Croissance, mise en disponibilité et dépassement de la modernité?

Pourquoi consommons-nous, produisons-nous, utilisons-nous toujours plus de ressources, de voitures, de vols d'avion, de smartphones, alors que nous savons très bien que cela n'est pas durable et que nous courrons tout droit vers le désastre? Selon le philosophe Hartmut Rosa, qui vient de publier son nouveau livre Rendre le monde indisponible (La Découverte, 2020), cela s'explique simplement par le fait que nous sommes les fruits de la modernité capitaliste, laquelle se reproduit structurellement par un besoin constant de croissance (économique), d'accélération (technique) et d'innovation (culturelle), dans une logique du "toujours plus" qui nous tient par le bout du nez.

"La volonté de croissance ne résulte ni individuellement ni collectivement de la promesse d'un plus grand bien-être, mais de la menace de la perte (illimitée) de ce qui précédemment été acquis. Affirmer que la modernité est engendrée par le désir d'aller plus haut, plus vite, plus loin revient par conséquent à méconnaître sa réalité structurelle: ce n'est pas la soif d'obtenir encore plus, mais la peur d'avoir de moins en moins qui entretient le jeu de l'accroissement. Ça n'est jamais assez, non pas parce que nous sommes insatiables, mais parce que nous gravissons continuellement un escalier mécanique descendant; à chaque fois que nous marquons une pause ou que nous nous arrêtons, nous perdons du terrain par rapport à un environnement hautement dynamique avec lequel nous nous trouvons systématiquement en concurrence. Il n'y a plus de niches ou de paliers qui nous permettent de nous interrompre ou même de nous exclamer: "Cela suffit!" On le voit empiriquement, par exemple, dans le fait fait que la plupart des parents, dans les sociétés dites développées, ne sont plus, selon leurs propres témoignages, motivés par l'espoir que leurs enfants puissent un jour avoir une meilleure situation qu'eux-mêmes, mais par l'exigence de faire tout ce qu'ils peuvent pour que leur sort ne soit pas plus mauvais que le leur." (Hartmut Rosa, Rendre le monde indisponible, La Découverte, 2020, p. 16-17).

Or, Rosa remarque que cette "peur de manquer", qui représente en quelque sorte la pression externe ou le "bâton" de la modernité capitaliste, s'accompagne aussi d'une inclination, d'une "carotte" qui nous motive à nourrir cette logique d'accroissement illimité. "Il faut donc qu'intervienne, comme deuxième élément propulseur, une force d'attraction positive, et qu'on peut identifier celle-ci comme la promesse de l'extension de notre accès au monde. Corrélat culturel de la logique de stabilisation dynamique, dans la conception que la modernité a d'elle-même, une idée extrêmement puissante s'est insinuée jusque dans les pores les plus fins de notre vie psychique et émotionnelle: l'idée selon laquelle la clé d'une vie bonne, d'une vie meilleure réside dans l'extension de notre accès au monde. Notre vie sera meilleure si nous parvenons à accéder à (plus de) de monde, tel est le mantra non exprimé mais inlassablement réitéré et réifié dans l'action. Agis à tout instant de telle sorte que tu agrandisses l'ensemble formé parce que à quoi tu accèdes; cet impératif catégorique est devenu dans la modernité tardive le principe de décision dominant dans tous les domaines de l'existence et quelque soit la période de la vie". (Ibid., p. 17-18)

L'attractivité de l'argent, de l'automobile, de l'avion, des grandes villes et des téléphones intelligents s'expliquent ainsi en bonne partie par leur capacité à rendre le monde accessible, disponible, à notre portée, par un simple clic, un paiement sans contact, un vol de quelques heures qui nous amène à l'autre bout du monde. "Il s'agit d'une explosion inouïe de notre accès au monde. Nous avons désormais aussi constamment sous la main, pour peu qu'ils soient numérisés, tout le savoir mondial, toutes les chansons, tous les films, toutes les données; nous les portons littéralement sur nous." (Ibid., p. 19)

