jeudi 12 mai 2022

Ébauche d’une théorie critique des vertus démocratiques

1. La démocratie inclut cinq grandes dimensions complémentaires et interdépendantes: la participation, la délibération, la représentation, l'inclusion et l'intelligence collective.

2. Chacun de ces aspects impliquent des vertus spécifiques, c'est-à-dire des dispositions à agir et ressentir qui permettent de bien accomplir différentes choses. La participation exige de l'engagement et le care, la délibération implique l'écoute et l'honnêteté, la représentation repose sur la responsabilité et la vigilance, l'inclusion exige la justice et la solidarité, l'intelligence collective suppose une certaine sagesse pratique et réflexivité.

3. Les vertus ne sont pas des principes isolés, mais des manières de penser, de sentir et d'agir communément partagées, qui s'intègrent au sein d'une « culture démocratique » qui permet de maintenir et développer les dispositions et pratiques nécessaires à la vie démocratique. Les vertus viennent en grappes ou « nexus », elles sont encastrées dans des formes de vie, des institutions, des cultures, des manières de « faire monde ».

4. La culture démocratique ne se reproduit pas dans le vide, mais au sein d’espaces sociaux ou « moyens de production culturelle » comme la famille, l'école, les municipalités, l'État, les médias, les arts et les milieux de travail. L'éducation démocratique ne concerne pas une sphère spécifique, mais un vaste ensemble d'activités sociales interconnectées.

5. Les moyens de production culturelle stimulent ou inhibent les vertus démocratiques à différents degrés; ce ne sont pas des espaces neutres et lisses, mais des milieux denses, striés et ambigus.

6. Les moyens de production culturelle sont imbriqués dans des rapports sociaux et systèmes d’oppression plus larges qui façonnent les représentations, institutions et pratiques qui régulent les interactions humaines : capitalisme, colonialisme, patriarcat, etc.

7. Le développement de vertus démocratiques exige la remise en question des systèmes de domination et la transformation des moyens de production culturelle qui inhibent l’exercice des vertus. Cette transformation est un prérequis pour jeter les bases d’une société pleinement démocratique.

8. La démocratie implique la critique impitoyable de tout l’ordre établi. L'empathie convient à ce qui souffre, tandis que le courage permet la confrontation avec les puissances existantes.

9. Cette critique n'est pas d’abord théorique, mais pratique, mouvement agissant de transformation sociale.

10. Le pôle intellectuel de cette praxis est constitué par l’émergence, la consolidation et la diffusion d’une rationalité social-démocratique, intelligence collective en acte, processus d’apprentissage dans la lutte, la préfiguration et la destruction des puissances établies.

11. La praxis est le processus de « destruction créatrice » de l’ordre social dominant, la création et la généralisation d’innovations collectives subversives.

12. Les vertus, comme la démocratie, la critique et la praxis, ne sont pas des notions lisses, de beaux idéaux à réaliser, mais des processus incarnés dans un monde sous tension. Comme le dit Wittgenstein, il faut revenir au « sol raboteux » de l’expérience ordinaire pour mieux la transformer.

13. Au lieu de partir d’une conception « idéale » de la démocratie, avec ses présupposés positifs et normatifs de « bon fonctionnement », il vaut mieux partir de l’hypothèse d’une démocratie non-idéale, voire d’une pseudo-démocratie ou d’une mascarade, afin d’identifier en creux les possibilités réelles de subversion démocratique des processus existants. Par exemple, au lieu de supposer que la confiance est bonne et nécessaire à la délibération, il faut plutôt reconnaître que la confiance est brisée, se demander pourquoi, et comment y remédier.

14. La tâche d’une théorie critique de la démocratie consiste à identifier les causes sociales, économiques, politiques et technologiques qui sapent systématiquement les bases normatives (vertus) nécessaires à la vie démocratique. Une théorie utile permet d’éclairer les mécanismes de la crise démocratique, et des pistes pour la surmonter.

15. En revenant aux cinq dimensions de la démocratie et leurs vertus associées, il devient possible d’identifier les dynamiques sociales qui effritent les dispositions démocratiques.

16. L’engagement est mis à mal par l’aliénation politique résultant du système représentatif, l’exploitation économique, le consumérisme et le manque de temps lié à l’accélération sociale.

17. La délibération est confrontée à une crise de l’écoute alimentée par la polarisation, la numérisation de l’espace public, le narcissisme des médias sociaux et le radicalisme rigide.

18. La responsabilité et la vigilance au cœur de la représentation sont entravées par la mainmise de l’oligarchie, l’indifférence face à la chose publique, et la présence d’une « personnalité autoritaire » qui diffuse un ethos anti-démocratique.

19. L’inclusion est sapée par un mélange de racisme, de colonialisme, de capitalisme, de patriarcat, de campagnes réactionnaires, d’autoritarisme décomplexé et d’un brin de sectarisme militant qui reproduit parfois des dynamiques d’exclusion à son insu.

20. L’intelligence collective est bloquée par un cocktail de surcharge informationnelle, de désinformation, de chambres d’échos générés par la gouvernementalité algorithmique, et d’un manque d’humilité épistémique.

21. L’enjeu central de notre époque est de déployer des actions collectives et de réhabiliter les vertus civiques pour dépasser ces verrouillages anti-démocratiques.

22. Le problème ne réside pas dans une faiblesse intrinsèque de la rationalité démocratique, mais dans l’incapacité des institutions à répondre à cette exigence démocratique. La crise démocratique est un déficit de rationalité, non pas de la vie démocratique elle-même, mais de la société qui l’empêche de se déployer.

23. Le cœur de la crise actuelle est d’abord la rigidité institutionnelle, qui se combine aux aboiements déchaînés des forces réactionnaires, et à l’incapacité des forces sociales émancipatrices à s’organiser pour déjouer ses adversaires qui bloquent férocement ses aspirations démocratiques.

24. Il n’y aura pas de démocratie sans lutte pour la démocratie, pas de lutte démocratique sans vertus associées, et pas de vertus sans pratique effective. La vertu ne tombe pas du ciel, elle n’est pas innée, mais s’acquiert dans l’action cherchant à transformer nos conditions d’existence.

25. Aristote disait que c’est en pratiquant les actions justes que nous devenons justes, et en pratiquant les actions courageuses que nous devenons courageux. C’est en luttant pour la démocratie que nous deviendrons démocrates et la ferons exister.


Photo: David Shankbone, Day 14 Occopy Wall Street, 30 September 2011. CC BY 3.0

vendredi 4 février 2022

Sciences sociales et gestion des pandémies: un appel au débat

*Ce texte est une traduction d'un appel lancé en italien par un collectif de chercheur.e.s en sciences sociales le 1er février 2022. Nous avons utilisé le logiciel DeepL pour produire rapidement une version francophone de ce texte clair et percutant qui propose une réflexion critique de la gestion néolibérale et autoritaire de la pandémie de COVID-19, et interroge le rôle de la recherche universitaire dans le débat public sur cet enjeu central de notre époque.

Scienze sociali e gestione pandemica: un invito al dibattito

Nous sommes un groupe de chercheurs en sciences sociales, appartenant à différentes disciplines, indépendants ou diversement encadrés dans des universités italiennes ou étrangères. Chacun d'entre nous est donc professionnellement habitué à de longues périodes de recherche, à la vérification des données et des sources, à la responsabilité d'auteur, à la rigueur argumentative et à la comparaison avec les collègues. Nous sommes également habitués à reconnaître les limites, les erreurs, les distorsions et la platitude des récits fondés sur l'utilisation opportuniste des données, sur la réduction de la complexité et sur des oppositions manichéennes - qu'il s'agisse de la version dominante ou des récits de conspiration.

Précisément en raison de la valeur critique et anti-hégémonique de nos disciplines, nous pensons que ceux qui les pratiquent aujourd'hui ne peuvent éviter au moins une discussion ouverte et franche sur les politiques autoritaires, discriminatoires et arbitraires avec lesquelles le gouvernement italien, et d'autres, traite la diffusion du Covid-19. Nous sommes conscients que la plupart de nos collègues, implicitement ou explicitement, n'ont pas considéré comme un problème le fait que le gouvernement se soit concentré exclusivement sur la campagne de vaccination comme moyen de sortir de la pandémie. Les vaccins anti-Covid sont utiles pour réduire l'incidence des décès et des maladies graves chez les personnes âgées et/ou les personnes les plus exposées ; mais la plupart des choix politiques effectués au cours des deux dernières années ont ignoré les effets sociaux, politiques et culturels des mesures prises au nom de la santé publique.

L'imbrication de la pandémie et de la gestion de la pandémie érode profondément le monde qui nous entoure, raidit la structure des subjectivités qui l'habitent et déchire le tissu relationnel entre les humains, ainsi qu'entre les humains et les non-humains, et les relations de confiance et de reconnaissance mutuelle que nous appelons "société". Cette désintégration survient à un moment où l'énormité de l'effondrement du climat exigerait que l'humanité entière mette de côté ses différences, ses conflits et ses intérêts particuliers pour tenter d'éviter ensemble une catastrophe écologique. Ne pas s'exprimer à ce sujet serait être de connivence avec la destruction en cours. 

Le discours médiatique et la planification des mesures visant à contenir la pandémie se sont exclusivement basés sur les recommandations d'un petit groupe restreint de spécialistes des sciences médicales et biologiques, alors qu'il va de soi que de telles mesures n'auraient dû être prises qu'après une analyse minutieuse de leur impact sur le tissu social. Le poids écrasant accordé aux sciences biologiques, qui sont toujours présentées comme possédant des "vérités" indiscutables, a réduit le débat sur les décisions politiques à un conflit imaginaire entre les secteurs "pro-science" et "anti-science". Depuis les années 1960, une branche entière de notre discipline, l'anthropologie médicale, étudie la construction sociale de la science médicale, les définitions de la maladie et de la santé, les effets pathogènes et pathoplastiques des cultures, montrant par des ethnographies détaillées comment la médecine est un champ de débat et d'affrontement entre des visions culturelles et politiques divergentes, souvent soumises à de fortes pressions commerciales et habituées à légitimer leurs propres rationalités opposées par l'utilisation de données.

C'est précisément la conscience de l'origine et de la destination humaine des faits culturels, comme l'appelait Ernesto de Martino, qui exige que chaque découverte et chaque progrès scientifique, comme le développement rapide des vaccins Covid-19, soit soumis à l'examen de la communauté par la promotion d'un débat social étendu au-delà du cercle étroit des techniciens. La politique et le débat public sont des déterminants structurels de la santé ; les politiques de santé et la gestion de la santé publique doivent être constamment soumises à une critique sociale qui revendique le droit à l'interaction entre médecins et patients, le droit à l'autodétermination du corps, de la santé et des traitements - comme la critique culturelle féministe nous l'a appris - et le droit de demander aux décideurs de rendre compte de leurs choix.

Une autre histoire

Nous, les abonnés de ce texte, avons choisi de pratiquer les sciences sociales aussi et surtout pour leur capacité à produire des connaissances critiques et à mettre à nu les conséquences néfastes des stratégies hégémoniques. Ce que nous avons longtemps étudié, toutes les connaissances produites par nos disciplines depuis un siècle et demi, nous a construit dans notre esprit et dans notre corps. Aujourd'hui, nous ressentons une contradiction flagrante entre le potentiel des sciences sociales à déconstruire le récit émergent, et leur incapacité à l'appliquer à ce que nous vivons comme un tournant répressif de proportions historiques.

Il semble désormais évident que la gestion de la pandémie a été marquée dès le départ par la primauté du profit et le recours systématique à la violence matérielle et symbolique - notamment médiatique et institutionnelle, mais aussi militaire - à l'encontre de la population. La gouvernementalité pandémique s'est déployée à travers l'utilisation politique des sentiments de peur et d'angoisse, avec l'abandon des malades et des soins de santé locaux, l'incertitude existentielle due à un paysage réglementaire en constante évolution, la spectacularisation de la mort, la militarisation du territoire, l'élargissement de la violence structurelle et de l'inégalité économique, la concentration accrue du pouvoir militaire et financier, et la propagation de formes odieuses et pernicieuses de contrôle et de discrimination.

Face aux transformations radicales induites par ces politiques dans les relations sociales et dans la vie quotidienne des individus, la machine administrative et bureaucratique de la gouvernance néolibérale n'a jamais ralenti, au contraire, elle est devenue encore plus écrasante. Une avalanche de règlements, de circulaires, de remplissages, de demandes, de formulaires, s'est déversée sur toutes les sphères de la vie publique, y compris l'université, augmentant encore le quota de travaux décrits par David Graber comme des "bullshit jobs". En Italie, cette gestion autoritaire a atteint son apogée avec l'introduction du passeport vert et la généralisation progressive de la vaccination obligatoire, face aux doutes que des millions de citoyens avaient et ont sur ces vaccins. La critique et la dissidence ont disparu face à une rhétorique morale insistante dans laquelle le politiquement correct et l'appel d'urgence à l'unité nationale ont remplacé la raison et la dialectique.

Cependant, avec le début d'une nouvelle vague de restrictions en février 2022, il serait important de reconnaître publiquement que les politiques menées jusqu'à présent (lockdowns sélectifs, contrôles armés, zones de couleur, traçabilité, laissez-passer verts, vaccination obligatoire) n'ont pas eu l'effet annoncé de contenir la contagion - les données officielles placent l'Italie parmi les nations ayant le plus haut pourcentage de décès attribués à Covid-19 depuis le début de la pandémie - mais ont plutôt eu des conséquences dévastatrices sur le tissu social et politique du pays. L'hypothèse de la gestion des pandémies qui n'a pas de précédent dans l'histoire de l'humanité, à savoir l'idée que l'humanité hyper-technologique du troisième millénaire dispose des outils nécessaires pour traquer et éradiquer un virus contagieux, s'est avérée être une illusion fallacieuse de superbe omnipotence.

Aujourd'hui, alors que les contagions sont totalement hors de contrôle, maintenir les mesures adoptées ces deux dernières années, voire expérimenter des formes inédites de ségrégation sociale pour les non-vaccinés, comme cela a été fait ces derniers mois, est injustifié et dangereux, le résultat d'un acharnement pervers sans aucune raison sanitaire. L'échec des objectifs annoncés est dissimulé par la reproduction de la logique du bouc émissaire : Avant, c'était les coureurs, les enfants, les asymptomatiques, les Chinois, les migrants, les sans-masque, les "négationnistes" ; aujourd'hui, c'est, pour tous, les no-vax, une catégorie stéréotypée et générique, dans laquelle on inclut même ceux qui n'ont pas mis à jour leurs vaccinations à temps, toujours variables, et contre laquelle se sont déchaînées de véritables campagnes de haine médiatiquement promues institutionnellement, qui produisent des divisions profondes et une douleur infinie dans le corps social.

Une véritable sorcellerie épistémologique semble être à l'œuvre, capable d'une part de déformer les mots, les chiffres et les analyses pour continuer à défendre aveuglément une approche coercitive qui a été poussée jusqu'à ne plus pouvoir être repensée, et d'autre part de transformer toute critique - aussi autorisée et disciplinée soit-elle - en conspiration, en ignorance, en "analphabétisme fonctionnel", voire en fascisme. L'accusation d'être fasciste a été construite pour dépeindre toute personne qui s'y oppose ou même la remet en question de manière désobligeante et en dehors du registre moral de la nation. Au contraire, nous pensons que les droits défendus par la constitution antifasciste ont été et sont mis en danger par ces mêmes personnes qui ont abdiqué le doute et crié des avertissements antifascistes. Le régime autoritaire n'est certainement pas représenté par des places composites et peuplées, mais par un gouvernement d'union nationale directement nommé par les élites financières mondiales, qui brise progressivement mais violemment toutes les libertés civiles et s'insinue ensuite dans le corps social avec le virus du contrôle mutuel, de la méfiance, de la suspicion, de la pensée unique et de l'illusion. En bref, c'est une autre histoire.

