et de libération nationale. Cela permettrait d’étendre l’influence de la gauche à l’extérieur des centres urbains, tout en fournissant un appui majeur au mouvement pour la justice environnementale actif dans différentes régions, brisant ainsi l’idée selon laquelle la gauche serait essentiellement montréalaise.

Quelle forme cette organisation devrait-elle prendre, quelles stratégies faudrait-il mettre de l’avant, quels principes à la fois unificateurs et respectueux de la pluralité permettraient de donner corps à ce projet? Toutes ces questions se bousculeront au sein des nouveaux mouvements sociaux, ceux-ci étant influencés par des facteurs comme les opportunités politiques (élections municipales), les structures de mobilisation (organisations, partis, réseaux), et les cadrages (significations, définitions communes que les acteurs donnent à leur situation). http://www.melissa.ens-cachan.fr/spip.php?article502

Dans tous les cas, la gauche doit sortir de son obsession pour l’État, prendre au sérieux la question urbaine et développer de nouvelles stratégies sur le plan municipal. En revanche, la politique municipale doit sortir de sa torpeur et devenir le lieu par excellence de la citoyenneté, en prenant au sérieux le mot d’ordre de Bookchin : « démocratiser la République, et radicaliser la démocratie »! http://kropot.free.fr/Bookchin-Biehl.htm



Pour en savoir davantage :

L. Bherer et S. Breux (dir.), Les élections municipales au Québec : enjeux et perspectives, Presses de l’Université Laval, Québec 2009
M. Castells, The city and the grassroots : a cross-cultural study of urban social movements, E. Arnold, London, 1983
A. Gorz, Écologica, Galilée, Paris, 2002
D. Harvey, Le capitalisme contre le droit à la ville. Néolibéralisme, urbanisation, résistances, Amsterdam, Paris, 2011
Henri Lefebvre, Le droit à la ville, 3e édition, Anthropos, Paris, 2009
J. Martinez-Alier, The environmentalism of the poor : a study of ecological conflicts and values, Edward Elger, Northampton, 2002
M. Purcell, Le droit à la ville et les mouvements urbains contemporains, Rue Descartes, vol.1 no.63, 2009, pp.40-50
M. Sévigny, Trente ans de politique municipale. Plaidoyer pour une citoyenneté active, Écosociété, Montréal, 2001
D.E. Taylor, The environment and the people in american cities, 1600s-1900s, Duke University Press, London, 2009

lundi 17 décembre 2012

Vers une Nouvelle gauche municipale


Certaines idées sont dans l’air du temps. Parfois, elles se matérialisent bien avant que vous n’ayez eu le temps de les formuler clairement. Il en va ainsi pour la Candidatura Unitat Popular (Candidature d’unité populaire, CUP), parti catalan qui fait en quelque sorte la synthèse de l’éco-socialisme et de l’anarcho-indépendantisme. En août 2012, j’avais rédigé le brouillon d’un texte programmatique sur le municipalisme solidaire, nouvelle théorie faisant la synthèse du socialisme municipal et du municipalisme libertaire. Grosso modo, il s’agit d’instaurer une véritable démocratie participative décentralisée par un réseau de candidat(e)s aux élections municipales, palier gouvernemental largement négligé par la gauche québécoise. Heureusement, ce tâtonnement spéculatif peut maintenant s’appuyer sur une expérience réelle issue de la Catalogne, qui vit présentement une nouvelle vague indépendantiste saisissante.

La CUP est une organisation politique composée d’assemblées locales qui présentent des candidat(e)s aux élections municipales des pays de langue catalane. Il s’agit d’un parti de gauche indépendantiste, écologiste, féministe et altermondialiste, plus radical que Québec solidaire sur deux aspects. La CUP est ouvertement anticapitaliste tout en étant ancré dans une lutte de libération nationale ; elle remplace l’approche modérée « solidaire et souverainiste » par celle de « Independència i Socialisme ». Elle défend ainsi un nationalisme de gauche, basé sur les principes d’égalité, d’auto-détermination, de souveraineté populaire et d’anti-impérialisme. La CUP ne subordonne pas la question nationale à la question sociale ou inversement, mais les articule étroitement dans une perspective d’émancipation globale.


