Visage, autrui et amitié, entre Facebook et démocratie

Présence, visage, voix, langage non verbal, interprétation des émotions d’autrui: autant d’éléments indispensables à la conversation, la compréhension mutuelle, et la délibération démocratique. Davantage que le partage d’informations et l’expression d’opinions via des moyens de communication, c’est bien la parole et la capacité d’écoute qui sont au fondement de la démocratie. Comme le note l’historien de la démocratie athénienne Moses Finley, « le monde grec était fondamentalement un monde de la parole et non de l’écriture »1. Il en va de même pour les communautés non occidentales qui ont exercé diverses formes de « démocratie par consensus », où les décisions étaient prises collectivement après une patiente circulation de la parole parmi les gens concernés.

Or, à l’heure où nous côtoyons physiquement nos proches (ami·e·s, famille et collègues), mais où nous nous informons, échangeons et débattons dans un espace public médiatisé par les technologies numériques, l’écriture, l’affirmation de soi et l’assertion catégorique viennent progressivement se substituer à la parole partagée. Les différents discours circulent et résonnent toujours plus forts, mais ils ne sont pas incarnés par des personnes en face de nous, dont nous pouvons voir le visage et interpréter les nuances en fonction du ton et du timbre de la voix, des signes corporels, du contexte, des intentions et des affects d’autrui.  Paradoxe : alors que Facebook permet d’étendre considérablement nos réseaux « d’amis » et de nous mettre « face à face » dans l’espace virtuel, il efface progressivement le visage d’autrui qui me regarde et me parle, dans la relation Je-Tu et l’intersubjectivité concrète. Conséquence : les vertus civiques se dégradent, les liens sociaux s’effritent et la confiance diminue entre les individus et différents groupes.

Évidemment, ce phénomène n’est pas le résultat exclusif des médias sociaux, car plusieurs facteurs peuvent contribuer à la plus ou moins grande « santé démocratique » de l’espace public : inégalités sociales, transformations culturelles, éducation lacunaire, insécurités et crises de toutes sortes, etc. Mais il est un peu naïf de croire que les technologies de communication ne seraient que de simples « outils » dont il faudrait faire bon usage. D’une part, Facebook est conçu pour nous rendre accroc à cette interface, que ce soit par les notifications, les commentaires et la validation sociale par les likes, la régulation algorithmique du fil d’actualités, des jeux addictifs, et toute une série d’incitatifs plus ou moins déguisés qui permettent d’activer notre circuit de récompense et stimuler notre niveau de dopamine. D’autre part, ce média social constitue en fait une « médiation sociale », c’est-à-dire un rapport social qui structure nos rapports aux autres, au monde et à nous-même. La subjectivité ne se rapporte pas aux autres « directement », par la parole et la conversation synchrone, mais par une communication asynchrone qui structure autrement nos attentes, nos désirs, nos attitudes et nos formes d’expression. Il ne s’agit pas de diaboliser outre mesure cette technologie qui peut présenter plusieurs avantages sous de nombreux aspects, mais de bien comprendre les effets induits ou favorisés par cette nouvelle manière de débattre en société.


Les médias sociaux accélèrent la circulation des informations et des idées, ils amplifient les dynamiques sociales et les réponses affectives qui existent déjà dans le monde «hors ligne». Ainsi, les médias sociaux constituent un miroir grossissant ou un reflet plus ou moins déformé de la réalité sociale. Mais ils la structurent aussi en retour, dans un rapport dialectique où les rapports sociaux déterminent l’usage des technologies numériques, qui déterminent à leur tour les pratiques de communication et les relations entre les individus dans le monde social. Qui plus est, Facebook va bientôt modifier notre accessibilité au contenu de la sphère publique. En effet : « Votre Facebook devrait prochainement se remplir de visages familiers : le plus grand réseau social du monde a annoncé, jeudi 11 janvier, une refonte de son fil d’actualité, la page d'accueil où les utilisateurs voient les nouvelles publications. Il donnera désormais la priorité aux contenus partagés par la famille et les amis, assure Facebook, au détriment des marques, médias et autres pages. C’est la plus importante refonte de la façon dont le site présente ses contenus depuis plusieurs années. "Vous verrez moins de contenus publics comme des publications d’entreprises, de marques et de médias", a expliqué le cofondateur et PDG du groupe, Mark Zuckerberg »2.