Les représentants politiques ont évoqué le massacre à maintes reprises, fomentant intentionnellement la peur comme moyen d'obtenir un consensus. Cette nécro-narration a été utilisée par le président Draghi lui-même, qui, le 22 juillet 2021, a soutenu la campagne de vaccination en déclarant que l'appel à ne pas vacciner est un appel à la mort ; on ne vaccine pas, on infecte, on meurt, ou on est infecté et on meurt. Il est surprenant que parmi les nombreux collègues qui travaillent depuis des décennies sur la biopolitique et la nécropolitique, peu les aient associés à des dispositifs terroristes ayant une forte emprise sur l'inconscient collectif, comme le " code noir ", la limite d'occupation des unités de soins intensifs, au-delà de laquelle les médecins seraient contraints de décider qui soigner et qui laisser mourir. Sa mise en œuvre a été diffusée en décembre 2021, alors que le taux d'occupation des soins intensifs était bien inférieur aux seuils d'urgence.

Il nous semble clair que le débat public a été systématiquement et intentionnellement bloqué par la reconstitution continuelle du traumatisme collectif vécu en mars 2020, dont l'icône est constituée par les camions de la protection civile de la région de Bergame chargés de cadavres. Si l'objectif des politiques avait été le bien-être de la population, la douleur et la peur collectives produites alors auraient dû être intégrées, diluées et compensées par une communication publique attentive. La violence verbale des représentants des institutions a plutôt visé à masquer des décennies de politiques néolibérales qui ont amplifié la crise des fondements sociaux du monde actuel.

Maladie de la société ou société malade?

L'anthropologie médicale enseigne que tout processus de gestion des maladies, dès sa définition, a une implication idéologique, ancrée dans le système cosmologique et les hypothèses culturelles de référence. La gestion de Covid-19 n'a pas été différente. Indépendamment de sa réalité phénoménale et quantitative, il s'est avéré être l'occasion d'une restructuration d'époque des relations de production et d'un remodelage des relations sociales par une accélération des torsions autoritaires avec lesquelles le capitalisme a progressé au cours des quatre dernières décennies. Cela se traduit à la fois par la manière dont les restrictions de mouvement ont été gérées et par la manière dont la campagne de vaccination a été menée, dans le but premier et ultime de relancer la production et la consommation.

L'objectif poursuivi n'était pas d'arrêter la machine, ni de porter atteinte au profit privé à grande échelle : au plus fort de l'urgence, lorsque les coureurs étaient harcelés par des drones en direct à la télévision et que les petits commerçants étaient contraints de fermer, ils n'ont jamais fermé les portes des grandes usines du nord liées à la Confindustria, qui était déjà la principale responsable de la non-fermeture des usines du Val Seriana, l'un des foyers initiaux de la Covid-19. Mais le fait que le laissez-passer vert avait un rôle immédiat à jouer dans la régulation des rapports entre les classes est apparu clairement dès qu'un représentant de la principale organisation patronale italienne a déclaré que les non-vaccinés étaient les déserteurs d'une guerre que seule la résistance démocratique pouvait empêcher d'être tirée au cordeau. Sur le plan matériel, le passeport vert a permis d'éviter des poursuites judiciaires en cas de contagion. Sur un plan plus général et politique, elle a produit un dispositif dystopique qui accroît le contrôle sur la vie des travailleurs et des travailleuses, offrant un instrument de menace supplémentaire aux mains des employeurs. Qui et quand décidera que la phase d'urgence est terminée ? Les politiques d'urgence, en particulier le passeport vert, seront-elles retirées ou fonctionneront-elles comme un dispositif de contrôle et de gouvernance qui sera réactivé périodiquement ?

De nombreuses organisations et mouvements de gauche se sont engagés à élaborer des manifestes, des programmes et des propositions, afin que la propagation du Covid-19, avec le chagrin et la souffrance qu'elle a entraînés, puisse servir de leçon : la dangerosité de la maladie, en effet, est liée non seulement aux caractéristiques du virus, mais aussi à l'état de santé de nos sociétés occidentales, et aurait permis de repenser toute la gestion de la santé publique dans une clé collective. Tout d'abord, il était clair dès le départ que le Covid-19 a des effets beaucoup plus graves chez les personnes souffrant de maladies non transmissibles telles que l'hypertension, l'obésité, le diabète, les maladies chroniques cardiovasculaires, respiratoires et cancéreuses, qui sont particulièrement répandues dans les pays du Nord. Deuxièmement, l'action du virus est renforcée par la pollution et en particulier par l'exposition aux particules ultrafines présentes dans l'atmosphère. Troisièmement, le transfert colossal de ressources des soins de santé publics vers les soins de santé privés, accéléré par la pandémie, a rendu l'accès à la santé et la protection de celle-ci beaucoup plus difficiles, notamment pour les sections les plus vulnérables de la population.

L'illusion était que les classes dirigeantes - politiques, entrepreneuriales, médias - allaient enfin réparer les dommages causés par des décennies de pollution légale et de réduction des dépenses publiques, ainsi qu'en confiant des tranches croissantes de bien-être au secteur privé, par exemple en rendant les écoles capables de fonctionner dans le nouveau contexte, en augmentant les équipements de transport public et en réduisant la pollution atmosphérique. Deux ans plus tard, cette illusion s'est avérée fallacieuse. Les politiques ont pris une direction complètement différente ; les dépenses publiques italiennes en matière de santé sont toujours très inférieures à la moyenne européenne, le PNRR prévoit qu'elles vont encore baisser après l'augmentation de 2021, tandis que le processus de privatisation devient de plus en plus structurel.

Ce qui nous intéresse ici est une autre contradiction : si le système national de santé est né - surtout dans ses expériences les plus avancées et les plus conscientes - avec l'idée qu'un élément essentiel de la santé était la démocratie et la participation communautaire, ainsi que (et plus que) l'utilisation massive de médicaments, l'approche gouvernementale pour contenir la crise sanitaire a eu des caractéristiques opposées. L'accent n'a pas été mis sur l'"implication" participative des territoires, et aucune attention n'a été accordée aux inégalités sociales. Au contraire, avec l'introduction du passeport vert, la promotion de la "santé" a été poursuivie exclusivement par des mesures censées limiter la circulation du virus par la compression du droit à la mobilité et au travail pour des millions de personnes : exactement le contraire de l'idée de la santé comme participation démocratique et lutte contre les inégalités sociales. Il existe des liens à la fois théoriques et concrets entre le désengagement du système de santé publique et l'utilisation d'instruments de contrôle social tels que le pass vert : d'une part, les difficultés du système de santé publique - également dues à des années de coupes budgétaires - justifient l'utilisation d'instruments de contrôle ("il faut éviter d'engorger les unités de soins intensifs") ; d'autre part, le pass vert fait porter la responsabilité de la propagation de la contagion aux citoyens plutôt que de remettre en question les choix thérapeutiques nationaux et l'efficacité des hôpitaux.

Les mesures de gestion Covid-19 parviennent à conserver leur légitimité parce qu'elles ne sont jamais contrebalancées par une analyse exhaustive de leur iatrogénèse, c'est-à-dire de leurs effets secondaires néfastes : médicaux (retards chroniques dans les tests de diagnostic, les interventions chirurgicales, complications dues à la peur d'aller à l'hôpital, effets secondaires des vaccins, etc.) ; psychologiques (augmentation vertigineuse des cas de dépression et d'anxiété, surtout chez les plus jeunes, propagation de la perception de l'entourage comme source potentielle de contagion, etc.) ; sociaux (production de chômage et d'exclusion sociale, etc.). ) ; sociale (production de chômage et de pauvreté, étranglement des petites activités productives et commerciales, haine et discrimination sociales) ; politique (suspension arbitraire continue des droits constitutionnels, introduction de systèmes numériques de contrôle de masse sans précédent, stigmatisation de la dissidence) ; épistémologique (loyauté obligatoire des chercheurs et des universitaires, dérision publique de toute position critique, etc.)

L'utilisation intentionnelle de la violence brise la résistance psychophysique des sujets et produit une adhésion à la cosmovision du tortionnaire. En tant que société, nous avons été violés à tel point qu'il semble désormais impossible d'imaginer un modèle de gestion des crises sanitaires différent de celui de Covid-19. Pourtant, des réponses intelligentes et viables à la crise pandémique ont été proposées par de nombreuses réalités (de recherche, d'action sociale, d'activisme politique) depuis la fin du printemps 2020. Une gestion différente de la crise - une gestion non-violente - était possible dès le départ et aurait eu des résultats bien différents.

Autres perspectives sur la pandémie. Pour un modèle non-violent de santé publique

En tant qu'ethnographes, nous avons dû, durant ces deux années, nous tenir à l'écart des populations que beaucoup d'entre nous ont côtoyées, aux quatre coins du monde. Qu'est-il advenu d'eux dans cette situation ? Dans 70 pays du monde, 370 millions de personnes appartenant à des populations dites "indigènes" ont été soumises au même modèle que celui qui nous a été imposé à nous, majorités occidentales : l'onde de choc du récit pandémique a été mondiale. Les mesures d'isolement et d'éloignement des personnes pratiquant la socialité de groupe ont entraîné une fragilité et une dépendance accrues ; la violence de la gestion de la pandémie a accéléré la désorganisation des systèmes alimentaires et l'écrasement des médicaments locaux ; elle a provoqué la désorganisation des emplois (souvent constitués de services informels et personnels) et la difficulté de recevoir et de mettre à jour des informations culturellement appropriées et dans les langues locales ; elle a induit l'isolement et l'aliénation. Les disparités en matière de santé liées à la race, au statut économique et à l'impact de la colonisation s'en trouvaient exacerbées, tandis que la "mauvaise surveillance" était exacerbée par des passages à tabac, des amendes excessives et des emprisonnements. L'attention des gouvernements n'étant focalisée que sur la pandémie, divers acteurs en ont profité pour mener des activités qui menacent de nombreuses populations, notamment la désinstitutionnalisation des réserves, l'occupation des terres indigènes, l'intensification des activités minières, les mauvais traitements infligés aux migrants et l'accaparement accru des terres.

Cependant, dans de nombreux endroits, les populations se sont auto-organisées et ont trouvé des solutions autonomes à la crise : de l'autoproduction d'équipements de protection à l'utilisation de remèdes médicinaux locaux pour renforcer l'immunité des individus et des communautés. Au Chiapas, la réponse à la pandémie a consisté en une déclaration d'alerte rouge de certaines communautés sous le commandement de l'Armée zapatiste de libération nationale, où personne ne pouvait entrer ni sortir, et où les personnes revenant dans leur communauté depuis les zones touristiques étaient obligées d'observer une période de quarantaine avant de rejoindre leur famille. Cependant, cela ne s'est pas traduit par une gestion individualisée de la maladie : aucun malade n'a été isolé chez lui, mais les médecins et les promoteurs de santé sont allés de maison en maison là où il y avait des signes de Covid-19. Les populations ont souvent résisté au simple transfert vers les hôpitaux "gouvernementaux". Des protocoles simples ont été construits et les diagnostics ont été établis sur une base clinique, c'est-à-dire à partir de l'étude des symptômes (les écouvillons ne sont disponibles à des prix exorbitants que dans les centres urbains éloignés). Les gens ont été traités à l'aide de médicaments facilement disponibles et abordables, sans pour autant nier la validité des traditions locales de guérison liées aux connaissances traditionnelles, à l'utilisation de plantes et à des rituels spécifiques.

Il est impossible de comprendre la méfiance actuelle à l'égard des campagnes de vaccination sans tenir compte des crimes très graves que les entreprises pharmaceutiques ont déjà commis à l'encontre des peuples autochtones. En 1996, Pfizer a testé un médicament antiméningite non homologué sur la population haoussa du Nigeria, tuant et rendant invalides des dizaines de garçons et de filles de la région. La réaction d'indignation collective face à cette infamie néolibérale, également documentée par les ethnographes (surtout locaux), a conduit au renforcement des protocoles de consentement éclairé qui font désormais partie des exigences éthiques scientifiques fondamentales. Ce n'est pas l'entreprise pharmaceutique, mais le débat public sur ses actions, qui a fait progresser la science. Les luttes pour l'accès universel à la santé doivent également tenir compte de cette méfiance justifiée à l'égard de la biomédecine dans les contextes colonisés : la revendication incontestable de libéraliser les brevets des vaccins afin de garantir un choix universel doit s'accompagner d'un rejet absolu des projets de vaccination de masse obligatoire dont l'Italie semble être le chef de file, afin de ne pas transformer une juste revendication d'égalité en une rhétorique qui légitime les mêmes pratiques économiques néocoloniales promues par des groupes de réflexion financés par les entreprises pharmaceutiques.

Appliqué à nos latitudes, un modèle non-violent de gestion de la pandémie aurait impliqué, au minimum, une communication médiatique basée sur la raison, le calme et l'information ; le renforcement des soins de santé locaux et, à travers eux, le test des protocoles de soins primaires contre le Covid-19 bien au-delà de l'"attente vigilante" encore recommandée aujourd'hui ; la liberté de choix thérapeutique ; l'évaluation de toutes les alternatives thérapeutiques sur la base de leur efficacité, et pas seulement in vitro ; la promotion des ressources de santé des individus et des groupes (amélioration de l'alimentation, promotion de l'activité physique, diffusion maximale des compétences de base en matière d'autothérapie, mise en place de réseaux de soutien et d'entraide) ; et, bien sûr, des mesures structurelles visant à promouvoir la construction d'écoles, les transports publics, la retraite anticipée et la réhabilitation de l'environnement.

La liberté de recherche et le rôle social de l'université

En Italie - le seul pays au monde - la liberté de recherche et l'enseignement universitaire sont également soumis au chantage de la vaccination obligatoire : celle-ci discipline le corps enseignant en éliminant des universités toute dissidence sur la gestion de la pandémie. L'alternative entre la prise d'un médicament ou la perte de son emploi suite à l'introduction du pass-vaccin met en jeu des questions fondamentales concernant la relation entre l'État et la société, entre les sphères publique et privée, entre les corps individuels et le corps social, entre le droit et la légitimité, entre la production de connaissances et l'exercice du pouvoir. Ce sont toutes des questions sur lesquelles l'anthropologie travaille depuis des décennies, et c'est précisément sur la base des connaissances accumulées par la discipline que nous nous sentons maintenant en droit, et donc en devoir, de prendre position.

Tout d'abord, au-delà de nos visions spécifiques et de nos décisions personnelles sur la question des vaccins, notre solidarité va à ceux qui, ces derniers mois, ont subi des pressions intolérables à cause de choix liés à leur santé, au point de se retrouver dans certains cas obligés de quitter leur travail ou leurs recherches (le libre choix du traitement, rappelons-le, est garanti par la Constitution italienne et également sanctionné par le Parlement européen). Pour une communauté scientifique qui repose presque entièrement sur le partage et la comparaison des résultats des recherches individuelles, la démission d'un collègue représente un dommage irréparable pour tous. Aucune justification épidémiologique ou d'urgence raisonnable ne peut compenser ces pertes et ces injustices. Nous pensons surtout que l'université doit réaffirmer son indépendance, en tant qu'institution, vis-à-vis des choix gouvernementaux ; pour le bien-être réel du tissu démocratique d'un pays, on ne peut pas promouvoir la loyauté forcée de toute sa classe intellectuelle. L'esprit critique, le doute, la confrontation et la dialectique sont l'essence de la démocratie, et sont indispensables au bien-être de tout corps social.

Pour cette raison, nous demandons à tous les collègues (à l'intérieur et à l'extérieur de l'université, structurés et précaires) qui sont prêts à discuter à partir des considérations exprimées ici de frapper un grand coup, d'échapper à la criminalisation de la dissidence qui nous paralyse et d'essayer d'appliquer à notre présent les outils sur lesquels nous nous sommes longtemps formés ailleurs.

Pour conclure, nous lançons un appel pour un séminaire ouvert sur ces questions, qui se tiendra au printemps. Nous demandons aux personnes intéressées par une contribution au débat, une expérience ou un exemple précis, d'envoyer un résumé de 200 mots et une courte notice biographique par courriel à contatti@tuttaunaltrastoria.info. Nous ferons bientôt connaître le lieu et la date du séminaire, qui aura lieu en mars ou avril 2022 et en Italie. Les thèmes que nous entendons aborder reprennent tous les points traités dans ce document.

Diverses régions d'Italie, 1er février 2022.

