Les innombrables contradictions de la convergence

Introduction

Québec solidaire n’a pas fini d’entendre parler de son refus d’une convergence avec le Parti québécois lors des prochaines élections. En plus des reproches de dogmatisme, de fermeture et de favoriser les réélection des libéraux, les solidaires doivent aussi jongler avec le scandale entourant la non-divulgation de la feuille de route du OUI-Québec sur une démarche commune d’accession à l’indépendance. Face à ce contexte trouble, il est facile de jeter le blâme sur Québec solidaire, ou encore d’accuser simplement le Parti québécois de l’avoir cherché. Certes, cette conjoncture est déchirante pour plusieurs ; les moqueries, les accusations et le mépris, les émotions de colère, de déception, de hargne ou d’acrimonie prennent le pas sur la raison et l’analyse froide de la situation. Comme le souligne Hannah Arendt : « il s’agit là évidemment de réflexion, et l’irréflexion (témérité insouciante, confusion sans espoir ou répétition complaisante de «vérités» devenues banales et vides) me paraît une des principales caractéristiques de notre temps. Ce que je propose est donc très simple : rien de plus que de penser ce que nous faisons. »

Dans cet article, nous voudrions mettre en évidence le fait que les récentes décisions de Québec solidaire ne résultent pas seulement des choix des membres, mais aussi d’une série de contradictions présentes au sein du mouvement souverainiste. Il ne s’agit pas de nier que des décisions ont été prises par une série d’acteurs à la suite de nombreuses délibérations, car en bout de ligne ce sont toujours des humains en chair et en os qui décident et tranchent les débats. Mais il n’en demeure pas moins que les raisons fondamentales qui ont été évoquées et qui ont fait pencher la balance découlent des tensions structurelles d’un champ politique déterminé. En d’autres termes, les décisions collectives qui ont été prises ne sont pas d’abord une somme d’opinions individuelles, mais le résultat d’un ensemble complexe de contraintes qui s’imposent aux acteurs dans un contexte donné.

Pour éviter toute confusion, il faut noter qu’il ne s’agit pas ici d’analyser des contradictions logiques (comme l’idée d’un « cercle carré » par exemple), mais bien de mettre en relief des contradictions pratiques. Cela signifie que les problèmes pratiques auxquels sont confrontés les acteurs ne découlent pas simplement d’accidents ou de perturbations extérieures, mais bien des tensions internes d’un contexte déterminé. Selon cette interprétation, une crise résulte d’un conflit interne ou d’une opposition entre des exigences contradictoires présentes au sein d’un individu, d’une organisation, voire d’une forme de vie ou d’une société. Par exemple, la « question sociale » qui renvoie aux inégalités économiques produites par le capitalisme pose problème dans la mesure où il existe une contradiction inhérente à cette structure fondée sur une division de classes aux intérêts opposés. Mais il est également possible d’identifier des contradictions pratiques dans des films, drames et comédies romantiques où les individus doivent surmonter les multiples obstacles d’histoires amoureuses compliquées. Les dilemmes amoureux sont en quelque sorte les meilleurs exemples de contradictions pratiques à l’échelle de la vie affective.

Le fait d’adopter une grille d’analyse centrée sur les contradictions pratiques et non sur le simple comportement des organisations politiques permet de mettre en lumière la dynamique sous-jacente des choix effectués et les possibilités objectives qui pourraient débloquer la situation. Cette perspective permet également de montrer que la situation actuelle résulte de contradictions présentes au sein du Parti québécois, de Québec solidaire, et entre ces deux formations politiques. Ainsi, il ne s’agit pas de dire qu’un parti a tort alors que l’autre a raison, mais bien que chaque organisation avait des bonnes raisons d’agir comme elle l’a fait. Afin de ne pas sombrer dans le relativisme, il ne s’agit pas de dire que toutes les actions de chaque parti sont justifiées ; il s’agit plutôt d’expliquer l’enchaînement complexe des actions et réactions, c’est-à-dire la mise en relation des oppositions et la dynamique qui structurent les choix de chaque formation. 


Les raisons d’un échec

Tout d’abord, la proposition du Parti québécois de négocier des pactes électoraux avec Québec solidaire découle de trois principales raisons : 1) le déclin historique des appuis pour ce parti depuis les vingt dernières années ; 2) le fait de repousser l’accession à l’indépendance dans un deuxième mandat afin d’augmenter les chances de gagner contre les libéraux en 2018 ; 3) les multiples sondages qui corroborent l’hypothèse d’une impossibilité à prendre le pouvoir sans faire d’alliance avec d’autres partis. Par exemple, si le PQ était dans une phase historique ascendante et qu’il sentait qu’il pouvait prendre le pouvoir en proposant l’indépendance dans un premier mandat, il n’aurait pas eu besoin de mettre de côté son engagement premier pour battre les libéraux. Ensuite, si le PQ sentait qu’il était susceptible de gagner les élections par ses propres forces, jamais il n’aurait eu besoin de proposer des pactes électoraux. Cela signifie que la saga des alliances découle avant tout de la faiblesse politique et historique du PQ, qui doit absolument se tourner vers ses « alliés potentiels » pour assurer sa survie. Or, pourquoi avoir choisi de négocier d’abord avec Québec solidaire ?