Or, comment délibérer sur les affaires publiques si nous devenons moins exposés à ce qui se passe dans le monde extérieur à nos « familles et amis »? Et comment peut-on « faire société » si chaque personne s’enferme plus ou moins volontairement dans sa « bulle informationnelle », ses groupes affinitaires et ses « chambres d’écho » qui nous renvoient constamment les images et les discours que nous voulons entendre, qui correspondent toujours plus à nos valeurs et nos préférences? Plus fondamentalement, quel est le sens de l’amitié, et quelle est sa signification pour la démocratie?
 

Aristote disait que la communauté politique repose sur la philia, c’est-à-dire l’amitié entre personnes d’une même cité. Outre l’amitié utilitaire (basée sur le partage d’intérêts communs) et l’amitié hédoniste (basée sur le plaisir partagé), il y a l’amitié vertueuse. Comme le souligne Christophe Perrin dans un texte fort intéressant sur la philia chez Aristote : « Supérieure à ces deux premières espèces d’amitié imparfaites, il existe pour Aristote une amitié excellente, l’amitié fondée sur la vertu : « la parfaite amitié est celle des hommes vertueux et qui sont semblables en vertu : car ces amis-là se souhaitent pareillement du bien les uns aux autres en tant qu’ils sont bons et ils sont bons par eux-mêmes ».L’amitié parfaite s’avère l’amitié entre pairs. Les hommes de bien, chez qui elle se noue exclusivement, sont en effet amis lorsqu’ils sont aussi vertueux l’un que l’autre et lorsqu’ils ont les mêmes vertus. Cette égalité constitue la source même de leur relation. Leurs volontés, leurs actes et leur attachement sont alors semblables. La vertu étant une disposition qui rend bon ce dont elle est la vertu, et l’amitié, un attachement réciproque et manifeste qui consiste à vouloir du bien à une personne, lorsque deux hommes vertueux sont amis, ils se veulent du bien, mutuellement – il y a donc réciprocité [...] Il y a donc amour de la personne pour elle-même, et non pour ce qu’elle possède ou procure – chacun veut donc pour l’autre la même chose, c’est-à-dire la vertu - et au même degré. Ainsi l’amitié fondée sur la vertu repose de part en part sur l’égalité, une égalité de volonté, de caractère, de disposition et d’action. »3 

L’amitié entre pairs ne se retrouve pas seulement entre personnes qui partagent des intérêts, des valeurs, des préférences ou des croyances communes, mais entre des individus égaux qui partagent certaines dispositions éthiques, des vertus morales et civiques. Cela nous permet donc de penser, par contraste aux amitiés privés dont Facebook fait l’apologie, la possibilité d’une amitié civique, c’est-à-dire des liens d’attachement et des dispositions qui favorisent de bonnes relations entre concitoyens et concitoyennes. Plus que la civilité (savoir vivre, courtoisie et respect mutuel), et le lien « vertical » du civisme (respect pour la collectivité et ses lois, sens du devoir et dévouement pour l’État), l’amitié civique est ce qui rend possible à la fois l’égalité et la réciprocité, bases de la coopération, de la communication non-violente et d’une délibération publique inclusive. Comme le souligne Aristote : « l’amitié est une forme d’égalité comparable à la justice. Chacun rend à l’autre des bienfaits semblables à ceux qu’il a reçus. » Enfin, c’est bien sur ce plan précis que Facebook et les technologies numériques en général affectent négativement la dynamique de l’espace public, la capacité de délibérer et la possibilité même de la démocratie; les médias sociaux contribuent à accélérer la privatisation de l’existence et des amitiés, au lieu de nourrir et de favoriser l’amitié civique.