Stefano Boni
Nadia Breda
Maddalena Gretel Cammelli
Duccio Canestrini
Stefania Consigliere
Osvaldo Costantini
Mimmo Perrotta
Stefano Portelli
Cecilia Vergnano
Cristina Zavaroni

http://tuttaunaltrastoria.info/


 



lundi 10 janvier 2022

Propositions pour une démocratie sanitaire

La principale objection qui surgit aussitôt lorsqu'on critique les mesures répressives du gouvernement (couvre-feu, passeport vaccinal, etc.), se présente comme suit: "Les hôpitaux débordent, on n'a pas le choix. C'est bien beau la critique, mais que proposez-vous à la place?" Bref, il n'y a pas d'alternative.
Certains disent même que le gouvernement ne va pas assez loin, qu'il faudrait intensifier les mesures de confinement et durcir les mesures contre les personnes non-vaccinées pour nous sortir de la crise. L'assouplissement de certaines mesures, le retrait du couvre-feu ou du passeport sanitaire dans les circonstances actuelles serait désastreux, contribuant à accélérer l'implosion du système de santé qui est déjà au bord du gouffre. Entre la gestion autoritaire et centralisée et le laissez-faire total, il n'y aurait pas de troisième de voie.

C'est bien ce faux-dilemme duquel il faut se sortir impérativement, car il empêche d'imaginer d'autres solutions possibles à la crise pandémique qui fait rage. On le voit bien: même avec une population largement vaccinée à 80%, un couvre-feu, un passeport vaccinal élargi, l'état d'urgence, et deux ans de gestion de crise avec des (re)confinements en yoyo, nous voilà revenus à la case départ, avec une situation quasiment aussi intense que la première vague de 2020. Omicron n'est pas le dernier variant, et si on veut espérer sortir de cette logique infernale qui paralyse la société, effrite la confiance envers les institutions, valide la ségrégation sociale et alimente une crise générale de santé mentale, on ne pourra pas laisser le pouvoir indéfiniment à une poignée d'experts, de politiciens et de conseillers triés sur le volet.

Il nous faut donc un plan global de sortie de crise qui agit sur les causes multiples du problème, et qui accepte de défier certains paramètres du statu quo. Je ne prétend pas avoir trouvé la réponse magique et parfaite à la crise actuelle, mais je crois avoir identifié un élément crucial qui fut abandonné dès les premiers jours de la pandémie: la démocratie. Celle-ci n'est pas de trop dans un contexte de crise, car on voit bien que que la gestion centralisée du Léviathan sanitaire n'a pas réussi à protéger la population et à modifier les conditions sociales pour nous permettre de vivre de façon décente avec un virus qui est là pour rester.

Très peu de personnes ont réfléchi au rôle que la démocratie pourrait jouer en temps de pandémie, celle-ci étant perçue comme étant trop lente, chaotique, vulnérable aux discours irrationnels et farfelus, de sorte qu'on ne pourrait pas faire confiance à la population et/ou aux personnes concernées. Dans le livre Democracy in a Pandemic: Participation in Response to Crisis (2021), les auteur·e·s nous invitent à remettre en question cette idée reçue qui nous empêche de progresser collectivement. Voici la traduction d'un extrait de l'introduction:

"Face à l'urgence, l'hypothèse de travail a trop souvent été que la centralisation et la concentration du pouvoir politique et la limitation des droits démocratiques étaient justifiées et efficaces. Les approches plus participatives et délibératives de la politique démocratique sont des luxes que l'on peut abandonner. Cependant, la faiblesse de cette hypothèse a été exposée par les échecs généralisés des formes centralisées de gouvernance dans la protection des populations depuis le début de la pandémie; par l'émergence de groupes d'aide mutuelle et d'auto-assistance pour répondre aux besoins non satisfaits; et par des initiatives réussies menées par certains organismes publics et caritatifs qui se sont attachés à écouter et à travailler avec le public, en particulier les groupes sociaux vulnérables.

L'argument de ce livre est que, face à une situation d'urgence, les attitudes et les politiques centralisatrices qui concentrent excessivement le pouvoir sont malavisées. La participation et la délibération ne sont pas seulement possibles. Elles sont précieuses, voire indispensables. Par participation, nous entendons l'implication directe des personnes dans les décisions et les activités qui affectent leur vie. Par délibération, nous entendons la possibilité pour les gens de partager et de tester des idées dans le cadre de conversations inclusives et respectueuses. Un autre monde démocratique peut être réalisé face à une crise. Et ses contours peuvent être discernés à partir des multiples pratiques de la dernière année."

Comment favoriser la participation et la délibération démocratique dans le contexte actuel, non de façon abstraite et généreuse, mais pour contribuer de façon concrète à la lutte contre la pandémie? Là est la question. Au lieu de prendre cette hypothèse pour une chimère ou une utopie puérile, regardons en face les échecs de la gouvernance centralisée autoritaire, et essayons d'imaginer des alternatives à partir d'expériences ailleurs dans le monde, d'initiatives locales ayant émergé sur le terrain ici ou dans d'autres pays, écoutons ce que les milieux de la santé ont à dire.

Par exemple, dans la lettre ouverte Don’t Look Up, version infirmières, on constate que le gouvernement a systématiquement ignoré les demandes des infirmières, privilégiant des primes décevantes, du temps supplémentaire obligatoire (TSO), et maintenant la suppression des vacances en guise de récompense alors que des milliers de travailleurs·se·s ont déjà été ou sont actuellement sur le bord du burn out.

"Dès le début de la pandémie, faute de stratégies suffisantes, nous avons tenté de nous organiser par nous-mêmes. Des collègues dentistes, étudiants en pharmacie et d’autres se sont mobilisés pour apporter de l’équipement de protection aux soignants en CHSLD et dans les organismes communautaires alors que les CIUSSS et CISSS les retiraient pour les accumuler dans les hôpitaux. Nous avons écrit et avons partagé les données scientifiques existantes avec le plus de personnes possible pour proposer une approche différente qui aurait pu faire une différence⁠. Nous avons été ignorées. [...]

Bien avant la pandémie, les ruptures de services étaient communs. On peut blâmer l’ancien ministre Barrette ou le fédéral tant qu’on veut, reste que ceux qui sont au pouvoir en ce moment nous ignorent tout autant. Que faire maintenant ? Le gouvernement n’a pas écouté nos recommandations sur l’équipement de protection, sur l’organisation des effectifs, sur les mesures de rétention et d’attraction. Nous allons faire ce que l’on fait toujours : continuer à les marteler et tenter de nous faire écouter malgré l’indifférence et l’hostilité politique. [...]

Des solutions, il y en a beaucoup plus. Ces propositions ne sont que la pointe de l’iceberg du travail énorme effectué dans la dernière année et même avant la pandémie. Suspendre les vacances et imposer du temps plein à des soignants qui sont épuisés, traumatisés et désillusionnés ne va pas aider à limiter les ruptures de services. [...] C’est ce genre de gestion à court terme qui nous a menés à l’impasse dans laquelle nous sommes actuellement. Le cercle vicieux dans le réseau de la santé, ce n’est pas le manque de personnel qui mène à plus de TSO, c’est le manque d’écoute chronique aux solutions que nous proposons. On doit le briser, ce cercle vicieux."

J'arrive maintenant à un condensé de 12 propositions qui jetteraient les bases d'une démocratie sanitaire qui reste largement à penser et expérimenter. Actuellement, aucun parti politique n'a proposé de plan global de sortie de crise qui serait une alternative à la gestion autoritaire du gouvernement Legault, hormis peut-être le Parti conservateur du Québec qui miserait sur le laissez-faire et la privatisation du système de santé. Les revendications présentées ici ne sont pas parfaites, ce sont des hypothèses qui susciteront parfois l'adhésion, parfois des doutes, mais je les soumets ici au débat public.

1. Fin immédiate de l’état d’urgence sanitaire.
2. Fin de la gouvernance par décrets et primauté du pouvoir législatif (parlementaire) sur le pouvoir exécutif.
3. Décentralisation du pouvoir au sein du système de santé, laissant plus d’autonomie aux institutions locales et aux directions de santé régionale.
4. Autogestion des horaires et des milieux de travail dans le réseau de la santé: miser sur la créativité et les initiatives bottom-up au lieu de l’uniformité et la gestion top-down.
5. Investissement massif immédiat dans le réseau de la santé (20G$). Pour financer le tout, taxer les GAFAM, ultra-riches et multinationales, puis prendre le 10G$ prévu pour le troisième lien pour financer les infrastructures du care.
6. Création d’un service civique volontaire et bien rémunéré ayant pour objectif le recrutement de 200 000 personnes pour prêter main forte dans le réseau de la santé et d’autres secteurs stratégiques souffrant de pénurie de main-d'oeuvre.
7. Plaider en faveur de l’abolition des brevets sur les vaccins et la fabrication de tests rapides et PCR, puis relance de la production industrielle de matériel médical, pour assurer l’approvisionnement national et se préparer aux crises futures.
8. Fin immédiate du couvre-feu et du passeport sanitaire, combiné à un appel large à la prudence, la responsabilité individuelle et collective, et l’auto-limitation raisonnée des contacts sociaux.
9. Création de brigades sanitaires volontaires qui auraient pour rôle d’assurer le soutien aux personnes vulnérables dans les villages et quartiers urbains, de développer des initiatives locales solidaires et de résoudre des conflits liés à la pandémie, au lieu de tout faire reposer sur la surveillance et les forces policières.
10. Miser sur une campagne de vaccination volontaire et privilégiant les groupes vulnérables, axée sur la sensibilisation plutôt que sur le paternalisme et la répression. Cela implique de renoncer au nationalisme vaccinal, à l’obligation vaccinale et la maximisation à tout prix des doses de rappel, au profit d’une redistribution des doses vers les pays du Sud afin de lutter plus efficacement contre la pandémie à l’échelle mondiale.
11. Création d’une assemblée citoyenne tirée au sort et accompagnée d’experts de différentes disciplines, dont le mandat serait d’élaborer un plan de sortie de crise à court et moyen terme, avec de larges consultations publiques auprès de différents secteurs de la société. Cette assemblée citoyenne aurait six mois pour rédiger un plan de match, qui serait soumis au vote par référendum.
12. Suite à ce processus démocratique qui servira de répétition générale à la rédaction d’un nouveau contrat social, mise en place d’une assemblée constituante qui aura pour mandat de refonder les institutions politiques du Québec et d'instaurer les bases d’une véritable démocratie.

Cela peut sembler ambitieux, la pandémie de COVID-19 semble l'événement mondial le plus perturbateur, complexe et global que nous ayons vécu en ce début de XXIe siècle. N'ayant jamais rien connu de tel de mon vivant, il est temps de se mettre en "mode solution" si on veut trouver des alternatives au capitalisme algorithmique autoritaire, au Léviathan sanitaire et au patriotisme vaccinal qui nous enferment dans un monde injuste, répressif et franchement emmerdant.

dimanche 9 janvier 2022

Réflexions sur le Léviathan sanitaire

Vit-on dans un monde hobbesien? Dans son célèbre ouvrage Léviathan, le philosophe Thomas Hobbes dépeint un « état de nature » marqué par l’insécurité générale. Chaque personne représente une menace potentielle pour autrui, et les individus sont avant tout animés par l’impératif de conservation de soi. Certains commentateurs ont souligné que l’état de nature dépeint par Hobbes représente moins un état pré-social hypothétique, qu’un portrait de sa propre société en contexte de guerre civile. D’où la célèbre expression bellum omnium contra omnes, « la guerre de tous contre tous », où règne la peur et la méfiance mutuelle.

Aujourd’hui, la pandémie mondiale de COVID-19 amène une actualité nouvelle à ce portrait sombre. Chaque individu devient, contre son gré, un « danger de mort » potentiel pour autrui. Les mesures sanitaires comme le confinement, le couvre-feu et les règles de distanciation sociale favorisent un climat d’insécurité, d’atomisation et de méfiance mutuelle, chaque personne étant guidée par l’instinct de survie et la conservation de soi. L’homme n’est pas forcément un « loup pour l’homme », mais un porteur potentiel d’un virus imprévisible et contagieux menaçant l’intégrité physique de tout un chacun.

Comment échapper à cette situation de chaos et de danger diffus? La célèbre réponse de Hobbes se trouve dans le Léviathan, cette figure qui incarne non seulement l’État, mais le pouvoir absolu de l’État. Pour se sortir de cet état de nature (pandémique), les individus doivent aliéner leur « droit naturel », c’est-à-dire leur liberté de faire tout ce qu’ils veulent, et se soumettre d’un commun accord à un pouvoir souverain, c’est-à-dire « un pouvoir commun pour les maintenir dans la crainte et pour diriger leurs actions vers l’intérêt commun ». L’acte de se soumettre collectivement à une volonté une, souveraine et indivisible, est la clé de voûte qui permet de réinstaurer un climat de « paix » et de « sécurité ». Peu importe que le gouvernement soit élu par le peuple, composé d’experts ou dirigé par un seul chef, la souveraineté de l’État réside ultimement dans ce lien de « confiance » entre le peuple et l’instance suprême incarnant la sécurité collective contre un chaos menaçant. À l’heure du retour en force de la toute-puissance de l’État justifiée par la crise sanitaire, le Léviathan décrit par Hobbes apparaît dans toute sa force.

« La seule façon d’ériger un tel pouvoir commun, qui puisse être capable de défendre les hommes de l’invasion des étrangers, et des torts qu’ils peuvent se faire les uns aux autres, et par là assurer leur sécurité de telle sorte que, par leur propre industrie et par les fruits de la terre, ils puissent se nourrir et vivre satisfaits, est de rassembler tout leur pouvoir et toute leur force sur un seul homme, ou sur une seule assemblée d’hommes, qui puisse réduire toutes leurs volontés, à la majorité des voix, à une seule volonté; […] que tous, en cela, soumettent leurs volontés d’individu à sa volonté, et leurs jugements à son jugement. C’est plus que consentir ou s’accorder : c’est une unité réelle de tous en une seule et même personne, réalisée par une convention de chacun avec chacun, de telle manière que c’est comme si chacun devait dire à chacun : J’autorise cet homme, ou cette assemblée d’hommes, j’abandonne mon droit de me gouverner à cet homme, ou à cette assemblée, à cette condition que tu lui abandonnes ton droit, et autorise toutes ses actions de la même manière. Cela fait, la multitude ainsi unie en une seule personne est appelée une République, en latin Civitas. »

À l’époque moderne et dans le cadre des démocraties représentatives libérales, l’État se présente habituellement sous la forme d’un gouvernement encadré par le droit, l’opinion publique et des élections périodiques; mais il réapparaît maintenant sous sa forme menaçante originaire. Il ne s’agit plus de l’État-providence, celui des services publics et des programmes sociaux, mais de l’État tout-puissant gouvernant dans un état d’exception prolongé, devenant l’ultime rempart contre le danger de mort imminente. Je n’avais jamais vu de mon vivant ce visage particulier de l’État, c’est-à-dire cette forme phénoménale d’une puissance souveraine s’arrogeant d’immenses pouvoirs au nom de la sécurité publique. Sa puissance repose ultimement sur un acte de soumission volontaire au nom d’une protection collective souhaitée, mais il règne aussi par la terreur qu’il inspire.

« C’est là la génération de ce grand Léviathan, ou plutôt, pour parler avec plus de déférence, de ce dieu mortel à qui nous devons, sous le Dieu immortel, notre paix et notre protection. Car, par cette autorité, qui lui est donnée par chaque particulier de la République, il a l’usage d’un si grand pouvoir et d’une si grande force rassemblés en lui que, par la terreur qu’ils inspirent, il est à même de façonner les volontés de tous, pour la paix à l’intérieur, et l’aide mutuelle contre les ennemis à l’extérieur. Et en lui réside l’essence de la République qui, pour la définir, est : une personne unique, en tant que ses actes sont les actes dont les individus d’une grande multitude, par des conventions mutuelles passées l’un avec l’autre, se sont faits chacun l’auteur, afin qu’elle puisse user de la force et des moyens de tous comme elle le jugera utile pour leur paix et leur commune protection. »

Ma première hypothèse est que la pandémie de COVID-19 a créé un climat social analogue à l’état de nature chez Hobbes, favorisant ainsi l’émergence du Léviathan ou souveraineté absolue de l’État, gouvernant de façon autoritaire dans un état d’urgence quasi-permanent au nom de la sécurité publique. Ma deuxième hypothèse est que ce pouvoir souverain n’est pas issu d’une décision collective ou d’un acte de consentement libre et éclairé, mais d’une « décision par le haut » où les dirigeants de l’État se sont arrogé le droit de régner sur la population par l’état d’urgence sanitaire grâce à l’article 119 de la Loi sur la santé publique.

