Hommage à Paul Rose et au socialisme décolonisateur

Je suis allé voir Les Rose au Cinéma Beaubien il y a quelques semaines avec un ami, et je suis rentré chez moi bouleversé avec plein d'idées. Il s'agit d'un des meilleurs documentaires sur l'histoire politique du Québec, et il deviendra sans doute un classique du cinéma québécois sur la crise d'Octobre, auprès de La liberté en colère et Les Ordres de Michel Brault. La forme et le contenu du documentaire créent un effet de résonance, que ce soit au niveau de la réalisation, la direction photo, les images d'archives, les témoignages émouvants de la famille Rose, les réflexions politiques poignantes de Paul, de même que la musique de Philippe Brach et La Controverse. L'histoire racontée à partir de la quête identitaire du cinéaste Félix Rose ne tombe pas dans un récit sentimentaliste et naïf, mais offre un regard sociologique et historique lucide sur un moment charnière du Québec moderne. Celui-ci souligne notamment que:

« Il est difficile pour un enfant de prendre conscience que son père et son oncle ont été impliqués dans la mort d’un homme. Toute ma vie, j’ai voulu comprendre l’enchaînement des événements et les motivations qui ont mené à la crise d’Octobre. Les Rose est l’aboutissement d’une quête personnelle. En racontant l’histoire de ma famille de classe ouvrière, je tente d’apporter un nouvel éclairage sur une période effervescente de l’histoire du Québec. »

Sur le plan politique, ce film met en évidence que le combat du FLQ ne peut être réduit à un simple épisode de terrorisme dangereux à condamner de façon superficielle et unilatérale. Par ailleurs, on voit aussi que derrière le combat indépendantiste de l’époque se cache en vérité une lutte des classes contre l'exploitation, l'oppression coloniale et la domination en général. Malgré la sympathie pour Paul Rose et son combat que le film suscite en nous, on voit aussi les coûts énormes et au final le cul-de-sac stratégique de la lutte armée qui devient la "poursuite la politique par d'autres moyens" lorsque la démocratie institutionnelle paraît bloquée. Le visionnement du film m’a amené à différents constats et pistes de réflexions :

1. Le mouvement indépendantiste des années 1960 était véritablement révolutionnaire dans ses visées, l'objectif n'étant pas d’abord la création d'un nouvel État mais la libération populaire de la classe ouvrière du Québec. « Vive le Québec libre! » était indissociable de « Vive la révolution québécoise! ». Le « nationalisme révolutionnaire » ou plutôt le « socialisme décolonisateur » était la pointe acérée de ce processus historique qui aspirant à changer le régime politique et économique, en visant en premier lieu le colonialisme anglais et l'impérialisme américain. Mais la radicalisation du mouvement par la stratégie des réquisitions (hold-up), les attentats à la bombe et les kidnappings mena à la répression féroce par l'État canadien de tout mouvement révolutionnaire.

2) Suite à cet échec de la gauche révolutionnaire de l'époque, qui était simultanément socialiste et indépendantiste, René Lévesque est arrivé avec une stratégie démocratique, électorale et modérée, proposant plutôt la social-démocratie étatiste et la souveraineté-association qui représentait en fait une autonomie juridique renouvelée, plutôt qu'une réelle indépendance politique et économique. On voit notamment dans le documentaire l'attitude exaspérée de René Lévesque qui, suite au Congrès du PQ de 1981, face au vote majoritaire pour l'autogestion et la libération des prisonniers politiques, menaça de quitter le parti une semaine plus tard car il trouvait ces positions trop « radicales ».

3) Au final, la stratégie « guévariste » de la guérilla anti-impérialiste mena à l'impasse, comme en témoigne la crise d'Octobre et l'écrasement du FLQ. Mais inversement, la « longue marche à l'intérieur des institutions » menée par le PQ s'est soldée aussi par un double échec: 1980 et 1995 qui passa néanmoins à deux doigts d'une victoire. En bout de ligne, la voie de la sécurité, de la modération et la « respectabilité » prônée par le PQ dilua le projet indépendantiste de son ambition de transformation sociale; il fallait montrer à quel point la souveraineté n'allait pas trop bouleverser les choses, tout en permettant au Québec « de se prendre en main » comme les autres nations du monde, en créant un pays comme les autres.