Le modèle de l’amitié privée devient ainsi le modèle des relations sociales en général; nous considérons de plus en plus les autres individus et simples connaissances dans une logique d’affinités (d’intérêts, de valeurs et de préférences individuelles). Et lorsque le désaccord survient, c’est plutôt la logique antagonique ami/ennemi qui prend le dessus : la réaction devient alors d’aimer ou de haïr les propos des autres, de louanger ou de blâmer spontanément les idées, personnes, événements et actions qui suscitent en nous un affect de joie, d’indignation, de colère ou de rire. Sur le plan politique, les individus branchés sur les médias sociaux auront donc tendance à interagir toujours plus sur un modèle affinitaire, lequel favorise la pensée de groupe, l’appréciation ou le rejet des autres sur la base des critères culturels, moraux, identitaires ou autres. Nul ne sert de s’étendre sur les multiples effets négatifs qu’il est facile d’identifier en observant les interactions sociales dans le monde numérique; mais nous devons absolument réfléchir aux conditions pratiques, technologiques et sociales pour reconstruire ou plutôt retisser des liens de confiance au-delà de nos amitiés privées. Ainsi, nous faisons nôtre cette idée simple et profonde d’Aristote : « l’objet principal de la politique est de créer l’amitié entre les membres de la cité ».

Encore plus qu’une citoyenneté numérique, nous avons donc cruellement besoin d’une citoyenneté incarnée.Nous avons besoin de nous voir en chair et en os, d’assurer une présence dans l’espace public physique, de nous rassembler, de parler en personne avec des personnes issues d’autres groupes, clans, familles et communautés, pour ne pas s’enfermer dans le monde numérique qui enveloppe toujours plus le monde social avec sa propre logique. Cela ne veut pas dire qu’il suffit de se déconnecter de Facebook ou d’Internet, de façon définitive ou ponctuelle ; il s’agit plutôt de se reconnecter aux autres, de réapprendre à discuter, débattre, délibérer et écouter, d’examiner de façon réflexive ses propres notions préconçues et ses convictions, non pour les abandonner au profit d’une tolérance mièvre ou du respect d’une liberté d’expression abstraite, mais pour préserver les bases pratiques de la coopération citoyenne. Bien sûr, le monde social est traversé par des intérêts en opposition, des relations de pouvoir et de domination, que ce soit au niveau systémique, institutionnel, culturel et interpersonnel, que ce soit entre classes, hommes et femmes, majorité et minorités, etc. Mais au-delà de la critique des rapports de domination, il faut aussi agir simultanément sur un autre plan pour éviter que l’hypertrophie de la critique amène l’atrophie d’autres capacités tout aussi importantes pour la vie sociale et politique.

En d’autres termes, il faut développer avec la même intensité des formes de réciprocité, de communication non-violente, ainsi que des dispositions éthique et civiques qui seront nécessaires à la création d’une véritable démocratie participative, délibération, directe et inclusive. Cette exigence morale et politique s’adresse encore plus aux milieux militants, qui ont pour double fonction de critiquer les formes d’exploitation, d’oppression et de domination afin de paver les chemins de l’émancipation, mais également de développer dès maintenant les capacités individuelles, sociales et délibératives qui seront essentielles pour vivre dans une nouvelle société libérée des injustices systémiques.

Sans cette double exigence, qui implique de cultiver à la fois deux dimensions de notre personnalité et de nos interactions sociales (l’esprit critique et l’écoute, la lutte et la coopération), un seul pôle prendra le dessus en inhibant l’autre, la lutte acharnée détruisant les bases de la coopération, la tolérance excessive anesthésiant la critique des pratiques sociales problématiques. Il s’agit certes d’un défi immense, qui consiste à tenir ensemble deux impératifs sous tension, voire contradictoires; mais la transformation sociale, si elle doit mener à la démocratie, doit veiller à préserver ses propres conditions de possibilité. Voilà énoncé, de façon un peu sinueuse, un argument en faveur de l’amitié civique.