Comme le souligne Hobbes : « On parvient à ce pouvoir souverain de deux façons. La première est la force naturelle : comme quand un homme parvient à faire en sorte que ses enfants, et leurs enfants se soumettent à son gouvernement, en tant qu’il est capable de les détruire s’ils refusent, ou quand, par la guerre, il assujettit ses ennemis à sa volonté, leur laissant la vie à cette condition. L’autre façon consiste en ce que, quand des hommes, entre eux, se mettent d’accord pour se soumettre à quelque homme, ou quelque assemblée d’hommes, volontairement, parce qu’ils leur font confiance pour les protéger de tous les autres. On peut alors parler de République politique, ou de République par institution, et dans le premier cas, de République par acquisition. »

En reprenant le vocabulaire de Hobbes, nous pourrions dire que le Léviathan contemporain ou le « pouvoir souverain confié par l’état d’urgence sanitaire » a été mis en place par la « force » ou par « acquisition », plutôt que par une institution volontaire choisie directement par le peuple. Certes, le peuple continue de consentir au pouvoir illimité du Léviathan sanitaire, mais ce pouvoir a été « imposé d’en haut » plutôt que d’avoir émergé par un acte collectif d’institution. Il n’en demeure pas moins que chez Hobbes la souveraineté relève avant tout de la convention, du « pacte » ou d’un « contrat social », de sorte que cet acte peut être défait sous certaines conditions.

Ma deuxième hypothèse est que tant qu’on ne mettra pas fin à l’état d’urgence sanitaire, nous devrons nous soumettre à ce Léviathan paternaliste et autoritaire, n’hésitant pas à recourir aux forces policières, aux amendes salées et au couvre-feu pour asseoir son autorité. Le gouvernement Legault, tout comme l’ensemble des États prolongeant l’état d’urgence de manière illimitée, représentent autant de « Léviathans sanitaires » s’arrogeant des pouvoirs énormes au nom de la conservation de tous, de la sécurité et de la santé publique. Que nous soyons pour ou contre l’État, je m’inquiète du fait qu’une majorité de mes concitoyens et concitoyennes continuent d’accorder leur confiance au Léviathan, et s’accommodent assez bien de l’autoritarisme ambiant. L’insécurité générée par la pandémie et l’atomisation renforcée par les mesures sanitaires créent un « état de nature » artificiel renforçant la légitimité du Léviathan et le « désir de protection » octroyé par ce pouvoir tutélaire. Tant que nous ne surmonterons pas cette crainte du Léviathan, trouverons des alternatives solidaires à la santé publique et retrouverons le désir de nous autogouverner, nous resterons soumis à ce « monstre froid ».

« Une république par acquisition est celle où le pouvoir souverain est acquis par la force; et il est acquis par la force quand des hommes, individuellement, ou plusieurs ensemble à la majorité des voix, par crainte de la mort, ou des fers, autorisent toutes les actions de cet homme, ou de cette assemblée, qui a leurs vies et leur liberté en son pouvoir. Et cette espèce de domination, ou de souveraineté, diffère de la souveraineté par institution seulement en ceci que les hommes qui choisissent leur souverain le font par crainte l’un de l’autre, et non par crainte de celui qu'ils instituent. Mais dans ce cas, ils s’assujettissent à celui dont ils ont peur. »

Pour nous libérer du Léviathan sanitaire, nous devrons donc cesser d’avoir peur, et surtout d’avoir peur les uns des autres, car là réside le secret de son pouvoir illimité.

Qu'est-ce que le patriotisme vaccinal?

Vous connaissez sans doute le terme de « nationalisme vaccinal », qui désigne la tendance des États à prioriser la vaccination de leur population, privilégiant la sécurité de leur nation au détriment de la solidarité internationale. Le problème réside dans l'accaparement de doses par les pays du Nord afin de maximiser la couverture vaccinale au sein de leurs frontières, empêchant ainsi les pays moins fortunés d'avoir une couverture minimale (notamment pour les personnes vulnérables), augmentant ainsi les risques de nouveaux variants et freinant la résolution de la pandémie à l'échelle mondiale.

De son côté, le « patriotisme vaccinal » fait plutôt appel au dévouement de chaque citoyen qui sont invités à faire un effort pour garantir le bien-être collectif et défendre la patrie contre la menace pandémique. Alors que la nationalisme vaccinal renvoie à un problème de redistribution et un déficit de coopération au niveau des relations internationales, le patriotisme vaccinal désigne plutôt une relation particulière entre l'État et ses citoyen.ne.s, un discours, une idéologie, un appel aux sentiments, au sacrifice et à la fibre patriotique, faisant de la vaccination un marqueur de vertu civique.

Dans cette perspective, les personnes vaccinées sont perçues comme des « bons citoyens », des personnes raisonnées, responsables, faisant preuve de courage, prêtes à faire primer l'intérêt collectif sur leur bien-être personnel. Les discours du gouvernement véhiculés par les points de presse récurrents, les campagnes de sensibilisation, l’injonction constante que tout le monde doit encore faire un effort pour l'intérêt général, mais aussi les personnes qui publient leurs photos de leur deuxième ou troisième dose sur les médias sociaux, participent à la diffusion du patriotisme vaccinal. Il s'agit autant d'une croyance qu'un sentiment, une attitude d’abnégation orientée par l'amour de la patrie.

Si le patriotisme n'a rien de mal en soi, il a néanmoins tendance à créer une grande ferveur qui peut mener à discréditer les individus qui ne participent pas à cet effort collectif. Les personnes non-vaccinées sont ainsi perçues comme irrationnelles, lâches, ignorantes, égoïstes ou irresponsables, refusant de contribuer à la mobilisation nationale pour défendre la patrie. Emmanuel Macron, qui n'a pas cacher son désir d'emmerder les non-vaccinés, a eu un autre propos très révélateur qui témoigne de ce patriotisme vaccinal hostile aux réticents: « un irresponsable n'est plus un citoyen ».

La phrase est forte, mais évocatrice, car elle exprime de façon franche ce dont il est question: créer deux groupes au sein de la population: les « bons citoyens » ayant le privilège d'avoir accès aux restaurants, bars, cinémas, trains et autres activités sociales parce qu'ils ont participé à l'effort de guerre, puis les citoyens de seconde zone, qu'on exclut littéralement de la société, sur le plan symbolique, physique et matériel, pour des raisons de non-coopération à la campagne vaccinale. Comme le gouvernement vise une couverture maximale (idéalement de 100%), que l'obligation vaccinale représente son souhait le plus cher mais que cette mesure reste inapplicable en pratique (pour des raisons juridiques, mais aussi par la pénurie de personnel soignant), il utilisera toutes les stratégies pour stigmatiser les récalcitrants.

Tout récemment, au Canada, « la ministre fédérale responsable de l'assurance-emploi affirme que les Canadiens sans travail refusant de se faire vacciner pourraient se voir privés de prestations tant que les préoccupations de santé publique resteront au premier plan ». On voit ici que malgré la justification initiale que le passeport vaccinal et autres mesures n'allaient pas entraver l'accès à des services essentiels, on constate que la radicalisation du patriotisme vaccinal restreint toujours plus les marges de manœuvres de ce groupe réticent.

La « citoyenneté » n'est plus considérée comme un droit fondamental, mais comme un privilège, un statut conditionnel pouvant être (partiellement) retiré dans un contexte d'état d'urgence, au nom de l'intérêt national et de la sécurité publique. On enferme ainsi les gens chez eux, de façon plus ou moins directe, expulsant symboliquement les non-vaccinés du périmètre de la nation, de la citoyenneté et du respect minimal qui leurs sont associés.

Le patriotisme vaccinal contribue à légitimer cette relégation des non-vaccinés, car ceux-ci sont perçus comme des individus déserteurs, des citoyens de seconde zone, ne méritant pas l'accès à des services et un minimum de solidarité collective. Cette discrimination systémique, alimentée par la haine de l'hésitation vaccinale, le mépris des opposants aux mesures sanitaires, et une bonne dose de violence symbolique, est renforcée par l’exacerbation du patriotisme vaccinal.

Qui plus est, le nationalisme vaccinal au niveau des relations internationales est renforcé par le patriotisme vaccinal à l'intérieur de chaque nation, et inversement. Le stockage compulsif de doses par chaque État est alimenté par le besoin de maximiser la couverture vaccinale à l'interne, et l'écoulement de doses doit mobiliser la ferveur et le patriotisme au sein de la population afin que celle-ci se fasse vaccinée à de multiples répétitions, maintienne son adhésion à des mesures sanitaires très restrictives et prolongées. Le patriotisme vaccinal crée un sentiment d'insécurité envers les personnes non-vaccinées, avec une attitude maximaliste de protection universelle au niveau national, ce qui renforce le besoin d'avoir toujours plus de doses pour protéger sa patrie, et ce au détriment de la vaccination ailleurs dans le monde.

En résumé, la haine des non-vaccinés ne vient pas de nulle part, mais de l'intensification d'un patriotisme vaccinal alimenté par l'État, mais aussi par un vaste nombre de médias, de personnalités publiques, d'experts et de « citoyens ordinaires » via les conversations ordinaires et les échanges sur les médias sociaux. J’ajoute une nuance importante ici: ce n'est pas la promotion de la vaccination comme telle qui pose problème, c'est même l'une des clés de l'atténuation des méfaits de la COVID-19 en limitant le nombre d’hospitalisations, de décès et de complications graves. Mais c'est plutôt l'instrumentalisation du patriotisme, la ferveur pro-sanitaire, la légitimation de la violence envers les personnes non-vaccinées qui nous amène collectivement dans un cul-de-sac.

Le patriotisme est un sentiment particulièrement puissant dans certains contextes révolutionnaires, mais aussi lors de crises sociales de grande intensité, et surtout dans un contexte de guerre. Le patriotisme est une passion associée à la dévotion, l’engouement, l’attachement à la patrie, mais aussi le zèle et la vénération lorsqu’il atteint un certain degré d’intensité. Il existe différentes formes de patriotisme : certains sont plus inclusifs et démocratiques, d’autres portent la marquent du conservatisme, de la vénération de l’identité nationale, avec une pointe de xénophobie. Il y a des patriotismes libéraux, attachés au respect de la constitution et la défense des libertés individuelles contre l’empiètement de l’État (comme aux États-Unis par exemple), alors que d’autres sortes de patriotisme peuvent s’associer à l’effort guerrier, le zèle révolutionnaire, etc. Le patriotisme a tendance à renforcer un clivage « eux/nous », mais le sens concret de ce « eux » et ce « nous » peut changer en fonction des circonstances.

Où se situe le patriotisme vaccinal parmi cette variété de formes? Je fais l’hypothèse ici qu’un patriotisme sanitaire modéré ou de faible intensité, surtout présent dans les trois premières vagues de la pandémie, a contribué positivement à l’effort collectif pour lutter contre la pandémie, via un respect général des mesures sanitaires, et un fort taux de vaccination sur des bases volontaires (75% de la population doublement vaccinée en août 2021 au Québec, et ce sans mesures coercitives). Or, il semble qu’à partir de l’automne 2021, les choses commencent à dégénérer : l’arrivée du passeport sanitaire, puis l’arrivée du variant Omicron qui déjoue l’efficacité des vaccins en termes de contamination, l’explosion de la cinquième vague, le retour du couvre-feu et les mesures de confinement drastiques, ont alimenté une radicalisation du patriotisme vaccinal.

La haine à l’égard des non-vaccinés, déjà présente l’année dernière, s’est accentuée; les appels à leur « serrer la vis » ou leur faire la vie dure, les discours plaidant pour l’obligation vaccinale (même si cela implique 3 doses obligatoires annuellement), l’extension du passeport sanitaire aux commerces non-essentiels, l’adhésion encore forte à des mesures comme le couvre-feu alors que celle-ci n’a jamais avérée son efficacité, tout cela découle du patriotisme sanitaire dont le patriotisme vaccinal représente l'une des modalités. L’esprit de dévouement et de sacrifice en solidarité avec les hôpitaux saturés (alors que le gouvernement n’a pas été en mesure de se préparer à une nouvelle vague prévisible, d’écouter le personnel soignant et de faire des investissements massifs dans le réseau de la santé depuis les deux dernières années), justifiant l’état d’urgence et une gestion hyper-centralisée de la crise sanitaire, tout cela participe à intensifier un patriotisme qui prend de plus en plus une forme autoritaire, disciplinaire et punitive, appelant les personnes à joindre les rangs sous peine d’exclusion symbolique et matérielle.

Ce durcissement du patriotisme vaccinal ne prend pas une forme émancipatrice, mais un appel anti-démocratique à prolonger l’état d’urgence et à restreindre des libertés fondamentales, surtout pour les personnes récalcitrantes. Il appelle à la solidarité nationale en favorisant non pas une couverture suffisante de la population qui serait jugée acceptable pour permettre une redistribution des doses avec les pays du Sud, mais une couverture maximaliste dont l’horizon est la vaccination totale et obligatoire. Le patriotisme vaccinal ne plaide pas pour l’empathie et la sensibilisation, mais pour la coercition et la surveillance, couplée au nationalisme vaccinal qui ralentit la gestion de la crise à l’échelle mondiale.

L’appel à la répression des déserteurs, hésitants, antivax, complotistes ou autres, est d’autant plus forte que les bons citoyens ayant fait leur effort pour respecter les mesures sanitaires se sentent eux aussi « punis » injustement par le gouvernement, et doivent donc trouver un exutoire à leur malaise. Au lieu de remettre en question le patriotisme vaccinal auquel la majorité d’entre nous avons adhéré consciemment ou non dans les derniers mois (je m’inclus dans cette critique), cette dissonance cognitive amène plutôt l’amplification du patriotisme qui a besoin de trouver un « coupable » pour expliquer l’échec partiel des mesures, un bouc-émissaire. Le clivage « eux/nous » se renforce: le « nous » est celui des bons citoyens vaccinés, respectueux des mesures sanitaires, acceptant docilement de se conformer à des restrictions importantes pour le bien commun en espérant que cela pourra porter fruit à moyen et long terme; le « eux » sont les irresponsables, les mauvais citoyens, celles et ceux qui privilégient leur nombril au détriment de l’intérêt général, et qui méritent donc de perdre leurs libertés.

Avec le patriotisme vaccinal, ne soyez pas surpris que le gouvernement Legault continue de se maintenir très haut dans les sondages, et ce malgré toutes les gaffes et faux-pas dans les derniers mois. Un peuple dont le sentiment patriotique est fort et partagé (et ce au-delà du clivage gauche/droite, souverainiste/fédéraliste), continuera de vouloir être « protégé » par un gouvernement fort et centralisé, préférant de loin la stabilité et la préservation du statu quo plutôt que le changement. La majorité des personnes adhérant consciemment ou non au patriotisme vaccinal veulent surtout retrouver une « vie normale » le plus tôt possible, acceptant l’ensemble de mesures plutôt de les évaluer de façon critique et rationnelle au cas par cas, tout en acceptant qu’une minorité de la population soit ostracisée au nom du « bien commun ».

Le patriotisme vaccinal s’accommode très bien de l’absence de démocratie, ne se soucie guère de l’impact différencié des mesures sanitaires sur des groupes particuliers de la population (selon l’âge, le genre, la couleur de peau, le revenu, le statut de citoyenneté, etc.). Il crée un fort sentiment majoritaire, homogénéisant, faisant l’éloge du sacrifice individuel et collectif pour assurer la victoire contre un ennemi commun, et n’hésitant pas à discréditer/punir les personnes qui ne démontrent pas le même enthousiasme à défendre la patrie. Il renforce donc le clivage eux/nous, en écartant les positions qui n’entrent pas dans son schème binaire.

