Au-delà de la fête nationale : le bonheur public

D'abord fête religieuse célébrant Jean Le Baptiste, la Saint-Jean était la fête des Canadiens français au XIXe siècle. Durant la Révolution tranquille, la fête se politise, elle se mélange à l'effervescence culturelle de l'époque avec les grands spectacles publics et les chansonniers populaires, pour enfin devenir officiellement fête nationale en 1977. Aujourd'hui, la Saint-Jean-Baptiste revêt encore les habits hérités des années 1960, mais sous une forme vieillie, édulcorée. La fête nationale s'est progressivement dépolitisée, le sens du collectif s'est effrité, et la logique sécuritaire s'est renforcée pour prévenir tout débordement festif. La période historique de la Révolution tranquille arrive à sa fin, telle une vague qui glisse et s'achève lentement sur le sable.

Nous avons besoin d'une seconde modernisation, d'une renaissance, d'un nouvel élan pour régénérer un sentiment essentiel à la vie collective : la liberté politique et le sens du bonheur public. Cette idée, loin d'être morte, a pourtant été recouverte par les promesses de la liberté de choix et du bonheur privé. Bien que plusieurs nationalistes conservateurs associent le danger du libéralisme au multiculturalisme, le principal problème n’est pas la pluralité, condition indispensable de l’espace public; c’est le repli sur la sphère privée, qui nous détache du monde commun. Comme le souligne Benjamin Constant, c’est une certaine idée de la vie bonne qui est venue s’imposer avec l’entrée du Québec dans la modernité. « Notre liberté à nous, doit se composer de la jouissance paisible de l'indépendance privée. »

Si nous voulons nous déprendre de cette morose sociale, qui emprunte les formes diverses du cynisme, de l’indifférence ou de l’apathie, nous devons retrouver, par le biais de l’action collective, un trésor perdu qu’Hannah Arendt met au jour dans son fameux livre La condition de l’homme moderne. « Ce qu’ils appelaient liberté publique n’était pas un espace intérieur où se mettre à volonté à l’abri des pressions du monde, ni le liberum arbitrium qui mène la volonté à choisir entre les termes d’une alternative. Pour eux, la liberté ne pouvait exister que dans la sphère publique ; c’était une réalité tangible, du monde, une création humaine dont l’humanité devait jouir, plutôt qu’un don ou une capacité; c’était l’espace public créé par l’homme ou la place publique que l’Antiquité avait reconnue comme l’aire où la liberté apparaît et devient visible aux yeux de tous. »[1]

Cette conception particulière de la liberté, qui prend forme au cœur de la Cité, est indissociable d’une image de la vie heureuse, du bien vivre, d’une joie partagée alimentée par la résonance des individus qui mettent en commun leurs paroles et leurs actes dans un espace collectif. « Cette liberté qu’ils appelèrent plus tard « bonheur public », après y avoir goûté, et qui consistant dans le droit du citoyen à accéder à la sphère publique, à prendre part à l’exercice de la puissance publique – selon la formule de Jefferson, à devenir « un participant au gouvernement des affaires » - par opposition aux droits généralement reconnus qu’ont les sujets d’être protégés par le gouvernement, et au besoin contre la puissance publique, dans leur quête du bonheur privé, par opposition aux droits que seul un pouvoir tyrannique pourrait abolir. Le fait même qu’on ait choisi d’invoquer le « bonheur » pour réclamer une participation à l’exercice du pouvoir indique bien qu’existait dans le pays, avant la révolution, une notion similaire au « bonheur public » et que les hommes savaient qu’ils ne pouvaient pas être totalement « heureux » s’ils ne jouissaient que d’un bonheur circonscrit à leur seule vie privée. »[2]

Pour moi, le sentiment patriote, qui est peut-être surtout un instinct libertaire, une réminiscence de la liberté des Anciens, découle de cette soif de bonheur public. Le patriotisme, ce n’est pas d’abord l’attachement à un âge d’or, la célébration d’une longue tradition ou d’une continuité de survivance nationale, mais une réactivation du passé, ancrée dans le présent, et aimantée par un besoin viscéral de liberté. Certes, les formes culturelles et historiques d’une société donnée sont toujours déjà liées à cette exigence fondamentale, à ce désir d’émancipation et d’action commune. Mais une célébration simplement culturelle, voire folklorique, ne parviendra jamais à élever une société au-delà de la jouissance paisible des bonheurs privés.

C’est pourquoi, lorsque la fête nationale sera plus qu’un rituel ou une fête tranquille tournée vers la répétition mécanique d’une particularité culturelle, nous aurons collectivement ce sentiment étrange et étonnant, nous éprouverons une joie à la fois ancienne et nouvelle, celle d’une liberté en devenir et d’un bonheur réellement partagé. Ce temps viendra, comme une prochaine vague qui est sur le point de nous surprendre au milieu d’un creux de vague. Ce ne sera pas pour longtemps, car une société ne peut pas rester éternellement engourdie dans un contexte qui exige d’elle un surcroît d’énergie. Chassez la liberté, et elle revient au galop.

[1] Hannah Arendt, De la révolution, dans L’Humaine Condition, Gallimard, Paris, 2012, p. 434.
[2] Ibid., p. 437. 
Photo: Agence Reuters Mathieu Bélanger

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