1 Moses Finley, Démocratie antique et démocratique moderne, Payot, Paris, 1976, p. 65-66.
2 https://www.francetvinfo.fr/internet/reseaux-sociaux/facebook/facebook-va-mettre-en-avant-les-amis-et-la-famille-au-detriment-des-autres-pages-sur-son-fil-d-actualite_2557945.html
3 Christophe Perrin, « Égalité et réciprocité : les clés de la philia aristotélicienne », Le Philosophoire, no. 29, 2007 p. 265.

Commentaires

  1. Je suis un peu en retard, plus d'un an! Mais j'aimerais avoir ton avis sur cette question. Dans la Grèce Antique, la démocratie se vivait en personne, avec des délibérations à l'agora où des orateurs et des tribuns prenaient la parole. La vergogne entrainait une sorte de pacte social grâce auquel celui qui prenait la parole s'engageait à ne pas induire les autres citoyens en erreur sciemment. Toutefois, peut-on douter du fait que certaines personnes avaient une influence plus grande que les autres, que leur don oratoire ou leur position sociale leur donnait un avantage marqué sur les autres, rendant leur opinion plus rapidement acceptée sans critique? Il suffit d'avoir participé à quelques assemblées générales dans sa vie pour saisir tout le potentiel de domination qui vient avec ce type de débat. Même avec un animateur chevronné et sensible à l'importance de répartir les tours de parole équitablement, les propos ne seront jamais reçus pour ce qu'ils sont. Ils seront toujours teintés par celui qui les diffuse. Ainsi, une personne possédant un don oratoire lui permettant de s'exprimer aisément en rendant ses propos vivants saura donner à son opinion une valeur ajoutée, alors qu'une personne gênée et au vocabulaire limité produira l'effet inverse. Cela sans compter que la majorité de la population a une peur maladive de parler en public. Ne s'agit-il pas là de freins majeurs à l'exercice de la démocratie?

    Si les propos écrits ne permettent effectivement pas de leur adjoindre le ton et le langage non-verbal, ils ont le mérite de permettre à plus de gens de s'exprimer, au moment qu'ils le souhaitent, sans s'avancer au devant des autres. De plus, si ces propos se font sous couvert d'anonymat et sont limités en fréquence et en longueur, on enlève automatiquement tous les autres travers possibles, soit la personnalisation du débat, l'influence indue de certaines personnalités, la ségrégation de certains points de vue parce qu'émis par des individus marginalisés dans la société et la monopolisation de l'espace délibératif. Les travers possibles que représentent le non-respect, l'agressivité ou les propos mensongers peuvent être facilement contrés par une modération selon des règles décidées collectivement.

    Évidemment, facebook ne répond pas à ces critères (anonymat, modération, limite du droit de parole), ce qui produit ces comportements nocifs que tu décris très bien dans ton texte plus haut. Toutefois, il importe selon moi de dissocier le résultat vu sur les médias sociaux du médium de communication qu'est l'écriture. Autant un débat en personne peut dégénérer en émeute s'il n'est pas bien mené, autant un débat à l'écrit peut apporter son lot d'insultes, de trolls et de polarisation stérile. Je crois toutefois que les avantages de l'écriture dépassent ceux du débat en personne. Ce qui n'exclut pas les côtés indispensables du contact humain, ne serait-ce que pour tisser des liens d'amitié (civiques ou personnels) qui, comme tu le mentionnes dans ton texte, sont à la base de la démocratie. Seulement, lorsque vient le temps de prendre une décision collective, il faudrait s'affranchir de ces affects (liens émotifs, peur de s'exprimer, domination, tribune excessive, etc.) et l'écriture anonyme représente le moyen le plus sûr, selon moi.

    Qu'en penses-tu?

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  2. "il importe selon moi de dissocier le résultat vu sur les médias sociaux du médium de communication qu'est l'écriture. Autant un débat en personne peut dégénérer en émeute s'il n'est pas bien mené, autant un débat à l'écrit peut apporter son lot d'insultes, de trolls et de polarisation stérile. " Article exceptionnel, merci
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