Ainsi, patriotisme vaccinal nuit à la critique de certaines mesures sanitaires, empêchant l’émergence de voies mitoyennes entre l’acceptation totale et conformiste de l’ensemble des mesures, et le refus en bloc de l’ensemble de celles-ci (comme les anti-masques et complotistes anti-5G). Les personnes qui reconnaissent le besoin d’une auto-limitation individuelle et collective par des mesures sanitaires raisonnées et basées sur des données probantes, mais qui se mettent à douter de certaines mesures plus contraignantes, discriminatoires et à l’efficacité non-démontrée (comme le passeport et le couvre-feu), éprouvent ainsi une peur latente de se faire accuser d’un manque de solidarité, d’être des égoïstes, de manquer de rationalité, de légitimer le discours des non-vaccinés, de minimiser les efforts collectifs pour assurer le salut sanitaire.

Dans ce contexte, les personnes critiques ont peur d’être accusées de complotistes, de ne pas avoir suffisamment à cœur l’intérêt général, bref de manquer de patriotisme. Plusieurs personnes ont ainsi peur de sortir dans la rue et de contester des mesures sanitaires de façon plus ouverte et décomplexée, de peur d’être associés au camp des malfrats, égoïstes, non-vaccinés et complotistes. J’ai ressenti cette peur refoulée et diffuse l’année dernière lorsque j’ai publié la lettre ouverte Pour la santé publique, contre le couvre-feu en mai 2021; des dizaines de personnes m’avaient alors écrit pour me remercier d’exprimer ouvertement des idées, intuitions et malaises qu’elles n’osaient pas partager publiquement de peur des réactions de désapprobation sociale de leurs pairs, employeurs ou ami.e.s. Il s’agit à mon avis d’un symptôme des effets pervers du patriotisme sanitaire, qui n’a fait que se renforcer depuis avec une vaccination devenue coercitive, un passeport vaccinal et un système de santé au bord de l’implosion.

Pour terminer, l’un des éléments les plus problématiques du patriotisme vaccinal réside dans son caractère fataliste, son TINA implicite (there is no alternative). Il bloque l’imagination pratique et politique en validant les mesures du gouvernement, au lieu de miser sur la créativité, l’innovation et l’auto-prise en charge des milieux concernés. Il alimente une gestion unidirectionnelle et unilatérale, laissant les individus et organisations avec le seul choix d’obéir, ou sinon de désobéir sous peine d’amende ou autres sanctions dissuasives. De plus, les justifications sanitaires prennent systématiquement le dessus sur les autres considérations sociales, éthiques, juridiques, économiques ou démocratiques. Ces arguments sont presque systématiquement ignorés, ou sont au mieux minimisés. Les réponses du genre : « oui c’est vrai que telle mesure a un impact négatif sur tel groupe, ça occasionne aussi des enjeux de santé mentale mais, vous savez, nous sommes en pandémie, on n’a donc pas le choix », sont omniprésentes dans l’espace public.

La rationalité réduite au calcul des lits d’hôpitaux et au nombre de cas quotidiens, évacuant toute autre considération éthique ou politique, renforce une gestion technocratique, paternaliste, post-politique et verticale de la crise. Cette « rationalité calculatrice bornée » (pour reprendre l’expression d’Adorno et Horkheimer), qui se combine au dénigrement des critiques et à la répression des opposants plus affirmés, contribue à diviser des alliances potentielles entre les personnes critiques du gouvernement.

Le patriotisme vaccinal justifie l’existence du Léviathan sanitaire, et ce dernier contribue à bâtir ce patriotisme qui représente l’idéologie et la passion collective nécessaire à son autorité. Comme le patriotisme vaccinal s’avère anti-démocratique et répressif, il est fondamentalement incompatible avec les exigences de justice sociale et l’État de droit; il avalise l’état d’urgence illimité et la violence symbolique à l’égard des dissidents. Le patriotisme vaccinal ne représente pas la solution à la crise sanitaire, mais un problème central qui contribue au prolongement indéfini d’une crise qui s’enfonce à cause d’une gestion hiérarchique et bornée. Tant que la gauche restera prisonnière des paramètres idéologiques du patriotisme vaccinal, elle stagnera et sera incapable de mobiliser les gens en faveur d’une démocratie sanitaire et d’une sortie de crise digne de ce nom. 

Photo: Eugène Delacroix, Liberty Leading the People

mercredi 11 août 2021

Des basculements à l'hypothèse de l'insurgence communale

Je viens de terminer l'excellent livre de Jérôme Baschet intitulé Basculements (La Découverte, 2021). Il y a de ces livres qu'on aimerait avoir écrit soi-même, mais qu'on apprécie d'autant mieux que d'autres l'aient fait avant nous, avec des intuitions convergentes et un style plus accessible au commun des mortels.

Je recommande ce petit ouvrage à toute personne taraudée par la question du "que faire?" face à la pandémie, la crise climatique, les reconfigurations du capitalisme et les nombreuses catastrophes à venir. Baschet a le mérite de proposer une vision stratégique ancrée dans une analyse fine de la conjoncture présente, en esquissant différents scénarios sociopolitiques à moyen et long terme: maintien du capitalisme fossile et exacerbation des inégalités, passage vers un "capitalisme vert" avec une demi-transition énergétique en partie bénéfique mais incapable de surmonter les contradictions du système basé sur la croissance et l'extractivisme, virages autoritaires couplés d'une consolidation du capitalisme algorithmique, mais aussi la possibilité de basculements favorables à l'émergence d'espaces (partiellement) libérés de la logique hiérarchique, coloniale et capitaliste.

La première contribution du livre réside dans la proposition d'utiliser l'idée de "basculements" pour décrire l'ère dans laquelle nous entrons. Au lieu de miser sur la notion d'effondrement qui évoque une trajectoire unique, mécanique et quasi-inéluctable - à la manière des prophéties de jadis sur l'effondrement du capitalisme s'écroulant par la dynamique immanente de ses contradictions internes, l'espoir révolutionnaire en moins - la notion de basculements évoque un monde profondément instable, marqué par de nombreux retournements, métamorphoses, incertitudes et accélérations historiques, pouvant mener à diverses régressions ou libérations potentielles. L'idée n'est pas de dire simplement que "tout est possible" ou encore que "tout ira pour le mieux", car le scénario des basculements implique une amplification d'une crise structurelle du capitalisme de longue durée qui déstabilisera assurément une multitude de sphères de la vie sociale. Mais les issues de cet entrecroisement complexe de crises restent largement incertaines, pouvant mener à l'apathie et la consolidation de régimes autoritaires, mais aussi à une série de soulèvements populaires, la création d'espaces libérés et de possibles transformations sociales de plus grande ampleur.

À ce titre, je crois que la gauche radicale et le mouvement écologiste, pour avoir une lecture plus réaliste mais aussi plus inspirante des potentialités de transformation au sein de la présente période historique, devraient abandonner les notions de "transition" (terme trop vague, lent et graduel, sans destination définie), d'effondrement (puissant psychologiquement, mais fataliste et unidirectionnel), ou de révolution (évoquant l'image du Grand Soir, soit un grand événement insurrectionnel et décisif, avec une prise du pouvoir en prime).

Mais Baschet ne fait pas que proposer le terme de "basculements" pour évoquer des mondes émergents et des possibles désirables; il propose une stratégie politique et une conception de la "vie bonne" pour esquisser les contours d'un projet de société émancipateur: le communalisme. S'inspirant de l'expérience de l'autonomie zapatiste qu'il étudie en profondeur depuis une vingtaine d'années, il tente de généraliser certaines idées au-delà de cette forme historique spécifique afin de montrer de possibles façons d'organiser une société postcapitaliste et postétatique, basée sur l'autogouvernement populaire et le confédéralisme démocratique. Il entre même dans le détail des pratiques et mécanismes démocratiques permettant d'assurer l'autonomie collective, c'est-à-dire une politique non étatique qui répudie la séparation traditionnelle entre gouvernants et gouvernés, sans pour autant tomber dans les pièges habituels de l'horizontalisme absolu.

Baschet donne à voir, de façon plus concrète et pragmatique que Murray Bookchin, ce que serait un "municipalisme libertaire" ou communalisme, allant bien au-delà des expériences municipalistes réformistes dans les villes du Nord global. Il critique notamment les pièges du localisme et pointe certains angles morts relatifs aux questions économiques (comment planifier l'économie, en fonction de quels besoins, quels mécanismes et quelles entités?) et politiques (comment éviter le repli sur soi, résoudre les tensions entre communes, articuler la prise de décisions à différents niveaux avec une délégation qui n'usurpe pas le pouvoir à nouveau?). Bref, loin de sombrer dans l'utopisme naïf ou l'angélisme, Baschet réfléchit à partir d'expérimentations collectives concrètes, en essayant de voir comment opérer un changement d'échelle de ces expériences historiques inspirantes mais isolées.

Par ailleurs, l'auteur aborde aussi les questions "anthropologique" et "éthique" pour esquisser une conception de l'être humain et une certaine vision du "bien vivre" adaptée à cette société postcapitaliste. Critique du naturalisme moderne, de l'individualisme et de l'universalisme abstrait des Lumières, il évite aussi les pièges du postmodernisme et de la critique conservatrice en développant une conception relationnelle des êtres humains, une vision ouverte et dynamique des traditions, de même que l'articulation entre les notions de communs, communes et communautés. Il propose ainsi une défense de ce qu'il appelle "l'existence communale", c'est-à-dire le fait que les individus naissent, vivent et s'épanouissent dans des communautés humaines concrètes, lesquelles sont ouvertes aux devenirs, à la pluralité des formes de vie, aux remises en question et expérimentations de toutes sortes. Baschet ne dit pas simplement qu'il faut transposer ou imiter les concepts de la Terre-Mère et du buen vivir (sumak kawsay) inspirés des cosmologies autochtones; mais il faut néanmoins rompre avec l'individualisme abstrait hérité de la modernité et se poser à nouveaux frais la question de la "vie bonne". L'auteur dialogue avec le principe du commun de Dardot et Laval, la communauté inessentielle d'Agamben, le "luxe communal" de Kristin Ross, et différents autres auteurs pour réfléchir à ce signifie une vie épanouie ancrée dans un "sens des lieux" et une solidarité incarnée dans des milieux de vie, traditions et territoires concrets.

Outre ces réflexions philosophiques qui semblent (en apparence) éloignées des considérations pratiques et urgentes du changement social, Baschet termine son livre par une "hypothèse stratégique en temps de crise". Il offre à mon avis l'une des discussions les plus riches et pertinentes du cadre conceptuel élaboré par le défunt sociologue Erik Olin Wright. Rappelons brièvement ce dont il est question: dans son livre Utopies réelles (La Découverte, 2017), Wright distingue l'approche du changement par rupture (révolutionnaire), l'approche symbiotique (réformes pour domestiquer le capitalisme), et l'approche de changement intersititiel (création d'organisations postcapitalistes dans les interstices du système actuel). Dans son dernier livre Stratégies anticapitalistes pour le XXIe siècle (La Découverte, 2020), il ajoute aussi la stratégie des résistances (contestation des mouvements sociaux) et de même qu'une distinction supplémentaire entre écraser et démanteler le capitalisme.

Wright souligne qu'il est préférable de ne pas opposer ces stratégies comme des blocs mutuellement exclusifs, et qu'il est plus judicieux de les combiner au sein de configurations stratégiques. Or, ce que Wright préconise personnellement consiste en un rejet de l'approche par rupture (peu probable et potentiellement liberticide selon lui), en misant plutôt sur l'articulation de l'approche réformiste (symbiotique) avec le changement interstitiel pour ouvrir des espaces propices à la multiplication des "utopies réelles" et formes de vie non-capitalistes. Il défend donc une sorte de "réformisme radical" ou une "social-démocratie libertaire", ancrée dans une vision gradualiste du changement social (qu'il nomme l'érosion progressive du capitalisme), marqué par un temps long, linéaire et vide.

Par contraste, Baschet propose de resituer nos stratégies de transformation sociale dans la perspective d'une période historique instable, celle des basculements, où les petits changements interstitiels jumelés à des réformes institutionnelles ici et là ne devraient pas être abandonnées, mais resituée dans la perspective d'avancées plus rapides, imprévisibles et radicales. Il propose de renommer les interstices comme des "espaces libérés", qu'il s'agisse de micro-collectifs autogérés, d'organisations économiques plus larges, de zones à défendre (ZAD), de communes rebelles ou même de régions entières expérimentant l'autonomie collective (comme le Chiapas et le Rojava). Mais loin de se limiter à la simple multiplication des espaces libérés, ou à préconiser des îlots de résistance dans l'océan capitaliste et colonial actuel, il ajoute la nécessité d'articuler ces initiatives collectives à une approche supralocale plus conflictuelle.

Selon Baschet, il faut combiner l'approche des espaces libérés à celui des blocages et des soulèvements de grande ampleur. Loin de se limiter à des luttes territoriales, "on peut plutôt, sous la notion de blocage, associer des formes de lutte multiples: blocage de la production (par la grève ou l'occupation des installations), blocage des flux de circulation et d'information, blocage de la consommation, blocage de la reproduction sociale (par exemple, avec la grève scolaire, qui suspend le devoir de s'intégrer au monde de la destruction)." À ces blocages multiples s'ajoutent le besoin d'articuler de potentiels soulèvements (comme ceux de 2019 au Chili, Liban, Algérie, Hong Kong, etc.) dans une perspective de création d'assemblées locales autonomes, de récupération de certains moyens de production, de démantèlement d'infrastructures destructrices, etc. Cela rappelle le scénario d'une situation de "double pouvoir", c'est-à-dire une situation révolutionnaire qui n'est pas forcément synonyme de conquête du pouvoir d'État, mais plutôt de flottement entre les anciennes institutions en crise et l'émergence de nouvelles institutions (comme les conseils, les communes ou espaces libérés) qui pourraient se fédérer pour remplacer les institutions économiques et politiques existantes.

Baschet nomme cette configuration stratégique "l'insurgence communale", "un terme qui cherche à entrelacer l'émergence des mondes communaux, espaces libérés s'affirmant dans les interstices de la domination économique, et les moments d'intensification de la conflictualité, par l'extension du blocage généralisé des rouages de l'économie comme par la multiplication probable de soulèvements qui sont autant de sursauts pour tenter de sauver la possibilité d'une vie digne. L'hypothèse proposée ici allie stratégies interstitielles antagoniques et stratégies non étatiques de rupture - les deux interagissant dans une dynamique de crise structurelle."

Baschet n'écarte par d'emblée le besoin d'adopter des réformes radicales ici et là (stratégie symbiotique), mais il voit cela comme une tactique ou des moyens potentiellement utiles dans certaines circonstances, non comme une fin en soi. Les réformes sont de simples outils, et non le pilier ou le cœur d'une stratégie de transformation sociale, laquelle se fera davantage "par le bas" via l'auto-organisation populaire et communale, la création d'espaces libérés, le "faire-commun", la fédération des communes et des initiatives collectives.

Enfin, Baschet a la mérite d'entrer en dialogue avec d'autres perspectives révolutionnaires, comme celle de Frédéric Lordon, sans doute l'un des penseurs les plus influents de la gauche radicale en France actuellement. Alors que Lordon cherche à réhabiliter l'État, rejette les écueils de l'internationalisme abstrait et de l'horizontalisme, en proposant une stratégie de renversement brusque du capitalisme dans le sillage du marxisme révolutionnaire, Baschet répond de façon assez convaincante à plusieurs remarques et objections de Lordon quant aux potentialités d'une transformation sociale non-étatique, basée sur la démocratie, l'autonomie et le bien vivre, mais aussi sur une bonne de radicalité, de pragmatisme et de conflictualité politique.

Bref, je crois que les vieux débats du XIXe siècle opposant les marxistes étatistes aux anarchistes (dont Proudhon, Bakounine, Kropotkine), se rejouent encore aujourd'hui, avec des nuances et nouveaux paramètres bien sûr (notamment la crise climatique). D'un côté, il y a des auteurs comme Frédéric Lordon et Andreas Malm qui misent une forme de "néo-léninisme", appelant à la radicalisation des mouvements sociaux, une sortie rapide du capitalisme par l'expropriation des grandes puissances capitalistes, la réhabilitation de l'échelle nationale et la prise du pouvoir d'État comme question stratégique centrale. D'un autre côté, il y a des gens comme Pierre Dardot, Christian Laval, Murray Bookchin, Jérôme Baschet et d'autres qui privilégient la critique radicale de la souveraineté d'État, l'auto-organisation locale, la multiplication des communs et des communes, puis la confédération de ces contre-institutions à l'échelle supralocale, nationale et transnationale. À mon sens, Baschet incarne aujourd'hui "l'anti-Lordon", ou du moins la critique la plus pertinente et concrète de l'hypothèse étatiste, qu'il déconstruit notamment de façon admirable dans son article Frédéric Lordon au Chiapas publié dans la revue Ballast.