Beaucoup parlent d'une nécessaire transition énergétique qui n'advient pas, ou encore d'un ambitieux Green New Deal qui pourrait créer des millions d'emplois pour développer des infrastructures vertes et des énergies propres, dans un monde toujours plus interconnecté mais "carboneutre". Or, nous semblons toujours ignorer la dynamique d'accroissement et d'accumulation qui entre en contradiction avec la nécessité d'une descente énergétique, de même que l'idéal culturel d'un accès illimité au monde qui nourrit la logique d'accélération sociale, alors que nous devrions plutôt forger un autre rapport au monde fondé sur la convivialité, la résonance, la sobriété, l'autolimitation des besoins et le caractère désirable d'une certaine "indisponibilité" du monde.

Trois options s'offrent à nous; 1) la préservation farouche du statu quo, qui nous enferme dans le climato-attentisme et le conservatisme, lequel prête flanc aux dérives réactionnaires et nous mène tout droit vers l'auto-destruction; 2) une transition par la croissance verte, les énergies renouvelables, le développement technologique et l'intelligence artificielle, voie privilégiée par les adeptes du "clean capitalism", le forum de Davos, la Silicon Valley, l'environnementalisme mainstream, Jeremy Rifkin et le capitalisme de surveillance; 3) une transition vers une société postcroissance, postcapitaliste et émancipatrice, articulant une démocratisation radicale de l'économie, la décolonisation, le renversement de l'ordre politique établi et la création d'un nouvel idéal culturel en rupture avec la logique de "mise en disponibilité intégrale" de la modernité.

Pour l'instant, les seules alternatives au capitalisme mondialisé moribond dans la sphère politique sont les populismes réactionnaires à la Trump/Bolsonaro/Orban et compagnie (scénario 1), les tenants d'un capitalisme vert et inclusif (à la Macron/Trudeau/Merkel), lesquels misent sur la flexibilité, les innovations, la substitution technologique, la numérisation du monde et la ruée vers la quatrième révolution industrielle (scénario 2); ou encore les contre-propositions de la gauche radicale version Bernie Sanders/AOC qui misent sur un nouveau compromis social-démocrate susceptible d'articuler croissance verte, modernisation des services publics et justice sociale (variante du scénario 2). Pour l'instant, il n'y a pas de scénario 3, du moins pas de feuille de route claire, de programme ou d'organisation faisant une promotion active et audible de cette voie révolutionnaire.

À mon sens, le seul scénario réaliste à court et moyen terme pour réaliser une véritable transition vers un nouveau système demeure une articulation complexe entre le scénario 2 et 3; prise du pouvoir à l'échelon municipal et national par des plateformes citoyennes, écologistes et coalitions de gauche radicale (alliance rouge-verte-citoyenne), pour amorcer les premières mesures de transition et certaines ruptures significatives avec l'ordre établi; approfondissement de la révolution par les mouvements sociaux, réappropriation collective de bâtiments, lieux et infrastructures par les communautés locales, retour des pratiques d'autogestion, d'autosuffisance, de résilience et d'autonomie collective sur différents territoires, lesquelles permettront d'accélérer l'émergence de nouvelles formes de vie, de manières d'habiter et de relations au monde.

Si "l'écosocialisme démocratique" semble une voie à la fois souhaitable mais aussi peu probable sur le plan politique à très court terme, compte tenu du rapport de forces actuel qui favorise les forces conservatrices du statu quo, c'est bien l'horizon d'une "décroissance conviviale", d'un "communisme libertaire" ou d'un "municipalisme des temps difficiles" qui semble un scénario envisageable à long terme, surtout avec les perspectives d'un "effondrement" qui mettra à rude épreuve nos institutions, accentuera diverses pénuries et amplifiera de multiples bouleversements à des rythmes variés à travers le monde. Cela dit, encore une fois, nous manquons d'une vision, d'une stratégie, d'une direction, et de moyens à la hauteur de la situation pour concrétiser, ici et maintenant, cette aspiration.
 

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