Ce parti de gauche radicale n’hésite pas à débuter son programme par l’idée de « l’indépendance totale », définie comme la souveraineté politique, économique, énergétique et alimentaire. La CUP ne se limite pas promouvoir une Assemblée constituante pour déterminer les institutions politiques communes, mais défend activement le projet d’indépendance nationale des Pays catalans : « un projet de libération nationale, sans abdication ni compromis ». Son idéal est celui d’une République fondée sur une démocratie réelle, horizontale, participative, directe, active et inclusive.

La dimension anti-impérialiste est également présente, car la CUP rejette l’Union européenne, l’Euro, l’OTAN, la Banque centrale européenne, le Fonds monétaire international et la Banque mondiale qui soutiennent le capitalisme et le néolibéralisme, au profit d’un « cadre de relations euro-méditerranéennes des peuples libres » qui promeut le désarmement, la coopération et la solidarité internationale. Le parti insiste sur la souveraineté économique et le non-paiement de la « dette illégitime », surtout dans un contexte où le chômage et la crise économique font rage, la Catalogne étant à la fois la région la plus riche et la plus endettée d’Espagne.

Par ailleurs, la CUP se fait l’ardent défenseur du catalan comme langue commune, préférentielle et officielle, tout en promouvant le plurilinguisme (castillan, occitan, français) des différentes communautés locales. Il faut noter qu’un récent projet de loi de Madrid propose de faire reculer le catalan dans les écoles, ce qui a ravivé l’indignation populaire et l’idée que l’indépendance est absolument nécessaire pour préserver la langue et la culture de ce peuple, qui ne pouvait même pas parler sa propre langue durant la dictature de Franco. Il est donc possible de marier un nationalisme civique inclusif avec une défense forte de la culture nationale, tout en luttant activement contre le sexisme, le racisme et en promouvant les droits des LGBT.

Sur le plan socioéconomique, la CUP oppose le modèle socialiste et écologique au capitalisme, afin de lutter contre la privatisation des services publics et les plans d’austérité. Nationalisation et autogestion des banques et secteurs stratégiques (eau, énergie, ressources naturelles), redistribution du travail productif, réduction du temps de travail, promotion d’un réseau de services publics universels et gratuits, droit au logement et à la terre, opposition aux grands projets destructeurs pour l’environnement, souveraineté alimentaire par l’agriculture biologique, toutes ces propositions forment la « liste d’épicerie » de ce parti politique. S’il ne se démarque pas par ses solutions qui se retrouvent dans le répertoire commun des groupes altermondialistes et anticapitalistes, il se démarque par sa manière de les mettre en œuvre.

10 principes d’action politique

La CUP ne fait pas que promouvoir la démocratie participative comme un « supplément » inoffensif au gouvernement représentatif, mais la comprend comme une transformation radicale de la culture politique. Sa volonté déclarée est de jouer le rôle d’un « cheval de Troie » des classes populaires dans les conseils municipaux et l’appareil d’État, par le biais de candidats directement branchés sur les assemblées locales. Pour comprendre cette particularité, voici les 10 principes d’organisation du parti :

1. Nos députés ne peuvent obtenir plus d’un mandat.
2. La rémunération maximale de nos députés est de 1600€ par mois.
3. Soumettre nos activités parlementaires à la consultation permanente des militants, mouvements sociaux et populaires.
4. Créer les mécanismes nécessaires pour mettre en place des processus de prise de décision fondés sur la démocratie directe, active, participative et inclusive au niveau parlementaire.
5. Ne pas emprunter d’argent pour financer la campagne afin de rester indépendant des élites économiques et financières.
6. Défendre strictement le programme politique et les décisions de l’organisation, en lien avec les organes de contrôle parlementaire et les assemblées ouvertes aux mouvements sociaux.
7. Éviter la duplication des postes dans les institutions ou la même organisation, afin d’éviter la concentration du pouvoir.
8. Nos parlementaires doivent penser en fonction du cadre national des Pays catalans et agir dans cette perspective.
9. Simplifier les structures administratives à travers la dissolution de conseils provinciaux, et les remplacer par les municipalités, les comtés et autres institutions supra-municipales comme bases d’une politique de proximité.
10. Défendre les municipalités comme les seules institutions qui restent à la portée du peuple, et promouvoir le municipalisme comme outil de transformation sociale.