Pour terminer, comment je me situe par rapport à tout ça? J'avoue avoir été charmé par les analyses, intuitions et hypothèses de Baschet, et par la notion de basculements qui me semble très riche pour envisager une diversité d'actions collectives et de scénarios possibles à court, moyen et long terme. Étant déjà adepte du municipalisme depuis une dizaine d'années, l'auteur n'a pas eu à me convaincre de la nécessité de miser sur l'action locale et municipale. Néanmoins, je réalise de plus en plus que l'option que je privilégiais jusqu'à maintenant, celui d'un municipalisme réformiste axé sur l'arène institutionnelle et la scène électorale, reste largement insuffisant. Sans me faire d'immenses espoirs (qui risquent ensuite de se transformer en autant de désillusions), je crois que la Vague écologiste au municipal récemment lancée au Québec et d'autres initiatives municipalistes ailleurs dans le monde constituent déjà différentes expériences concrètes, des innovations sociales à ne pas négliger, et des "moyens d'infiltration" des lieux de pouvoir pour favoriser des changements plus significatifs lorsque certains basculements surviendront.

Par contre, j'avoue de moins en moins croire en la possibilité d'un grand changement social "par le haut", c'est-à-dire par le biais d'une victoire électorale d'un parti de gauche radicale à l'échelle provinciale ou fédérale. Si un tel scénario survient un jour, c'est parce qu'il y aura déjà eu une série de basculements majeurs, d'espaces libérés, de blocages et de soulèvements massifs, bref les germes d'une "existence communale" qui préfigurera déjà certains dimensions d'une société postcapitaliste et postétatique. Bref, je ne crois pas qu'il y a aura une victoire électorale "à froid", ou que le cœur d'une stratégie politique radicale devrait résider dans l'action électorale, que ce soit à l'échelle fédérale, provinciale et même municipale. En cela, je m'inscris de plus en plus en faux avec la stratégie du populisme de gauche et le marxisme traditionnel, que ce soit sous les versions Podemos, Mélenchon, Corbyn, Sanders ou le magazine Jacobin.

Certes, on peut utiliser les élections comme des moments politiques et des opportunités pour amener des idées plus "radicales", déplacer la fenêtre d'Overton, critiquer les puissances établies, diffuser plus largement un contre-discours, et obtenir quelques petites victoires ici et là qui offriront des interstices de changement dans l'appareil institutionnel existant. Mais plus le temps passe, plus la crise climatique s'aggrave, plus je doute fort que des changements majeurs surgiront par cette voie.

Paradoxalement, bien que le scénario de "l'insurgence communale" semble encore plus éloigné que celui d'une victoire électorale d'un parti de gauche (en termes d'horizon temporel et de faisabilité), je crois néanmoins que des composantes de l'insurgence communale surgissent déjà dans différentes régions du monde, et que les basculements à venir ne feront d'amplifier la nécessité de s'auto-organiser et "d'agir par nous-mêmes", comme le disait Kropotkine. Qui plus est, il est essentiel d'offrir une autre voie, à la fois pragmatique et radicale, pour répondre aux menaces de probables virages autoritaires, que ceux-ci prennent la forme d'un durcissement et d'une prolongation indéterminée de l'état d'urgence au nom de la crise sanitaire, du capitalisme algorithmique à la chinoise, de la victoire de partis d'extrême droite, ou même de l'arrivée au pouvoir de socialistes autoritaires convaincus par les vertus de l'éco-lénininisme ou des méthodes dures à la Lordon. Nous devons donc offrir une réponse démocratique et humaniste à ces tentations autoritaires, en promouvant une vision du monde centrée sur l'autonomie collective, le respect du vivant, des pratiques d'entraide et la vie bonne, afin de ne pas nous enfermer dans le repli sur soi, la peur, l'éco-anxiété, le survivalisme indidividualiste, ou encore de petits îlots de radicaux puristes.

Heureusement pour nous, il reste encore des auteurs comme Jérôme Baschet pour garder le cap sur des perspectives émancipatrices, et ce malgré les profonds bouleversements de notre époque et l'horizon d'un monde qui court toujours plus vers la catastrophe. Voici quelques phrases qu'il nous offre en guise de conclusion:

"Pour l'heure, l'approfondissement des dynamiques capitalistes se poursuit, selon diverses modalités entrant en concurrence les unes avec les autres. Le capitalisme ne s'effondrera pas de lui-même, mais une dynamique de crise structurelle ouvre à des basculements possibles. Déjà, des mondes émergents et désirables se déploient dans les interstices de l'univers marchand. L'insurgence des mondes communaux, ces mondes du faire-commun, est en cours. Elle est le déploiement d'une hypothèse communale - aspiration à une vie bonne pour toutes et tous, dans le nouage d'une existence qui se construit dans les lieux mêmes de l'expérience et d'une condition planétaire partagée par la communauté de tous les Terrestres. Il s'agit de contribuer à cette insurgence communale de toutes nos forces, à la fois dans les processus présents de construction et de blocage, et dans l'anticipation des moments de basculement, qui permettraient le plein déploiement d'un monde où il y ait de la place pour les multiples monde du faire-commun et du bien-vivre pour toutes et tous.

Ici, nulle épopée à rejouer, seulement le frein d'urgence à actionner. Nul Éden à l'horizon, seulement quotidienneté d'une vie en plénitude. Nul triomphe sur la mort, seulement la fragilité du vivant à cultiver."


 

dimanche 4 avril 2021

Au-delà des wokes (partie I) : critique de la gauche identitaire

Depuis quelques temps, la querelle sur les « wokes » bat son plein dans l’espace public. D’un côté, la droite s’en donne à cœur joie pour discréditer, diaboliser et trainer dans la boue les fameux « wokes » qui incarneraient la menace « totalitaire » de l’« Empire du politiquement correct ». En réponse, cette soi-disant « gauche diversitaire » multiplie les prises de parole pour dénoncer les systèmes d’oppression dans les universités, les milieux culturels et autres sphères de pouvoir, via un nouvel arsenal théorique, critique et militant composé de notions comme intersectionnalité, positionnalité, privilèges, savoirs hégémoniques, fragilité blanche, etc.

Loin de faire l’unanimité au sein de la gauche, les débats fusent dans les milieux libertaire, féministe, antiraciste, socialiste, indépendantiste et solidaire. Certaines figures de la gauche anticapitaliste comme Marc-André Cyr et Pierre Mouterde formulent une critique féroce de la « gauche postmoderne » et des impasses de la « rectitude politique », en appelant à délaisser l’obsession pour les « identités » particulières au profit de l’« universalisme » et d’une réhabilitation de la lutte de classes comme foyer de convergence politique. Cela ne va pas sans susciter des réactions en chaîne, comme en témoigne le dernier texte de Mouterde sur la « chasse aux sorcières » contre les wokes, lequel a généré deux répliques cinglantes de Francis Dupuis-Déri et Rosa Pires sur le média Presse-toi à gauche.

Ces débats sur la « question identitaire », loin d’être nouveaux, ont été récemment réactivés suite aux controverses sur le « mot en n », la liberté académique, la cancel culture, de même que la dénonciation de la « pensée postcoloniale » et de « l’islamo-gauchisme » dans le milieu universitaire. Comme les raccourcis, amalgames, dénonciations à l’emporte-pièce, insultes et accusations ad hominem sont devenus la norme aussitôt qu’on souhaite aborder ces enjeux, plusieurs préfèrent garder une saine distance et éviter de se lancer dans la mêlée de peur de se faire envoyer paître sur les médias (a)sociaux. Outre cette judicieuse prudence qui permet de préserver un minimum de santé mentale – mise à mal par la pandémie et le climat toxique qui règne dans plusieurs milieux militants –, je crois qu’il est nécessaire, malgré tout, d’avancer certaines réflexions sur ces épineuses questions.

Tout d’abord, pour dépasser l’opposition entre la « gauche identitaire » et la « gauche universaliste » centrée sur la lutte des classes, il est primordial de dégager une troisième position : celle d’une « gauche synthétique » capable de fédérer les multiples luttes pour l’émancipation. Pour ce faire, nous devons d’abord présenter et critiquer les deux principales visions qui se font entendre aujourd’hui. La première conception, axée sur les luttes pour la reconnaissance et les injustices dans la sphère culturelle, a tendance à négliger les enjeux d’économie politique et les rapports de classe. La seconde vision, centrée sur les luttes pour la redistribution, a tendance à considérer les luttes contre le racisme, le sexisme et le colonialisme comme des combats « identitaires » et « culturels », et donc des luttes « minoritaires » à reléguer au second rang. Nous souhaitons montrer que ces deux perspectives, si elles renferment une part de vérité, demeurent largement insuffisantes; elles doivent ainsi être critiquées et dépassées par une stratégie politique capable d’articuler une dialectique entre « commun » et « différences », combinant la critique impitoyable des systèmes d’oppression et les nécessaires alliances pour renverser le capitalisme.

Cette complexe articulation, qui représente sans doute la « quadrature du cercle » des discussions de la gauche contemporaine, sera donc l’objet du présent texte qui vise à esquisser une voie pour sortir des impasses actuelles.

Marxisme vulgaire, gauche identitaire, même combat

Disons d’emblée que chaque grande théorie critique comporte ses versions simplifiées, caricaturales et « vulgaires ». Il en va ainsi pour la pensée de Marx, qui a d’ailleurs affirmé jadis « je ne suis par marxiste » pour se distinguer des interprétations douteuses de sa philosophie qui se réclamaient de son nom à son époque. Il en va de même pour les perspectives intersectionnelles mainstream qui génèrent leur lot d’interprétations dogmatiques dans les milieux militants aujourd’hui. Avant de rentrer dans la critique de « l’intersectionnalité vulgaire », commençons par signaler que plusieurs choses qui sont reprochées à la gauche « woke », « diversitaire » ou « identitaire » – notamment son moralisme, son dogmatisme et son sectarisme –, ne sont pas le simple résultat d’une mauvaise théorie ou idéologie, qu’elle soit postcoloniale, postmoderne, intersectionnelle ou autre. Les principales dérives dénoncées renvoient plutôt à la forme particulière de certaines pratiques militantes, issues d’une application doctrinaire et rigide de principes érigés en vérités absolues.

Pour donner un exemple concret des dérives moralisatrices et dogmatiques qui menacent la gauche radicale, peu importe l’époque et l’idéologie dont certains groupes se réclament, il est intéressant d’aborder le bilan critique des expériences militantes des années 1970. Le principal fondateur et intellectuel de l’organisation En lutte!, Charles Gagnon, a fait un retour critique sur les dernières années de ce parti politique marxiste-léniniste qui a vécu plusieurs tensions internes avant de se dissoudre en 1982. Dans son livre posthume À la croisée des siècles. Réflexions sur la gauche québécoise (Écosociété, 2015), Gagnon décrit certaines pratiques qui avaient cours dans son parti à l’époque. Je le cite longuement ici, car les plusieurs phénomènes qu’il décrit se retrouvent encore aujourd’hui sous la bannière de nouvelles théories critiques en vogue.

« Tout comme la plupart des autres organisations de l’époque, En lutte! s’est progressivement transformée en un petit monde fermé sur lui-même, qui aspirait à préfigurer lui-même la société socialiste envisagée, un monde d’où devaient donc être bannies toutes les inégalités, sinon toutes les différences : entre les femmes et les femmes, entre les intellectuels et les manuels, entre les salariés et les sans-emploi, etc. […] Le souci démocratique d’En lutte! s’était progressivement enrichi de ce que j’appellerais son « moralisme primaire », sorte de puritanisme politique. Ce moralisme, presque inconcevable avec le recul du temps, était alors qualifié de « morale prolétarienne »; il avait pris forme par touches successives, de façon pratiquement insensible, inconsciente, sur la base de la conviction, pour le moins paradoxale, que l’organisation communiste doit vivre comme on vivrait sous le socialisme, dans la recherche constante, sur tous les plans, de l’égalité la plus poussée possible. […]

Cette propension à la morale dogmatique et sectaire avait donc fini par prendre beaucoup de place dans la plupart des organisations militantes de l’époque, subrepticement si on peut dire. L’appartenance à En lutte!, par exemple, avait atteint un tel niveau d’exigences diverses que, même sans les problèmes idéologiques évoqués antérieurement, son éclatement était sans doute inévitable. On imagine mal, quand on y baigne, combien la défense et la promotion d’une morale sociale et individuelle élevée peuvent générer des excès, des dérives inacceptables. Cela commence par l’étroitesse de vue : tout est traité selon des principes rigides, des formules dont sont bannies toutes les nuances, toutes les particularités. Cela débouche rapidement sur l’intolérance : tous les comportements « déviants » sont condamnés sans appel… Bref, c’est le triomphe du dogmatisme, le déferlement des accusations d’ouvriérisme, d’intellectualisme, d’opportunisme, de révisionnisme; c’est la voie royale vers le sectarisme. Parti à la conquête des masses qu’il s’agissait d’abord de convaincre […], voilà qu’on apprend à penser à penser et à agir suivant des principes de plus en plus rigoureux, rigides, qui s’imposent impérativement à soi et qu’on finit par chercher à imposer aux autres. […]

Par ailleurs, même s’il existe un lien évident entre la ligne politique marxiste-léniniste puis le dogmatisme et le sectarisme qui ont marqué à divers degrés toutes les organisations qui s’en réclamaient au cours des années 1970, l’affirmation suivant laquelle il s’agit là d’un phénomène singulier, propre au marxisme, d’une dérive inévitable qui lui soit liée, ne tient tout simplement pas. Bien des marxistes ne sont jamais tombés dans ces travers, d’une part. D’autre part, dogmatisme et sectarisme se sont allègrement retrouvés, et se retrouvent encore aujourd’hui, dans d’autres courants idéologiques que le marxisme. Cela n’est pas une excuse, mais permet d’éviter les condamnations simplistes qu’on entend trop souvent. »[1]

De nos jours, les comportements et propos « déviants » sont qualifiés de « problématiques » pour mieux écarter certaines personnes qui ne respectent pas les codes moraux en vigueur dans les milieux militants. Les accusations quelque peu démodées d’ouvriérisme, d’intellectualisme et d’opportunisme ont été remplacées par celles d’« hommes blancs cis », « femmes blanches privilégiées », « suprématistes », ou tout simplement de « dominants » qui devraient se « taire » ou « step back » pour s’auto-éduquer et déconstruire ses privilèges. Lorsque des personnes émettent certaines réserves à l’endroit de certains comportements agressifs de leurs camarades, on les accuse rapidement de faire du tone policing ou du gaslighting pour mieux s’immuniser contre la critique. Bref, les accusations entre camarades sur la base des privilèges relatifs en matière d’origine sexuelle, raciale ou autres prennent le relais des accusations sur la base des « privilèges de classe » qui étaient la norme dans les milieux marxistes de l’époque.

L’essentialisation de la positionnalité

Dans les deux cas, c’est la position sociale des interlocuteurs qui est pointée du doigt, non pas pour situer sa propre perspective de façon réfléchie et mieux entrer en débat sur les meilleurs moyens d’agir en fonction de nos regards différents sur le monde (ce qu’on appelle « point de vue situé » ou « positionnalité bien comprise »), mais pour délégitimer les propos d’autrui sur la base d’une positionnalité simplifiée, c’est-à-dire en réduisant l’autre à une catégorie sociale homogène qui invalide d’emblée sa perspective parce qu’elle appartiendrait à celle du « groupe dominant ».