Outre son ADN souverainiste, le PQ depuis René Lévesque est également d’obédience social-démocrate. Le parti a ensuite gardé une telle interprétation de son identité politique à travers le temps, même si l’action publique du PQ une fois au pouvoir est maintes fois entrée en contradiction avec cette appellation à travers son histoire (coupe de 20% des salaires de la fonction publique et loi spéciale en 1982, déficit zéro de Lucien Bouchard en 1996, austérité de Nicolas Marceau en 2013). Or, la popularité décroissante de l’austérité sous le régime Couillard amena le PQ à se repositionner dans son nouveau programme pour « faire du Québec une social-démocratie d’avant-garde », ce qui le rapproche évidemment des positions de Québec solidaire. Outre cette relative proximité idéologique « souverainiste de centre gauche » (nous y reviendrons), le PQ a également intérêt à converger avec QS pour des raisons stratégiques. La nette prédominance du PQ sur le plan électoral (25,4% et 30 sièges pour le PQ, vs 7,6% et 3 sièges pour QS aux élections de 2014) fait en sorte que QS représente un partenaire utile et relativement inoffensif. Les solidaires ont objectivement intérêt à augmenter leur députation et à sortir de la ville de Montréal, et ils pourraient difficilement imposer des changements importants au sein PQ compte tenu de son plus faible poids politique.

Or, sous cette « convergence progressiste » se cache une contradiction au cœur de la « question nationale » : la question identitaire. Sur ce plan, le déclin historique du PQ l’a amené à expérimenter la stratégie de la Charte des valeurs en 2013, laquelle visait à utiliser le débat sur la laïcité et les accommodements raisonnables pour accentuer la polarisation identitaire entre majorité et minorités, et ce dans une perspective d’« affirmation nationale ». Plus qu’une simple tactique électorale, il s’agissait bien d’une stratégie visant à reconstruire l’identité collective autour de cet enjeu, en espérant passer de la simple affirmation culturelle à la nécessité d’une auto-détermination politique. La stratégie consistait essentiellement à construire un « projet majoritaire » en adoptant une Charte des valeurs liée à l’identité québécoise, laquelle aurait nécessairement été invalidée par la Cour suprême du Canada et la Charte canadienne des droits et libertés, ce qui aurait amené une « crise constitutionnelle » et un « déni de reconnaissance » propice à la relance du mouvement indépendantiste. Pour le meilleur (et pour le pire pour certains), ce projet a échoué le test électoral, car le PQ n’a pas jugé opportun de construire un consensus autour de la question, préférant jouer la carte de la wedge politics pour se positionner comme le grand parti de l’identité nationale.

Or, c’est bien cette stratégie qui a ultimement fait échouer le projet de convergence avec Québec solidaire, car ce parti avait posé dès le début la condition non négociable d’une approche souverainiste inclusive. Évidemment, certains souligneront que le PQ aurait pu bouger sur la question identitaire afin de favoriser une convergence électorale, même si Lisée a réaffirmé une semaine avant le Congrès de QS qu’il ne reculerait pas d’une miette sur cette position. Or, Lisée n’avait pas le choix de réaffirmer son approche de la « concordance culturelle » anti-multiculturaliste et anti-interculturaliste, à cause d’une contradiction interne entre l’aile inclusive et l’aile conservatrice du PQ. Si Lisée avait décidé d’adopter une approche inclusive pro-solidaire, un important backlash au sein de son parti aurait accéléré le passage de nombreux membres vers la CAQ qui a récemment réaffirmé ses positions nationalistes et identitaires. Ce n’est pas pour rien que Lisée a été élu chef en lieu et place d’Alexandre Cloutier et Véronique Hivon (plus inclusifs) ou Martine Ouellet (indépendantiste avant tout) ; c’est parce qu’il a joué la carte identitaire avec habilité pour séduire sa base électorale qui croit de moins en moins en la possibilité objective de l’indépendance à court terme, et de plus en plus au besoin de protéger l’identité culturelle contre les menaces extérieures (islam, mondialisation, etc.). Contrairement au « moment PKP » qui avait soulevé l’espoir d’une relance de l’indépendance, le choix de remiser celle-ci dans un deuxième mandat implique de miser sur le seul levier disponible pour assurer l’intégrité et l’unité du parti ; l’affirmation forte d’une culture nationale.

