Notes préliminaires sur la théorie critique des vertus

Le premier objet de l’éthique est l’étude des relations au monde, à soi-même et aux autres. Ces relations sont constituées au fil de l’expérience par un ensemble complexe d’interactions sociales, d’événements positifs ou négatifs, puis l’émergence de dispositions à agir, ressentir et réagir face aux diverses situations de la vie. Ces dispositions sont socialement acquises, c’est-à-dire qu’elles sont constituées à travers des pratiques sociales, institutions, formes de vie et rapports sociaux qui entravent ou favorisent nos relations au monde. Bref, l’éthique n’existe pas en vase clos, elle est enracinée dans un contexte social-historique déterminé. De plus, l’éthique ne peut se comprendre ni se réaliser sans la critique des relations sociales, institutionnelles, économiques, politiques et culturelles qui minent, déforment ou mutilent nos relations aux autres, au monde et à nous-mêmes. C’est pourquoi Adorno souligne que « l’éthique présuppose la critique du monde administré »[1].

Or, la critique du monde social, des institutions et des formes de vie suppose à son tour l’identification de critères ou de principes normatifs capables de guider nos évaluations éthiques sur la qualité de nos relations au monde et des diverses composantes de la société. Quelle est l’origine de ces principes ? La rationalité (Kant, Rawl, Habermas), nos sentiments (Hume, émotivistes), l’utilité (Bentham, Mill), la religion, la nature humaine, les intérêts de classe (Marx), la volonté de puissance (Nietzsche), etc.? Notre réponse provisoire, ou plutôt notre hypothèse de départ, est que le principe éthico-critique par excellence se trouve dans les vertus. Que sont les vertus? Ce sont des dispositions à agir et à ressentir qui permettent non seulement de bien agir dans certaines circonstances données, mais de nouer des relations au monde réussies. Les vertus sont donc des traits de caractère qui permettent à l’agent de développer des rapports à soi et aux autres qui favorisent son épanouissement au cours de son existence.

Les vertus comprennent deux dimensions sous tension. Elles sont orientées vers la vie bonne, et elles sont socialement constituées. L’orientation vers la vie bonne constitue leur caractère « eudémonique » : les vertus visent l’eudaimonia, c’est-à-dire le bonheur, le bien-vivre, l’épanouissement ou la réalisation de soi. Les vertus visent la vie bonne, et elles sont en partie constitutives de celle-ci ; la possession et l’exercice des vertus contribue directement au bonheur.

Comment définir le bonheur? Outre le pluralisme inévitable des multiples doctrines compréhensives de la vie bonne (il n’y a pas d’unanimité sur l’interprétation du Bien), risquons une définition qui revient à notre point de départ : le bonheur est défini par la constitution de relations au monde réussies et fécondes, lesquelles dépendent de condition sociales propices à l’épanouissement. Définition circulaire ? Oui et non, car cette définition met l’accent sur les conditions externes du bonheur, sans qu’il soit nécessaire de préciser la forme spécifique des relations au monde ou de proposer une vision substantielle de la vie bonne, dont le contenu serait le même pour tous.

Comme le note Axel Honneth : « la philosophie sociale a, depuis le début, choisi la voie qui va dans la direction d'une éthique formelle : ce qui doit prévaloir et former le cœur même de la normalité d’une société, indépendamment de toute culture, ce sont les conditions qui garantissent aux membres de cette société une forme inaltérée de réalisation de soi »[2]. Or, contrairement à Honneth qui mise sur la reconnaissance (relation à l’autre) comme condition de la « réalisation de soi » (à travers l'amour de soi, le respect de soi et l'estime de soi), les vertus sont des dispositions de l’agent qui trouvent leur fin dans la formation de relations au monde et aux autres génératrices d'épanouissement mutuel. L’humain ne peut se développer qu’en tant qu’être-relié, la vie bonne se réalisant à travers cette mise en relation de sujet avec son milieu.

