Propositions pour une démocratie sanitaire

La principale objection qui surgit aussitôt lorsqu'on critique les mesures répressives du gouvernement (couvre-feu, passeport vaccinal, etc.), se présente comme suit: "Les hôpitaux débordent, on n'a pas le choix. C'est bien beau la critique, mais que proposez-vous à la place?" Bref, il n'y a pas d'alternative.
Certains disent même que le gouvernement ne va pas assez loin, qu'il faudrait intensifier les mesures de confinement et durcir les mesures contre les personnes non-vaccinées pour nous sortir de la crise. L'assouplissement de certaines mesures, le retrait du couvre-feu ou du passeport sanitaire dans les circonstances actuelles serait désastreux, contribuant à accélérer l'implosion du système de santé qui est déjà au bord du gouffre. Entre la gestion autoritaire et centralisée et le laissez-faire total, il n'y aurait pas de troisième de voie.

C'est bien ce faux-dilemme duquel il faut se sortir impérativement, car il empêche d'imaginer d'autres solutions possibles à la crise pandémique qui fait rage. On le voit bien: même avec une population largement vaccinée à 80%, un couvre-feu, un passeport vaccinal élargi, l'état d'urgence, et deux ans de gestion de crise avec des (re)confinements en yoyo, nous voilà revenus à la case départ, avec une situation quasiment aussi intense que la première vague de 2020. Omicron n'est pas le dernier variant, et si on veut espérer sortir de cette logique infernale qui paralyse la société, effrite la confiance envers les institutions, valide la ségrégation sociale et alimente une crise générale de santé mentale, on ne pourra pas laisser le pouvoir indéfiniment à une poignée d'experts, de politiciens et de conseillers triés sur le volet.

Il nous faut donc un plan global de sortie de crise qui agit sur les causes multiples du problème, et qui accepte de défier certains paramètres du statu quo. Je ne prétend pas avoir trouvé la réponse magique et parfaite à la crise actuelle, mais je crois avoir identifié un élément crucial qui fut abandonné dès les premiers jours de la pandémie: la démocratie. Celle-ci n'est pas de trop dans un contexte de crise, car on voit bien que que la gestion centralisée du Léviathan sanitaire n'a pas réussi à protéger la population et à modifier les conditions sociales pour nous permettre de vivre de façon décente avec un virus qui est là pour rester.

Très peu de personnes ont réfléchi au rôle que la démocratie pourrait jouer en temps de pandémie, celle-ci étant perçue comme étant trop lente, chaotique, vulnérable aux discours irrationnels et farfelus, de sorte qu'on ne pourrait pas faire confiance à la population et/ou aux personnes concernées. Dans le livre Democracy in a Pandemic: Participation in Response to Crisis (2021), les auteur·e·s nous invitent à remettre en question cette idée reçue qui nous empêche de progresser collectivement. Voici la traduction d'un extrait de l'introduction:

"Face à l'urgence, l'hypothèse de travail a trop souvent été que la centralisation et la concentration du pouvoir politique et la limitation des droits démocratiques étaient justifiées et efficaces. Les approches plus participatives et délibératives de la politique démocratique sont des luxes que l'on peut abandonner. Cependant, la faiblesse de cette hypothèse a été exposée par les échecs généralisés des formes centralisées de gouvernance dans la protection des populations depuis le début de la pandémie; par l'émergence de groupes d'aide mutuelle et d'auto-assistance pour répondre aux besoins non satisfaits; et par des initiatives réussies menées par certains organismes publics et caritatifs qui se sont attachés à écouter et à travailler avec le public, en particulier les groupes sociaux vulnérables.

L'argument de ce livre est que, face à une situation d'urgence, les attitudes et les politiques centralisatrices qui concentrent excessivement le pouvoir sont malavisées. La participation et la délibération ne sont pas seulement possibles. Elles sont précieuses, voire indispensables. Par participation, nous entendons l'implication directe des personnes dans les décisions et les activités qui affectent leur vie. Par délibération, nous entendons la possibilité pour les gens de partager et de tester des idées dans le cadre de conversations inclusives et respectueuses. Un autre monde démocratique peut être réalisé face à une crise. Et ses contours peuvent être discernés à partir des multiples pratiques de la dernière année."

Comment favoriser la participation et la délibération démocratique dans le contexte actuel, non de façon abstraite et généreuse, mais pour contribuer de façon concrète à la lutte contre la pandémie? Là est la question. Au lieu de prendre cette hypothèse pour une chimère ou une utopie puérile, regardons en face les échecs de la gouvernance centralisée autoritaire, et essayons d'imaginer des alternatives à partir d'expériences ailleurs dans le monde, d'initiatives locales ayant émergé sur le terrain ici ou dans d'autres pays, écoutons ce que les milieux de la santé ont à dire.

Par exemple, dans la lettre ouverte Don’t Look Up, version infirmières, on constate que le gouvernement a systématiquement ignoré les demandes des infirmières, privilégiant des primes décevantes, du temps supplémentaire obligatoire (TSO), et maintenant la suppression des vacances en guise de récompense alors que des milliers de travailleurs·se·s ont déjà été ou sont actuellement sur le bord du burn out.