C’est bien cette contradiction entre la stratégie identitaire et la stratégie indépendantiste – qui coexistent toutes deux au sein de la « question nationale » – qui explique en bonne partie l’échec de la convergence progressiste. Paradoxalement, celle-ci n’avait pas pour objet ni l’indépendance, ni l’affirmation nationale, mais plutôt une série de positions progressistes. Autrement dit, si Lisée avait pu montrer une ouverture sur la question identitaire (en revenant sur certaines affirmations passées, ou en ne s’acharnant pas sur la commission d’enquête sur le racisme systématique), les raisons contre la convergence au sein de Québec solidaire n’auraient pas autant prévalu. De même, si l’épisode de la Charte n’avait jamais eu lieu, la convergence « social-démocrate » aurait presque certainement passé la première étape de la phase exploratoire, et ce malgré les réticences de l’aile gauche de QS qui rappelle à maintes reprises le bilan péquiste en matière de politiques socioéconomiques.

De surcroît, l’agenda référendaire n’aurait pas causé de problème pour la convergence PQ-QS, car les deux partis s’entendent essentiellement sur la même position à l’heure actuelle. Lors de son Congrès de 2016, les solidaires ont décidé d’opter pour une assemblée constituante avec un « mandat ouvert », laquelle implique la possibilité de rédiger la constitution interne du Québec sans nécessairement changer son statut politique. Cela peut sembler une contradiction aux yeux des indépendantistes, mais il n’en est rien, car il s’agit très précisément de la position du PQ qui sera soumise au vote lors de son congrès en septembre 2018. Comme QS, le PQ a pour objectif de faire du Québec un pays indépendant, disposant de l’ensemble des moyens (lois, impôts, traités) pour permettre une véritable souveraineté politique et économique. Concernant la démarche pour atteindre cet objectif, le PQ souhaite mettre en place un processus constituant visant à rédiger, dans un premier mandat, la constitution interne du Québec. Ce n’est qu’en 2022 qu’une assemblée constituante serait lancée pour rédiger la constitution d’un Québec indépendant. Bien que la position actuelle de QS ne prévoit pas le découpage de ce processus en deux étapes, elle est tout à fait compatible avec la position du PQ. Ainsi, les deux principaux partis souverainistes convergent actuellement sur la question centrale de la stratégie indépendantiste. 


L’imbroglio de l’entente historique

Or, comment expliquer les dérapages entourant « l’entente historique » d’une démarche commune d’accession à l’indépendance qui a été signée par les représentants des quatre partis souverainistes (PQ, QS, ON et le Bloc) ? Pourquoi Andrés Fontecilla a-t-il signé l’entente dans un premier temps, alors que le Comité de coordination nationale (CCN) de QS l’a désavoué quelques jours plus tard, et insisté pour que l’entente soit gardée secrète jusqu’à la fin du Congrès de mai 2017 ? En fait, cela découle d’une contradiction interne à QS entourant la question de l’indépendance. Non pas que la position actuelle de QS serait contradictoire, au sens d’une incohérence ou d’une incongruité ; il est tout à fait possible de défendre la position d’une « assemblée constituante ouverte » pour rallier les personnes non convaincues et favoriser une démarche inclusive d’accession à l’indépendance. C’est d’ailleurs la principale raison qui fut soulevée par les membres lors du Congrès de 2016, laquelle a permis à une majorité relative de l’emporter vis-à-vis un nombre (non négligeable) de membres qui étaient plutôt favorables au fait de donner un mandat clair de rédiger la constitution d’un Québec indépendant. En fait, la contradiction renvoie plutôt à l’opposition entre d’une part la position récemment réaffirmée par le parti (mandat ouvert), puis d’autre part la volonté de QS de converger avec d’autres partis, notamment Option nationale (qui préconise un mandat clair). Autrement dit, il s’agit d’une contradiction entre l’ouverture et la clarté de la démarche indépendantiste.

Cette contradiction est devenue particulièrement vive depuis que le chantier « Renouveau politique » fut voté lors du Conseil national de novembre 2016. Celui-ci impliquait une ouverture à négocier avec les mouvements sociaux, groupes de la société civile et autres partis indépendantistes, ce qui impliquait notamment de s’asseoir à la table du OUI-Québec pour discuter d’une démarche commune d’accession à l’indépendance. En toute cohérence, QS a discuté avec les autres partis indépendantistes pour établir une démarche commune, et celle-ci a abouti pour diverses raisons à la stratégie d’une constituante qui aurait pour mandat de rédiger la constitution d’un Québec indépendant.