Notons d’emblée que ce phénomène n’est pas propre à la « gauche identitaire » contemporaine, car la théorie critique et la pensée marxiste elle-même ont constamment rappelé que les « idées » ne viennent pas de nulle part; elles sont ancrées dans une réalité sociale dont elles reflètent en partie les intérêts. Marx disait ainsi : « ce n’est pas la conscience des hommes qui détermine leur existence, c’est au contraire leur existence sociale qui détermine leur conscience ». L’existence sociale se comprenait pour lui comme la position d’un individu ou d’un groupe au sein de rapports sociaux de production (et donc son appartenance de classe). Mais cette maxime vaut pour l’ensemble des rapports sociaux de genre, de « race » et autres, c’est-à-dire chaque fois qu’il y a des relations de domination au sein d’un système d’oppression spécifique qui différencie deux groupes aux intérêts antagonistes.

Dans son livre La Révolution féministe, Aurore Koechlin élabore sa critique de la « stratégie intersectionnelle » à partir d’une analyse de ce phénomène d’essentialisation des catégories sociales, « stratégie » qu’elle distingue bien des « théories intersectionnelles » qui ont représentées de réelles avancées en termes d’analyse des relations de domination. « La stratégie intersectionnelle est le fruit d’une adaptation politique en France dans les années 2000 et 2010 de l’intersectionnalité théorisée dans le milieu universitaire états-unien des années 1990. Cette greffe déforme parfois la théorie de l’intersectionnalité originelle. […] La première tâche est de caractériser cette stratégie et de voir en quoi, malgré des intuitions justes, elle demeure insuffisante. Surtout, certaines de ses dérives, qui ne sont pas systématiques et, il est important de le préciser, ne concerne pas l’ensemble du mouvement intersectionnel, peuvent devenir assez dangereuses pour le féminisme tout court. Néanmoins, je me positionne ici en dialogue avec les personnes qui se connaissent dans cette stratégie, parce que, sur beaucoup de points, nous avons des accords et parce que je viens moi-même de cette tradition politique. Je m’appuierais essentiellement sur ma propre expérience du milieu intersectionnel parisien de la première moitié des années 2010 pour développer mon argumentation. »[2]

Koechlin propose ainsi une « critique interne » de certaines pratiques se réclamant de l’intersectionnalité, avec un point de vue situé qui n’identifie pas certaines dérives avec une théorie monolithique qu’elle répudierait en bloc. « Il ne s’agit pas de faire le procès de l’intersectionnalité militante, mais d’interroger une certaine compréhension militante de l’intersectionnalité. » Il faut donc distinguer ce genre de critiques internes, formulées par des personnes se situant dans une certaine tradition militante, et faisant un retour réflexif sur celle-ci pour mieux mettre en relief ses angles morts, des « critiques externes » beaucoup plus grossières et basées sur une vision du monde complètement différente, qui rejetterait d’emblée tout élément se rapprochant de près ou de loin de cette « idéologie ».

Le principal problème de la « stratégie intersectionnelle », que nous qualifions pour notre part de « gauche identitaire », vient d’une certaine conception rigide des catégories sociales et des privilèges épistémiques qui découlent de celles-ci. Pour le dire autrement, le problème ne vient pas de notions comme « oppressions », « positionnalité », « expérience vécue » et d’autres éléments visant à valoriser la perspective des personnes concernées, mais d’une compréhension morale, individualisante et essentialisante de ces catégories. Nous citerons ici longuement la description des pratiques d’essentialisation qui découlent d’une application mécanique de l’analyse intersectionnelle.

« L’idée centrale est qu’il existe dans la société de multiples rapports d’oppression. Chacun de ces rapports est entièrement autonome des autres, également important, incommensurable et total. Chacun de ces rapports d’oppression définit une opposition nette entre dominant·e·s et dominé·e·s, coupure qui joue comme une sorte de ligne de démarcation sociale. […] Les dominant·e·s tirent de leur position dans les rapports d’oppression un certain nombre d’avantages, qui sont appelés « privilèges » et qui peuvent être de nature variée. […] La notion de privilège, imputant aux individus la responsabilité des structures, possède une connotation morale. Les privilèges effacent la structure : la question, c’est d’avoir des privilèges ou pas. […] En outre, selon cette vision, les dominé·e·s, du fait de leur position de dominé·e·s, sont les seul·e·s à avoir accès à la vérité de leur oppression. Parce que leur position sociale leur fait expérimenter la domination, elles et ils sont les seul·e·s à avoir la vérité de cette oppression et les moyens de s’en libérer. Dès lors, les dominant·e·s ne peuvent que les écouter et les soutenir. C’est ainsi qu’on définition la position de « bon·ne·s allié·e·s » : ils et elles doivent se mettre à la disposition des dominé·e·s, les suivre et œuvrer à être moins dominant·e·s en déconstruisant leurs pratiques et leur langage marqués par la domination. […]

La réception française de l’intersectionnalité repose sur la notion d’identité. En transposant la théorie à la pratique, elle a perdu les bases matérielles de l’oppression, qui étaient le plus souvent présentes chez les penseuses du black feminism. Il ne s’agit dès lors plus de combattre les dominations à un niveau structurel, mais à un niveau purement individuel : […] cela implique une sorte de réduction des structures aux individus, d’individualisation des rapports de domination. […] En conséquence, l’émancipation est conçue comme une émancipation individuelle. C’est la fin des grands mouvements collectifs, dans le cadre d’un néolibéralisme triomphant où disparaît l’espoir d’une transformation totale de la société. On n’essaiera pas de changer le système mais de changer, un par un, les individus qui le composent. Effort épuisant, infini et malheureusement vain. […]

Il en résulte une conséquence aussi regrettable qu’inattendue, venant d’une théorie féministe : le retour à une forme d’essentialisation des positions sociales. Les individus sont rangés en deux catégories essentialisées, celle de dominant·e et celle de dominé·e. S’il y a une certaine porosité entre ces deux catégories (du moins dans un sens : on peut ainsi facilement passer de la catégorie de dominé·e à celle de dominant·e), il n’y a pas d’intermédiaire entre les deux […]. Et quand un·e dominé·e bascule dans la catégorie de dominant·e, on relit son identité entière à travers ce prisme. […] Ces positions sociales essentialisées finissent par constituer des catégories dans lesquelles on range les gens, les individus devenant des types. On « est » alors là où l’on se situe socialement. Ce qui manque à cette typologie géographique, c’est la dynamique des rapports sociaux : les catégories sociales ne sont ni fixes, ni immuables. Surtout, elles interagissent entre elles et se recomposent mutuellement, notamment sous la pression de l’histoire. […] Comme on n’analyse plus les bases économiques, politiques, sociologiques, structurelles des dominations, mais qu’on ne les pense qu’en termes de « privilèges », c’est-à-dire très exactement de symptômes individualisés d’un surtout global (certains individus ont des privilèges que d’autres non pas), il n’est pas rare que de ce cette analyse découle une moralisation de la politique et une culpabilisation des individus. […]

Cette situation est alors particulièrement propice à des phénomènes d’emprise de certaines personnes sur d’autres : l’espace « safe » se réduisant de plus en plus, les personnes commettant des faux pas étant impitoyablement exclues, le groupe devient de plus en plus petit, de plus en plus radical, comme une secte. Le niveau de contrôle de soi, de peur de dire le mauvais mot, de faire le mauvais geste, devient immense. […] Cette approche débouche logiquement une politique de la purification, fondée, nous l’avons vu, sur la construction d’espaces « safe », mais aussi sur le call-out, qui consiste à mettre en place une tactique de l’interpellation permanente, c’est-à-dire à reprendre, à rappeler à l’ordre toute personne qui fera ou dira quelque chose de « problématique » politiquement, autrement dit qui reproduira la domination. […] L’action politique est ainsi souvent réduite à une action sur le langage. Comme si l’on vivait les « révolutions dans l’ordre des mots comme des révolutions radicales dans l’ordre des choses. ». Il faut interroger l’efficacité d’une telle méthode, car empêcher de dire n’est pas empêcher de penser. […] Cela ne veut pas dire que le langage n’est pas un enjeu politique : les mots sont importants, qui portent et reproduisent l’idéologie de la domination, et une lutte spécifique doit leur être consacrée (par exemple, par la féminisation du langage, par l’arrêt de l’utilisation d’insultes à caractère LGBTIphobe, raciste, sexiste, etc.). Mais cela ne doit pas être le combat central, voire unique. […]

L’autre déformation, importante par son influence sur les pratiques militantes, est le passage d’une théorie des points de vue situés – c’est-à-dire d’une critique féministe légitime de la possibilité d’une objectivité universaliste – à une théorie du privilège épistémologique absolu des dominé·e·s sur leur domination : toute personne, si elle est opprimée, détient la vérité incontestable de son oppression, donc la clé de sa libération. On ne peut contredire politiquement une personne opprimée si l’on n’est pas soit même opprimé·e sur le même axe. Le pendant de cela, c’est que mécaniquement les personnes les plus opprimées ont le plus de pouvoir politique et ainsi, on en revient insidieusement à un schéma de l’addition, où la personne la plus « intersectionnée » par les dominations est la plus opprimée, donc la plus légitime pour parler et imposer sa politique. Cela a aussi pour conséquence, à un niveau plus pratique, de provoquer dans les milieux militants féministe à une véritable « course aux dominations », précisément parce que la personne qui a le plus de légitimité est celle qui est la plus opprimée. On voit bien les manipulations et réécritures du réel que rend possible cette approche. D’un point de vue politique, déclarer l’infaillibilité des dominé·e·s, c’est encore une fois revenir à une forme d’essentialisation des positions sociales. »[3]

Critique du modèle identitaire

On voit d’emblée qu’Aurore Koechlin décrit une logique quasi implacable qui part d’une conception rigide de l’intersectionnalité et qui aboutit paradoxalement à des pratiques qui vont à l’encontre de cette même théorie : évacuation de la complexité, essentialisme, dogmatisme, modèle additif des rapports de domination, olympiades des oppressions, etc. Cela implique-t-il qu’il faille se débarrasser complètement du bagage théorique, critique et militant de l’intersectionnalité, des notions et pratiques liées à la positionnalité, la non-mixité de certains espaces, l’intrication des rapports d’oppression, le principe des premiers concernés, etc.? Cela veut-il dire qu’il est préférable de se concentrer sur les enjeux économiques et la lutte de classes, en considérant la question des privilèges, du sexisme et du racisme comme des questions morales, identitaires et privées? Bien sûr que non! L’important ici est de construire un modèle « non-identitaire » des rapports d’oppression.

Dans son texte Rethinking Recognition, Nancy Fraser nous invite à penser les relations de domination et les luttes pour la reconnaissance à travers une perspective non-identitaire. Tout d’abord, elle souligne que la vision selon laquelle la lutte de classes serait purement économique ou « matérielle » alors que les mouvements contre le sexisme et le racisme seraient purement culturels ou « symboliques » est erronée. Ainsi, des processus d’exploitation, de subordination, de normalisation, de marginalisation et de violence peuvent se jouer autant dans les rapports de classe, de sexe ou de « race ». Bref, il ne faut pas opposer mécaniquement la lutte de classe, à visée universelle, et les luttes contre les discriminations qui seraient intrinsèquement particularistes; des dimensions de « redistribution » et de « reconnaissance » peuvent toujours s’imbriquer à travers différentes luttes pour la justice sociale.

Or, Fraser souligne aussi que les enjeux de « reconnaissance » peuvent-être approchées de différentes façons. Elle décrit notamment comment une compréhension « identitaire » de ces luttes de reconnaissance peut amener deux problèmes : celui de l’évincement des luttes pour la redistribution et celui de la réification. Le modèle identitaire repose sur une conception de l’identité humaine basée sur un processus de reconnaissance mutuelle : le mépris ou le déni de reconnaissance causé par l’appartenance sociale de l’individu provoque une incapacité à développer une relation à soi réussie. L’appartenance à un groupe social dévalorisé par la culture dominante amène donc la perte d’estime de soi, le dénigrement, l’invisibilisation, et une plus grande exposition aux discriminations et violences de toutes sortes. Fraser reconnaît que ce modèle est utile pour prendre en compte les conséquences psychologiques du racisme, du sexisme, du colonialisme et de l’impérialisme culturel, mais que la compréhension des luttes de reconnaissance ne doit pas se limiter à ce modèle psychologique et identitaire.

D’un côté, Fraser souligne qu’une compréhension des luttes sociales axées sur l’identité a tendance à évacuer ou évincer les enjeux de redistribution et les bases matérielles de l’oppression. La non-reconnaissance est ainsi cadrée comme un enjeu de dévalorisation culturelle, basée exclusivement sur les discours et les normes. Souvent, la dimension économique ou les rapports de production sont ignorés, comme lorsqu’on fait de la figure du « white dude » ou de l’« homme blanc cis » l’archétype du « dominant », oubliant ou négligeant ainsi la variable de « classe » de l’équation. Et lorsque la classe est intégrée au sein de la politique identitaire (identity politics), Fraser remarque que celle-ci est réduite à une simple dévalorisation de l’identité culturelle des classes populaires. Tout se passe comme si le mépris de classe, les préjugés ou stéréotypes à l’endroit des classes défavorisées d’un point de vue économique (phénomène bien réel il faut le noter), expliquait ce dont il est question dans la domination de classe. On parle alors de « classisme » au lieu de parler d’exploitation économique, en faisant des relations de classe une simple question de discrimination ou de privilège de classe, limitant l’égalité d’opportunité des individus au sein d’une société. Fraser va même jusqu’à tracer un parallèle entre cette interprétation « culturaliste » des relations d’oppression et le « marxisme vulgaire » qui réduit tout phénomène social à sa seule base économique.

« In this way, culturalist proponents of identity politics simply reverse the claims of an earlier form of vulgar Marxist economism: they allow the politics of recognition to displace the politics of redistribution, just as vulgar Marxism once allowed the politics of redistribution to displace the politics of recognition. In fact, vulgar culturalism is no more adequate for understanding contemporary society than vulgar economism was. »[4]

Outre ce problème de l’évincement des enjeux de redistribution, le second problème du « modèle identitaire » est une certaine tendance à la réification des identités. Cela découle notamment d’un processus où les tentatives pour revaloriser des identités méprisées par la culture dominante amènent parfois une grande pression sur les membres d’un groupe minoritaire à se conformer aux normes de ce groupe. Au lieu de voir la formation des identités comme le résultat d’un processus social et dialogique complexe, c’est-à-dire comme un processus de reconnaissance mutuelle par deux parties (lequel peut être bien sûr traversé par des rapports de pouvoir), certains groupes sociaux vont tenter de s’auto-définir, dans une perspective de monologue interne, en se repliant sur des espaces safe immunisés contre la critique. Les phénomènes évoqués plus haut par Aurore Koechlin, comme l’infaillibilité épistémique des personnes dominées et la course à la radicalité, vont ainsi avoir tendance à créer des phénomènes d’entre-soi, à essentialiser et à réifier (c’est-à-dire chosifier, rendre stables, fixes et immuables) les identités sociales en évacuant leur complexité.

« Paradoxically, moreover, the identity model tends to deny its own Hegelian premisses. Having begun by assuming that identity is dialogical, constructed via interaction with another subject, it ends by valorizing monologism—supposing that misrecognized people can and should construct their identity on their own. It supposes, further, that a group has the right to be understood solely in its own terms—that no one is ever justified in viewing another subject from an external perspective or in dissenting from another’s self-interpretation. But again, this runs counter to the dialogical view, making cultural identity an auto-generated auto-description, which one presents to others as an obiter dictum. Seeking to exempt ‘authentic’ collective self-representations from all possible challenges in the public sphere, this sort of identity politics scarcely fosters social interaction across differences: on the contrary, it encourages separatism and group enclaves.

The identity model of recognition, then, is deeply flawed. Both theoretically deficient and politically problematic, it equates the politics of recognition with identity politics and, in doing so, encourages both the reification of group identities and the displacement of the politics of redistribution. »[5]

Les contre-publics subalternes : entre foyers de résistance et style de vie

Encore une fois, cela veut-il dire qu’il faille se débarrasser complètement du langage des identités, mettre de côté l’aspect culturel des injustices sociales, empêcher les groupes marginalisés de se réunir en espaces non-mixtes sécuritaires? Dans son célèbre article sur l’espace public, Fraser rappelait à ce titre l’utilité des « contre-public subalternes », c’est-à-dire « des arènes discursives parallèles dans lesquelles les membres des groupes sociaux subordonnés élaborent et diffusent des contre-discours, ce qui leur permet de fournir leur propre interprétation de leurs identités, de leurs intérêts et de leurs besoins »[6]. Fraser montre le caractère indispensable de ces espaces (qu’on nomme aujourd’hui safe spaces) qui permettent de construire une vision partagée de certains enjeux, l’échange d’expériences vécues, l’entraide et le soutien mutuel, mais aussi l’élaboration de contre-discours qui pourront ensuite revenir dans l’espace public mainstream afin de lutter contre les multiples formes de domination.