"Dès le début de la pandémie, faute de stratégies suffisantes, nous avons tenté de nous organiser par nous-mêmes. Des collègues dentistes, étudiants en pharmacie et d’autres se sont mobilisés pour apporter de l’équipement de protection aux soignants en CHSLD et dans les organismes communautaires alors que les CIUSSS et CISSS les retiraient pour les accumuler dans les hôpitaux. Nous avons écrit et avons partagé les données scientifiques existantes avec le plus de personnes possible pour proposer une approche différente qui aurait pu faire une différence⁠. Nous avons été ignorées. [...]

Bien avant la pandémie, les ruptures de services étaient communs. On peut blâmer l’ancien ministre Barrette ou le fédéral tant qu’on veut, reste que ceux qui sont au pouvoir en ce moment nous ignorent tout autant. Que faire maintenant ? Le gouvernement n’a pas écouté nos recommandations sur l’équipement de protection, sur l’organisation des effectifs, sur les mesures de rétention et d’attraction. Nous allons faire ce que l’on fait toujours : continuer à les marteler et tenter de nous faire écouter malgré l’indifférence et l’hostilité politique. [...]

Des solutions, il y en a beaucoup plus. Ces propositions ne sont que la pointe de l’iceberg du travail énorme effectué dans la dernière année et même avant la pandémie. Suspendre les vacances et imposer du temps plein à des soignants qui sont épuisés, traumatisés et désillusionnés ne va pas aider à limiter les ruptures de services. [...] C’est ce genre de gestion à court terme qui nous a menés à l’impasse dans laquelle nous sommes actuellement. Le cercle vicieux dans le réseau de la santé, ce n’est pas le manque de personnel qui mène à plus de TSO, c’est le manque d’écoute chronique aux solutions que nous proposons. On doit le briser, ce cercle vicieux."

J'arrive maintenant à un condensé de 12 propositions qui jetteraient les bases d'une démocratie sanitaire qui reste largement à penser et expérimenter. Actuellement, aucun parti politique n'a proposé de plan global de sortie de crise qui serait une alternative à la gestion autoritaire du gouvernement Legault, hormis peut-être le Parti conservateur du Québec qui miserait sur le laissez-faire et la privatisation du système de santé. Les revendications présentées ici ne sont pas parfaites, ce sont des hypothèses qui susciteront parfois l'adhésion, parfois des doutes, mais je les soumets ici au débat public.

1. Fin immédiate de l’état d’urgence sanitaire.
2. Fin de la gouvernance par décrets et primauté du pouvoir législatif (parlementaire) sur le pouvoir exécutif.
3. Décentralisation du pouvoir au sein du système de santé, laissant plus d’autonomie aux institutions locales et aux directions de santé régionale.
4. Autogestion des horaires et des milieux de travail dans le réseau de la santé: miser sur la créativité et les initiatives bottom-up au lieu de l’uniformité et la gestion top-down.
5. Investissement massif immédiat dans le réseau de la santé (20G$). Pour financer le tout, taxer les GAFAM, ultra-riches et multinationales, puis prendre le 10G$ prévu pour le troisième lien pour financer les infrastructures du care.
6. Création d’un service civique volontaire et bien rémunéré ayant pour objectif le recrutement de 200 000 personnes pour prêter main forte dans le réseau de la santé et d’autres secteurs stratégiques souffrant de pénurie de main-d'oeuvre.
7. Plaider en faveur de l’abolition des brevets sur les vaccins et la fabrication de tests rapides et PCR, puis relance de la production industrielle de matériel médical, pour assurer l’approvisionnement national et se préparer aux crises futures.
8. Fin immédiate du couvre-feu et du passeport sanitaire, combiné à un appel large à la prudence, la responsabilité individuelle et collective, et l’auto-limitation raisonnée des contacts sociaux.
9. Création de brigades sanitaires volontaires qui auraient pour rôle d’assurer le soutien aux personnes vulnérables dans les villages et quartiers urbains, de développer des initiatives locales solidaires et de résoudre des conflits liés à la pandémie, au lieu de tout faire reposer sur la surveillance et les forces policières.
10. Miser sur une campagne de vaccination volontaire et privilégiant les groupes vulnérables, axée sur la sensibilisation plutôt que sur le paternalisme et la répression. Cela implique de renoncer au nationalisme vaccinal, à l’obligation vaccinale et la maximisation à tout prix des doses de rappel, au profit d’une redistribution des doses vers les pays du Sud afin de lutter plus efficacement contre la pandémie à l’échelle mondiale.
11. Création d’une assemblée citoyenne tirée au sort et accompagnée d’experts de différentes disciplines, dont le mandat serait d’élaborer un plan de sortie de crise à court et moyen terme, avec de larges consultations publiques auprès de différents secteurs de la société. Cette assemblée citoyenne aurait six mois pour rédiger un plan de match, qui serait soumis au vote par référendum.
12. Suite à ce processus démocratique qui servira de répétition générale à la rédaction d’un nouveau contrat social, mise en place d’une assemblée constituante qui aura pour mandat de refonder les institutions politiques du Québec et d'instaurer les bases d’une véritable démocratie.

Cela peut sembler ambitieux, la pandémie de COVID-19 semble l'événement mondial le plus perturbateur, complexe et global que nous ayons vécu en ce début de XXIe siècle. N'ayant jamais rien connu de tel de mon vivant, il est temps de se mettre en "mode solution" si on veut trouver des alternatives au capitalisme algorithmique autoritaire, au Léviathan sanitaire et au patriotisme vaccinal qui nous enferment dans un monde injuste, répressif et franchement emmerdant.

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