Cette éthique formelle permet une pluralité de manières d’incarner des relations au monde. Les vertus sont d’abord des manières d’être, c’est-à-dire des manières de nouer des relations aux autres, à soi-même, et au monde en général. Bref, l’objet de l’éthique est l’étude des vertus ou des traits de caractère qui favorisent l’épanouissement humain, lequel n’est pas auto-fondé dans l’individu, mais directement dépendant du monde social dans lequel nous évoluons.

Cela nous amène au deuxième point : l’origine sociale des vertus. Si nos vertus sont des dispositions à agir vectrices d’épanouissement, et que nos dispositions découlent de pratiques sociales, alors le fondement de l’éthique ne repose pas sur une base immuable, naturelle ou éternelle. Cet anti-essentialisme amène des difficultés, car sur quels critères peut-on baser la critique de notre monde social si les principes et vertus qui visent à l’évaluer proviennent de celui-ci?

Cela nous conduit à adopter une approche de « critique interne » à une tradition, comme le proposent Michael Walzer ou Alasdair MacIntyre. Or, que faire si cette tradition contient des relations de domination, des rapports au monde mythifiés ou problématiques qui se retrouvent eux-mêmes dans les vertus visant à évaluer le monde social ? Que faire si nos croyances, présupposés normatifs, vertus ou outils critiques sont eux-mêmes le produit de l’idéologie, d’un monde social faux ou aliéné ? La vertu ne risque-t-elle pas alors de simplement nous adapter fonctionnellement à un monde mauvais ? Que faire si nos vertus, comme l’a bien remarqué Bourdieu, sont le fruit d’habitus qui sont eux-mêmes le produit de différences de classe, de relations de domination, d’asymétries de capitaux inscrites dans différents champs de la société ? Bref, que faire si nos vertus, loin de se distinguer des vices, sont elles-mêmes viciées?

Nos revenons encore une fois à notre point de départ, comme quoi l’éthique présuppose la critique sociale, c’est-à-dire une sociologie critique des relations au monde. Il nous faut donc développer une théorie critique des vertus, c’est-à-dire une perspective capable de mettre à jour leur genèse et leurs usages, mais aussi les formes de domination et d’aliénation qui peuvent s’y cacher subrepticement. Or, comment distinguer une vraie vertu d’une fausse vertu, c’est-à-dire une vertu génératrice de relations fécondes d’une vertu qui sert objectivement à nous adapter à un ordre social inégalitaire? Le test ici vient de la visée eudémoniste de la vertu, celle-ci devant tempérée par un souci critique. La vertu est-elle favorable à l’épanouissement? Si oui, à l’épanouissement de qui, et sous quelles conditions? Qui doit travailler, être exploité ou souffrir pour que je puisse m’épanouir? Bref, ma vertu qui me permet de nouer des relations au monde merveilleuses repose-t-elle en bout de ligne sur la domination, c’est-à-dire la perpétuation de conditions sociales qui empêchent systématiquement certaines personnes de s’épanouir elles aussi? En d’autres termes, quelles sont les conditions de généralisation de l’épanouissement, des vertus, de relations au monde réussies?

La critique des vertus est donc un prérequis essentiel à la « reconstruction normative » d’une théorie critique basée sur les vertus. Une fois les vertus dépoussiérées de leurs éléments problématiques, il faudra ensuite ausculter le monde social et voir si l’hypothèse des vertus comme instrument par excellence de la critique permettra d’identifier des rapports au monde pathologiques qui passaient encore sous le radar de l’analyse. La vertu, en tant que disposition permettant de se relier correctement au monde, servira ici de critère normatif pour évaluer la qualité des pratiques sociales, des institutions, des structures économiques et politiques qui favorisent ou mutilent nos relations au monde.

Ensuite, nous pourrons voir si la théorie critique des vertus pourra aller au-delà de son moment critique ou négatif pour esquisser des pistes de réflexion et d’action pour construire un monde propice à la vie bonne pour le plus grand nombre. L’angle mort de la théorie critique réside presque toujours dans son volet constructif et propositionnel, lequel est soit absent, lacunaire, ou bêtement réformiste, appelant à réparer l’extérieur d’une maison aux fondations vétustes, sur le bord de l’effondrement. La théorie critique des vertus se propose ainsi de fournir non seulement une critique étoffée de la vie aliénée et des conditions sociales qui reproduisent la domination, mais aussi de penser les modalités pratiques, sociales et existentielles de la vie bonne ou non-aliénée. Gros programme, mais l’audace est une vertu dans un monde qui court à son autodestruction.