À la manière de Murray Bookchin, ce parti catalan voit la scène municipale comme le lieu privilégié d’une authentique citoyenneté démocratique, un espace politique qui doit être reconquis contre la tendance centralisatrice de l’État. Or, la CUP se démarque des anarchistes purs et durs qui s’opposent à toute forme de participation électorale, quel que soit le palier de gouvernement. Contrairement aux assemblées autonomes de quartier qui ont fleuri à Montréal durant le printemps québécois et qui refusent toute forme de partisanerie et de compromission avec les institutions établies, ce parti « hérétique » croit qu’il est possible d’implanter une démocratie directe à travers les institutions municipales, en redonnant le pouvoir aux assemblées locales.

Cette stratégie est similaire à celle du municipalisme libertaire, qui accepte de prendre le pouvoir des villes à condition de le décentraliser aussitôt dans les mains de la population, et de former un contre-pouvoir vis-à-vis l’appareil d’État. De plus, la CUP préconise la création d’une Assemblée des conseillers municipaux, qui ferait office de corps représentatif national. Nous ne sommes pas très loin de l’idée d’une « confédération des municipalités libres » de Bookchin, qui remplacerait la forme de l’État-nation moderne. En 2012, les candidat(e)s d’Unité populaire ont néanmoins transgressé le mot d’ordre du fondateur de l’écologie sociale en se présentant aux élections régionales. Résultat : la CUP a maintenant 3 députés à la Generalitat (Assemblée nationale catalane), en plus des 104 conseillers municipaux, 11 conseillers de comarque (comté), et 4 maires!

Une leçon pour le Québec?

La gauche québécoise est centrée sur l’État. La récente modernisation de la société par le biais de l’État-providence y est probablement pour quelque chose, tout comme le mouvement souverainiste qui essaie d’obtenir l’indépendance nationale depuis 50 ans. Est-il possible de poursuivre le projet de la Révolution tranquille par d’autres voies, au lieu de mettre tous nos œufs dans le même panier, celui des élections nationales ? La politique municipale est-elle trop délaissée, au point de laisser place à la corruption et au règne de petits maires autoritaires ? N'est-ce pas justement un terreau fertile et peu exploré par la gauche québécoise, un espace démocratique qui pourrait être réapproprié directement par les citoyen(ne)s ?

Toutefois, la stratégie municipaliste rencontre deux principales objections. D’une part, à quoi peut servir une défense de l’indépendance à l’échelle locale, alors que la souveraineté renvoie essentiellement au gouvernement du Québec? D’autre part, comment réaliser le socialisme au niveau municipal, alors que les principaux leviers politiques et économiques se trouvent d’abord à l’échelle nationale?

En premier lieu, des référendums sur l’indépendance catalane ont été organisés entre 2009 et 2010 dans plus de 168 municipalités, sous la forme de consultations populaires non-contraignantes et non-officielles. Le « Oui » l’emporta largement avec un bon taux de participation et plus de 90% des votes. Suite à ce succès, l’Association des municipalités pour l’indépendance (AMI) vit le jour le 14 décembre 2011 dans la ville de Vic, sous l’impulsion du maire Josep Maria Vila d’Abadal du parti nationaliste de centre-droit Convergència I Unio (CiU). Cela n’a pas empêché les partis de gauche (CUP, ERC et ICV) d’appuyer ce projet, alors que le Parti socialiste (PSC) s’est abstenu et le parti conservateur (PP) a voté contre. Maintenant, plus de deux tiers des municipalités font partie de l'AMI et agissent de concert pour défendre la Catalogne et le droit d’autodétermination du peuple catalan.