Or, il ne faut pas non plus voir ces espaces comme étant toujours exempts de relations de pouvoir. « Pour éviter tout malentendu, je précise que mon propos n'est pas d'insinuer que les contre-publics subalternes sont toujours et obligatoirement vertueux. En effet, certains d'entre eux sont malheureusement explicitement antidémocratiques et anti-égalitaires, et même ceux qui sont animés d'intentions démocratiques et égalitaires ne sont pas épargnés par des modes spécifiques d'exclusion et de marginalisation informelles. Pourtant, dans la mesure où ces contre-publics naissent en réaction aux exclusions au sein des publics dominants, ils contribuent à élargir l'espace discursif. Ils imposent en principe que les hypothèses qui ne faisaient l'objet d'aucune contestation soient publiquement débattues. La prolifération de contre-publics subalternes est en général synonyme d'un élargissement du discours contestataire, ce qui est positif dans les sociétés stratifiées.

Dans des sociétés stratifiées, les contre-publics subalternes ont un caractère dual. D'une part, ils fonctionnent comme des espaces de repli et de regroupement ; d'autre part, ils fonctionnent aussi comme des bases et des terrains d'essai pour des activités d'agitation dirigées vers des publics plus larges. C'est précisément dans la dialectique entre ces deux fonctions que réside leur potentiel émancipateur. Cette dialectique permet en effet aux contre-publics subalternes sinon d'éradiquer complètement, du moins de compenser en partie les privilèges de participation injustes dont bénéficient les membres des groupes sociaux dominants. Bien sûr, la contestation entre les publics concurrents présuppose une interaction discursive interpublics. […] Au total, mon propos n'est pas de faire l'apologie postmoderne de la multiplicité. Je défends plutôt, dans les sociétés stratifiées, l'existence de contre-publics subalternes formés dans des conditions marquées par la domination et la subordination. Dans le second cas, en revanche, je défends la possibilité de combiner égalité sociale, diversité culturelle et démocratie participative. » [7]

Ainsi, Fraser souligne que les safe spaces ou contre-publics subalternes ont un rôle important à jouer dans l’élargissement de l’espace public. Néanmoins, il ne doivent pas devenir des enclaves ou des fins en soi, mais des « moments » d’une lutte plus large où les groupes opprimés peuvent se réunir temporairement pour ensuite revenir au sein d’un espace public élargi. Fraser, tout comme bell hooks, sera ainsi critique des phénomènes de séparatisme au sein de certaines luttes sociales. Il faut envisager ces espaces comme des foyers de résistance, et non les concevoir selon une logique identitaire visant à créer un « style de vie alternatif » en marge de la culture dominante.

Ainsi, le principal piège du modèle identitaire consiste à concevoir la lutte comme une identité « prêt-à-porter », comme des espaces d’entre-soi qui se coupent progressivement de mouvements sociaux plus larges. bell hooks, qui est l’une des plus grandes représentantes du féminisme noir américain, célèbre pour ses critiques du féminisme blanc et sa conception fine des rapports de pouvoir, met en garde le mouvement féministe contre certaines dérives potentielles.

« Le féminisme est la lutte pour mettre fin à l’oppression sexiste. Son but n’est pas de servir uniquement un groupe spécifique de femmes, ni de femmes d’une race ou d’une classe particulières. Il ne privilégie pas les femmes par rapport aux hommes. Il a le pouvoir de transformer de manière significative nos vies multiples et différentes. Et, avant toute chose, le féminisme n’est ni un style de vie ni une identité toute prête ou un rôle qu’on peut endosser. […] En rejetant la notion de « style de vie » féministe alternatif qui peut émerger uniquement quand des femmes créent une subculture (que ce soit au sein d’espaces de vie ou même de cadres comme les women’s studies, devenus fermés et prestigieux sur de nombreux campus), et en insistant sur le fait que le combat féministe peut démarrer n’importe où se trouve une femme, nous créons un mouvement qui prend en compte notre expérience collective, un mouvement continuellement basé sur les masses. […]

Souvent, l’approche liée à l’identité et au style de vie est séduisante car elle créé l’impression d’être engagée dans une pratique. Cependant, au sein de n’importe quel mouvement qui vise à transformer radicalement la société, la pratique ne peut pas uniquement se résumer à créer des espaces au sein desquels des personnes supposées radicales expérimentent la sécurité en leur sein et le soutien. Le mouvement féministe pour mettre fin à l’oppression sexiste engage activement ses participant·e·s dans un combat révolutionnaire. Et un combat, c’est rarement safe et agréable. »[8]

Comme stratégie discursive, bell hooks propose d’ailleurs de mettre de côté les étiquettes identitaires comme « je suis » pour qualifier notre adhésion à certaines luttes, comme s’il s’agissait simplement d’identités politiques : je suis féministe, je suis antiraciste, je suis anticapitaliste, etc. Cela donne par exemple des débats complexes à savoir si un homme peut se qualifier de « féministe » (alors qu’il n’est pas une femme et ne fait pas l’expérience directe du sexisme), ou s’il doit se dire seulement pro-féministe, ou encore « allié » des luttes féministes (là encore, l’homme ne doit pas se dire lui-même allié, seules d’autres féministes pouvant lui attribuer cette appellation en fonction ses attitudes, ses gestes de solidarité et son pedigree militant). Bref, au lieu de s’enfermer dans les débats à savoir si des personnes blanches peuvent se dire antiracistes ou non, bell hooks nous invite à centrer notre attention sur les systèmes de domination.

« Pour mettre l’accent sur la lutte féministe en tant qu’engagement politique, nous pourrions éviter d’utiliser la phrase « je suis féministe » (une structure linguistique prévue pour se référer à un aspect personnel de l’identité et de l’autodéfinition), et pourrions plutôt déclarer « je prône le féminisme ». Dans la mesure où une insistance injustifiée a été portée sur le féminisme comme identité et style de vie, les gens ont souvent une vision stéréotypée du féminisme. Il est nécessaire de détourner l’attention des stéréotypes si nous voulons corriger notre stratégie et notre but. Je me suis rendu compte qu’en disant « je suis féministe », les gens m’étiquetaient souvent avec des idées préconçues sur mon identité, mon rôle, mes comportements. Alors que quand je dis « je prône le féminisme », els répondent généralement : « qu’est-ce que le féminisme? » Une phrase telle que « je prône » n’implique pas la forme d’absolutisme suggérée par « je suis ». Elle ne nous engage pas dans la pensée manichéenne dualiste qui est la composante centrale de tous les systèmes de domination dans la société occidentale. […] Le passage de l’expression « je suis féministe » à « je prône le féminisme » pourrait être une stratégie utile pour décentrer l’attention qui a été portée sur l’identité et le style de vie. »[9]

Par ailleurs, hooks souligne que les hommes peuvent contribuer à combattre le sexisme, tout comme les blancs peuvent contribuer à combattre le racisme, bien qu’ils se trouvent par ailleurs parmi le groupe des « dominants » ou « privilégiés ». Elle base notamment sur son analyse de la positionnalité des femmes noires qui ont souvent développé des liens de solidarité avec les hommes noirs alors que certaines féministes blanches de classes aisées de son époque invitaient à opposer les hommes et les femmes comme deux classes ou groupes distincts.

« Des assertions telles que « tous les hommes sont des ennemis » et « tous les hommes haïssent les femmes » ont mis tous les hommes dans une même catégorie, laissant ainsi penser qu’ils partagent tous l’ensemble des différents aspects du privilège masculin. […] Les positions anti-hommes ont éloigné de nombreuses femmes pauvres et de la classe ouvrière, et en particulier des femmes non-blanches, du mouvement féministe. Leurs vécus leur avaient prouvé qu’elles avaient plus en commun avec les hommes de leur groupe social et/ou racial qu’avec les bourgeoises blanches. Elles savaient à quelles souffrances et à quelles épreuves sont confrontées les femmes dans leur communauté; elles connaissaient aussi les souffrances et les épreuves vécues par les hommes et elles avaient de la compassion pour eux. Elles avaient lutté à leur côté pour une meilleure vie. Et cela est particulièrement vrai pour les femmes noires. […] Il y a un lien particulier qui unit les gens qui luttent ensemble pour l’émancipation. Les femmes et les hommes noir·e·s ont été uni·e·s par de tels liens. Elles et ils ont fait l’expérience de la solidarité politique. […] Cela ne veut pas dire que les femmes noires ne voulaient pas reconnaître le sexisme des hommes noirs. Mais cela signifie que pour beaucoup d’entre nous, ce n’est pas en attaquant les hommes noirs ou en y ripostant avec agressivité que l’on combattra le sexisme ou la haine des femmes. »[10]

On voit ici que l’imbrication des relations de domination n’amène pas forcément la fragmentation des luttes, que la référence à l’expérience vécue n’implique pas l’idée que chaque groupe social peut uniquement comprendre la réalité de son propre groupe, et que des relations de solidarité peuvent se constituer à travers différents rapports sociaux d’oppression en vue d’un combat plus large pour l’émancipation.

Éviter l’homogénéisation

Angela Davis, qui a étroitement théorisé les relations entre femmes, race et classe, nous invite également à éviter le phénomène d’essentialisation de certains groupes sociaux, c’est-à-dire en les catégorisant comme des groupes homogènes à combattre en bloc, ce qui a pour effet d’évacuer la complexité et l’imbrication des rapports de pouvoir. Dans son autobiographie, elle écrit :

« Puisque les masses blanches adoptaient des comportements racistes, notre peuple avait tendance à les considérer comme étant, elles méchantes. Et ils en oubliant d’accuser les formes institutionnalisées du racisme qui bien qu’inévitablement renforcées par des comportements teintés de préjugés, ne servaient fondamentalement que les intérêts des dirigeants. Quand le peuple blanc est sans discrimination, considéré comme l’ennemi, il est virtuellement impossible de mettre en place une solution politique. […] J’apprenais que, aussi longtemps que la réponse des Noirs au racisme resterait émotionnelle, nous n’irions nulle part. »[11]

À l’instar de Koechlin, Fraser et bell hooks, Davis critique ici le phénomène de réification des identités et de l’évincement, notamment des enjeux de redistribution et de classe, des luttes sociales pour l’émancipation. Cela veut-il dire qu’il faille embrasser une posture universaliste faisant primer la lutte de classes, en associant tout le langage du féminisme noir et des nouvelles théories critiques à une « novlangue issue de l’impérialisme culturel états-unien et qui leur est associée (intersectionnalité, fragilité blanche, cancel culture, etc.) », comme le souligne Pierre Mouterde?

Ce dernier a-t-il raison de souligner « ce à quoi l’on devrait d’abord penser : à tout ce qui pourrait nous unir et nous rassembler à l’encontre du système capitaliste global qui dans les faits ne cesse de ré-alimenter l’ensemble des discriminations et oppressions contre lesquelles on veut avec tant de raison lutter », comme si le principal enjeu ou la cause ultime de toutes les oppressions découlant d’un seul système domination?

Si Pierre Mouterde, Marc-André Cyr et d’autres ont raison de souligner certaines dérives moralisatrices et sectaires de la « gauche identitaire », leur diagnostic sur les causes de ces dérives (la « posture postmoderne ») et l’identification du remède (faire du prolétariat ou des classes populaires « les véritables victimes de l’injustice », en réhabilitant la contradiction primaire contre les luttes secondaires) vont-ils permettre nous faire sortir des polémiques spectaculaires qui opposent la gauche identitaire à la droite identitaire?

Dans la prochaine partie de cet article, nous montrerons qu’un « retour en arrière » visant à attribuer au capitalisme l’ensemble des maux et à faire de la lutte des classes une priorité stratégique nous semble une perspective erronée. Cela dit, nous proposons de reconceptualiser le capitalisme à travers son imbrication au sein de multiples rapports d’oppression, le capitalisme étant toujours et déjà un capitalisme racial, patriarcal et colonial. Celui-ci implique des luttes de classes, mais aussi des « luttes frontières » liées aux frontières institutionnelles qui séparent la sphère de la « production économique » de celles de la reproduction sociale, la nature et le domaine politique. Que nous nommions ce système « capitalisme racial, patriarcal et colonial », ou encore « patriarcat capitaliste suprématiste blanc impérialiste » comme le suggère bell hooks, il s’ensuit qu’il s’agit bien de s’opposer à un seul système, une « totalité sociale », laquelle étant constituée de rapports sociaux hétérogènes et néanmoins imbriqués.

En nous inspirant des travaux de Danièle Kergoat, nous analyserons de plus près le phénomène de consubstantialité et de coextensivité des rapports sociaux, cadre théorique plus à même de saisir l’imbrication des systèmes de domination que la métaphore des « intersections » préconisée par l’intersectionnalité, laquelle a ainsi une tendance à individualiser les relations de pouvoir et les privilèges en se concentrant sur l’échelle microsociale. Nous montrerons ainsi qu’il est non seulement possible mais nécessaire de lier les avancées théoriques du féminisme noir, de la pensée décoloniale et du marxisme critique contemporain, sans retomber pour autant dans les impasses de la « gauche identitaire » critiquée dans ce texte.

Cela signifie donc que la principale cause des dérives présentées ici ne renvoie pas à une grande théorie « postmoderne », « postcoloniale » et/ou « intersectionnelle » qui serait responsable de tous les problèmes de la « gauche woke ». Le problème vient plutôt d’une compréhension rigide des rapports sociaux de domination, d’une analyse dogmatique de la positionnalité et de ses privilèges épistémiques, et d’une certaine course à la radicalité qui mène certains groupes à s’enfermer, malgré eux, dans le sectarisme. De plus, en mobilisant les analyses de la militante juive et lesbienne Sarah Schulman, nous montrerons que le fameux phénomène de la « cancel culture » trouve ses racines dans des mécanismes psychosociologiques par lesquels le « conflit » est systématiquement évalué en termes d’« agression », le terme « violence » étant interprété de façon vague en évacuant toute forme de nuance, cette dynamique entraînant une escalade des hostilités, des dénonciations unilatérales, des logiques d’affrontement, d’exclusion et de bannissement au sein des milieux militants, qui ne permettent pas la résolution de problèmes, mais contribuent plutôt à envenimer nos relations humaines.

Ainsi, nous proposons de distinguer soigneusement les mécanismes psychiques responsables de la cancel culture (aux effets délétères et contre-productifs), d’une analyse fine et complexe des relations de domination susceptible de nourrir les solidarités et de renforcer les luttes pour l’émancipation. La question n'est donc pas de choisir entre redistribution et reconnaissance, entre gauche universaliste et gauche identitaire, mais de dépasser cet antagonisme par une théorie critique synthétique et des pratiques militantes génératrices d'entraide, de soutien et de renforcement du pouvoir d'agir collectif.


[1] Charles Gagnon, À la croisée des siècles. Réflexions sur la gauche québécoise, Écosociété, Montréal, 2015, p. 155-157
[2] Aurore Koechlin, La Révolution féministe, Éditions Amsterdam, Paris, 2019, p. 126.
[3] Ibid., p. 127-137
[4] Nancy Fraser, « Rethinking Recognition », New Left Review, vol. 3. No. 3, May/June 2000, p. 111
[5] Ibid., p. 112-113.
[6] Nancy Fraser, « 5. Repenser l'espace public : une contribution à la critique de la démocratie réellement existante », Emmanuel Renault (éd.), Où en est la théorie critique ?. La Découverte, Paris, 2003, p. 103-134.
[7] Ibid.
[8] bell hooks, De la marge au centre, Éditions Cambourakis, Paris, 2017, p. 98 à 101.
[9] Ibid., p. 101-102.
[10] Ibid., p. 155-156.
[11] Angela Davis, extrait de son autobiographie citée dans Angela Davis, Magazine Légende, No. 2, septembre 2020, p. 33.