Cela impliquera notamment une relecture critique de la philosophie d’Aristote, le plus grand penseur des vertus, mais également le justificateur par excellence de l’esclavage, du sexisme et du chauvinisme. Ainsi, nous proposerons de purger son éthique de tous les reliquats de systèmes de domination à l’aide d’une théorie critique des vertus renouvelée. Néanmoins, il est insuffisant de se contenter d’une simple révision critique de son œuvre, comme si celle-ci n’avait rien à apporter aux réflexions éthiques et aux théories critiques de notre époque. Une relation au monde réussie n’implique pas seulement une absence de domination ; outre cette condition négative de l’épanouissement, il faut encore des conditions positives telles que l’éducation, l’amitié, la communauté, la participation à une Cité, etc. Ce sont ces éléments constitutifs de la vie bonne qui sont aujourd’hui largement négligés par la théorie critique, outre certaines références à l’agir communicationnel orienté vers l’entente mutuelle, les relations de reconnaissance comme condition de la réalisation de soi, ou encore la résonance comme relation au monde réussi.

Il faudra donc ici, enfin, revisiter la Théorie critique contemporaine à l’aune du nouveau paradigme des vertus afin de voir comment celui-ci permet de réinterpréter, approfondir et dépasser les insuffisances de ses différentes versions formulées jusqu’à maintenant. Quelles sont les vertus d’une bonne délibération (Habermas)? La reconnaissance est-elle une vertu, et sa finalité est-elle de favoriser l’estime de soi; ou plutôt la création de relations vibrantes avec autrui dans l’amitié partagée (Honneth)? La résonance permet-elle de définir la vie bonne et de fournir un outil robuste à la critique sociale, ou est-elle plutôt le signe, le résultat ou l’épiphénomène de relations au monde vertueuses (Rosa)? La résonance est-elle analogue au plaisir et à l’auto-efficacité découlant de l’action vertueuse, plutôt que le but ultime de la vie humaine ? Si les formes de vie et la critique immanente sont deux outils conceptuels intéressants pour penser les enjeux du monde contemporain (Jaeggi), doit-on tout de même juger les formes de vie, les institutions et les pratiques sociales à l’aune du concept de vertu? Le « blocage d’expérience » qui empêche les formes de vie d’évoluer est-il le résultat de relations au monde dysfonctionnels, la capacité d’apprentissage étant une vertu permettant l’épanouissement d’une pratique, d’une institution ou d’une société en général?

Les pathologies sociales, tout comme les relations de domination, d’aliénation, de réification et d’oppression peuvent-elles être réinterprétées de façon pertinente à partir du vocabulaire moral de la vertu, des vices et des relations au monde? Enfin, la théorie critique des vertus représente-t-elle un nouveau paradigme, ou plutôt une réinterprétation utile capable de faire la synthèse de diverses théories éthiques et critiques contemporaines? Au final, cette perspective est-elle propice à l’auto-critique des pratiques sociales, notamment des pratiques militantes de ceux et celles qui aspirent à changer le monde? Ainsi, l’ultime test de validité de cette hypothèse réside dans sa capacité potentielle à stimuler les réflexions et actions des forces sociales qui visent à démolir les barrières de l’épanouissement général et à générer de nouvelles relations au monde porteuses d’émancipation.

[1] Cité dans par Rahel Jaeggi, « Une critique des formes de vie est-elle possible ? Le négativisme éthique d'Adorno dans Minima Moralia. Traduit de l'allemand par Aurélien Berlan », Actuel Marx, vol. 38, no. 2, 2005, p. 143.
[2] Axel Honneth, La société du mépris. Vers une nouvelle Théorie critique, La Découverte : Paris, 2006, p. 88. 



 

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