De son côté, la CUP est présent dans plus de soixante villes, où l’action politique se déroule tant à l’intérieur qu’à l’extérieur des institutions. Malgré la portée limitée du conseil municipal, le parti souhaite modifier la structure régionale actuelle et construire un projet de pays fondé sur les municipalités et leurs représentant(e)s. Il est l’un des principaux leaders du mouvement indépendantiste catalan, que ce soit en mobilisant la population par la multiplication des initiatives locales, ou en préparant la rupture avec l’Espagne par le renforcement du pouvoir démocratique. C’est pourquoi il serait intéressant d’implanter un réseau des municipalités pour l’indépendance du Québec (RMIQ), tout en multipliant les partis de gauche locaux afin d’ancrer la lutte pour la libération nationale dans une perspective d’émancipation sociale.


En deuxième lieu, il est évident que le socialisme ne pourra pas se réaliser dans un seul pays, et encore moins dans une seule ville! Malheureusement, certains partisans du marxisme orthodoxe comme Jules Guesde ont largement contribué à discréditer le mouvement du socialisme municipal, très actif en France vers la fin du XIXe siècle et le début du XXe siècle. S’inspirant de la démocratie locale républicaine et de la révolte des Communards, ce courant soutenait l’appropriation collective des services urbains (logement social, santé et services sociaux, transports, énergie), la fiscalité redistributive, l’éducation populaire et le développement d’équipements culturels pour les classes populaires. Coopératives, soutien aux chômeurs, bibliothèques, centres sportifs gratuits, ateliers collectifs, toutes ces initiatives étaient dynamisées par les socialistes municipaux qui agissaient de concert avec la vie associative et citoyenne locale.

Évidemment, les municipalités ne pourront se libérer tant qu’elles resteront enchaînées à l’impératif de croissance issu de leur dépendance à la taxe foncière, qui assure l’emprise des promoteurs immobiliers et autres capitalistes sur le développement des villes. C’est pourquoi Paul Brousse, ancien militant anarchiste et instigateur du courant « possibiliste » au sein du socialisme français, soulignait la nécessité d’agir à la fois sur le plan national (par la loi) et municipal (par la décentralisation des services publics). La stratégie municipaliste ne consiste donc pas à abandonner la question de l’État, mais à amorcer dès maintenant une transition éco-socialiste à l’échelle locale, en repensant la question nationale à l’aune d’une véritable démocratie participative et décentralisée.

La ville comme tremplin de l’émancipation sociale et nationale

Pour revenir au Québec, la création d’un parti inspiré de la Candidatura Unitat Popular pourrait présenter des candidat(e)s de gauche dans une foule de municipalités un peu partout sur le territoire. Cela permettrait de dynamiser les luttes sociales et nationales à travers un vaste réseau de groupes et d’assemblées locales, en poussant simultanément les idées indépendantistes et écosocialistes par la mobilisation populaire, l’éducation citoyenne, la réappropriation des équipements collectifs et la création de nouveaux espaces publics. Ce parti ne ferait pas concurrence à Québec solidaire, car il favoriserait une synergie à travers différents paliers de gouvernement. Des ententes pourraient assurer la cohérence des programmes politiques, tout en préservant l’autonomie des organisations qui n’ont pas la même fonction, même s’ils partagent le même horizon d’émancipation.

Les militant(e)s méfiant(e)s du parlementarisme et de la social-démocratie pourraient y trouver un véhicule approprié, permettant d’instaurer une démocratie directe et horizontale à grande échelle. Les « municipalistes libertaires » devront seulement reconnaître que les villes ne retrouveront pas leur pouvoir sous la domination de l’État canadien, et que la lutte pour la libération nationale ne doit pas être laissée aux « nationalistes traditionnels », mais investie par les mouvements sociaux afin d’assurer une réelle émancipation. La renaissance du mouvement indépendantiste québécois pourrait ainsi prendre au sérieux le manifeste « Nous sommes avenir » de la CLASSE, en ajoutant au nationalisme de gauche le rôle central de la démocratie directe. La relecture de ce manifeste à la lumière des analyses précédentes permet de jeter les bases d'un nouveau mouvement adapté à la réalité de 2012 : « Socialisme, indépendance et démocratie réelle »!

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1. La démocratie inclut cinq grandes dimensions complémentaires et interdépendantes: la participation, la délibération, la représentation, l...