Face à cette situation, le projet d'indépendance s'enfonce dans un creux historique depuis 25 ans, et trois grandes options s'offrent à nous pour relancer le mouvement : a) la voie nationaliste-conservatrice et le « détour identitaire », qui, selon Mathieu Bock-Côté, pourrait donner au peuple québécois un nouvel élan d'affirmation nationale afin de confronter le régime canadien et sa doctrine multiculturaliste, et créer une nouvelle crise constitutionnelle permettant de relancer le projet souverainiste; b) la voie solidaire, misant sur la victoire électorale d'un parti de gauche décomplexé et pragmatique, et la mise en place d'une assemblée constituante pour co-écrire le projet de pays ; c) le détour de la « révolution », qui vise à renouer avec une certaine radicalité révolutionnaire en contribuant au renforcement des luttes sociales. Sans prendre le chemin de la violence ou de la lutte armée, il s'agirait de favoriser l'auto-organisation, l'agitation et l'action directe à l'extérieur des partis institutionnels.

Dans ce dernier scénario, l'indépendance ne serait plus tant un objectif à privilégier (comme le PQ jadis ou QS aujourd’hui), et le but ne serait pas de créer un nouvel État-nation centralisé. L'indépendance sociale, politique et économique de la collectivité québécoise, tout comme celle des Premières Nations, serait plutôt le résultat dérivé d'une transformation sociale plus large, via une intensification des luttes pour « changer le système ». L'indépendance ne serait donc plus la condition ou le préalable du socialisme, comme le pensait Pierre Vallières dans L’urgence de choisir (1972). Ce serait plutôt l'inverse: un mouvement de libération multidimensionnel, visant la création d'un nouveau système basé sur l'égalité, la liberté et la dignité, aurait pour tâcher de construire l'après-capitalisme dès maintenant et de détruire les institutions coloniales en vue d'un auto-gouvernement des peuples et des communautés locales. Alain Deneault propose cette voie dans le dernier chapitre de son dernier livre Bande de colons, où il appelle ni plus ni moins à « démanteler le Canada » :

« La révolution consistera ici à rendre révolu le Canada pour lui substituer des aires politiques régionales tablant sur la production locale, reposant sur la logique des circuits courts de distribution et se confédérant jusqu’à un certain point pour traiter de dossiers transversaux. Si une conception de l’entraide et de la solidarité sociale l’emporte, ces républiques à taille variable seront l’occasion d’une organisation du pouvoir politique en fonction, d’une part, de ce qu’on se présente comme relevant de ses forces, aptitudes, talents et effectifs, d’autre part, de ses aspirations, besoins et désirs. Nous ne sommes pas dépourvus de modèles pour concevoir en terre d’Amérique des républiques plurinationales et démocratiques. En la matière, au vu des différentes épreuves de leur histoire respective, les peuples d’origine peuvent encore en apprendre beaucoup aux sujets occidentaux. » (Deneault, 2020, p. 206).

Ayant commencé la lecture du dernier livre de Pierre Dardot et Christian Laval, Dominer: Enquête sur la souveraineté de l'État en Occident (2020), je me questionne toujours plus sur le piège de recréer un nouvel État-nation, lequel ne ferait que reproduire le capitalisme, le colonialisme et l'étatisme en miniature. La souveraineté désigne avant tout la domination de l'État (occidental, patriarcal et bourgeois), et en découvrant la vie de Paul Rose, ses luttes dans le milieu carcéral et son projet politique, je crois qu'il cherchait au final la démocratie réelle, le socialisme et la libération populaire contre l'État colonial et l’impérialisme. Vers la fin de sa vie, Paul Rose créa le Parti de la démocratie socialiste qui devint ensuite l'UFP puis Québec solidaire; il commençait à s'assagir suite à son aventure en prison.

Aujourd'hui, mon intuition est que QS tend à jouer le « rôle fonctionnel » du Parti québécois de l'époque, avec ses contradictions et sa spécificité, tout en proposant un projet de pays plus substantiel et transformateur que la souveraineté-association de jadis. C'est pourquoi il est nécessaire que les aspirations révolutionnaires continuent de déborder le champ du « parti », afin de propulser le changement social plus loin, sans tomber dans l'impasse de la lutte armée qui ne mène nulle part. Outre le progressisme fédéraliste du NPD, et le courant « socialisme et indépendance » de Québec solidaire, il me semble qu’une troisième voie orientée vers le « socialisme municipaliste décolonial » serait un chemin à explorer pour en finir avec la domination du capitalisme colonial incrusté dans les institutions politiques et économiques du Québec et du Canada.

C'est sur cette « ligne de crête » que le film Les Rose m'a amené à réfléchir personnellement. Je lève mon poing à l'héritage de Paul Rose, dont la fougue continue encore à inspirer les chemins de l'émancipation aujourd'hui. La perspective révolutionnaire ne réside pas seulement dans les théories; elle est avant tout un feu sacré, une relation au monde, une sensibilité. C'est ce feu sacré révolutionnaire que Félix Rose donne à voir dans ce documentaire exceptionnel sur la vie de son père.

Le film Les Rose est actuellement disponible gratuitement sur le site de l'ONF (en date du 1er octobre 2020): https://www.onf.ca/film/rose-les/



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