Dans cette situation, Andrés devait nécessairement signer cette entente pour favoriser la convergence, sinon QS aurait rompu les négociations avant le Congrès, alors que le parti ouvrait au même moment la possibilité d’alliances politiques avec le PQ et ON. Si QS avait refusé a priori l’entente du OUI-Québec, à cause de la position du « mandat ouvert » adoptée en 2016, il aurait sabordé d’emblée le rapprochement avec Option nationale, lequel était notamment mis de l’avant par Gabriel Nadeau-Dubois qui est devenu le co-porte-parole du parti. Par ailleurs, alors que le CCN n’avait pas de position consensuelle sur les alliances politiques avec le PQ, et qu’il était à vrai dire profondément divisé sur la question, il ne pouvait pas quitter la table du OUI-Québec ou répudier publiquement l’entente sans envoyer le signal d’une fin de non-recevoir avant le Congrès de mai. En d’autres termes, les dirigeant·e·s du parti ne voulaient pas signer la mort des alliances avant que les membres puissent se prononcer sur la question.

À l’inverse, si le CCN de QS avait accepté la signature de l’entente sur la démarche d’accession à l’indépendance du OUI-Québec, il serait clairement allé à l’encontre de la position officielle du parti, et il est certain qu’un mécontentement général de la base militante aurait vu le jour, avant et durant le Congrès. En d’autres termes, QS était littéralement coincé par les implications contradictoires de sa propre position sur la constituante ; s’il l’avait assumé, il aurait dû refuser l’entente du OUI-Québec, dire adieux à une fusion avec ON et mettre en péril la convergence avec le PQ avant même la tenue du Congrès ; si le CCN n’avait pas respecté la position officielle du parti pour garder une ouverture aux alliances politiques potentielles, les solidaires auraient fortement désavoué la décision de la direction, amenant une importante crise de confiance à l’interne.

Autrement dit, la seule solution possible pour « sauver la face » du parti était de cacher délibérément l’entente jusqu’à ce que le débat sur les alliances ait lieu. Certes, sur le plan de la transparence, le CCN aurait dû montrer publiquement son désaccord avec le OUI-Québec dès le mois d’avril, ce qui aurait considérablement refroidi toute convergence alors qu’une partie importante de la direction de QS et de nombreux membres du parti souhaitaient un rapprochement. C’est pourquoi dans un cas comme dans l’autre, la contradiction entre la transparence et la stratégie de convergence (avec le PQ ou ON) menait à une situation délicate, contradictoire, voire explosive. Et c’est bien la déflagration de cette bombe à retardement qui a ressurgi durant la semaine qui a suivi le Congrès de QS, après qu’une majorité forte des membres aient voté pour une négociation en vue d’une fusion avec ON, tout en s’opposant fermement à toute alliance avec le PQ.

Admettons maintenant que les solidaires auraient voté pour des discussions exploratoires avec le PQ sur des pactes électoraux ; nous pouvons imaginer que les déboires entourant l’entente du OUI-Québec auraient moins provoqué de remous, car la négociation aurait pu reprendre après coup. Certes, il y aurait eu un mécontentement important entourant l’opacité et la manipulation de l’agenda du Congrès de QS, mais cela aurait créé moins de vagues que dans le cas d’un refus net de toute alliance avec le PQ qui a visiblement traumatisé bon nombre de gens, solidaires et péquistes inclus. Ainsi, la contradiction entre le souci démocratique et l’impératif stratégique saute aux yeux de façon d’autant plus violente que ni la transparence ni la convergence avec le PQ n’étaient au rendez-vous. Si QS avait été transparent et que la convergence avait échoué ; QS aurait fait signe d’intégrité malgré la déception péquiste. À l’inverse, si QS avait gardé l’entente secrète mais que la convergence avait fonctionné, QS aurait montré plus d’ouverture et préservé une image plus positive auprès du grand public. Malheureusement, c’est plutôt la perception de fermeture idéologique et des manigances du « politburo » qui sont au rendez-vous. En voulant bien faire, QS se retrouve à porter l’odieux d’un échec moral et d’un cul-de-sac stratégique.

Par cette brève reconstruction normative du contexte politique actuel, nous avons voulu montrer que la situation ne peut être interprétée de façon manichéenne, c’est-à-dire comme « toute la faute à QS » ou « c’est à cause du PQ ». Aucun parti ne sort indemne de cette confrontation, et chacun devra subir les conséquences d’un enchevêtrement complexe de contradictions présentes au sein du mouvement indépendantiste et de ses multiples organisations. Maintenant, cette cacophonie signifie-t-elle la débâcle complète du PQ, de QS, et une réélection mécanique des libéraux ? À vrai dire, la mise en évidence des contradictions risque fort probablement d’accélérer leur résolution, c’est-à-dire la transformation de la situation par le dépassement des tensions internes à chaque parti. Encore une fois, il n’y a rien de nécessaire ou d’inéluctable dans le monde politique, qui n’est pas un univers statique régi par des lois universelles. C’est un espace complexe où les acteurs doivent affronter de multiples défis en essayant autant que possible de dépasser les tensions liées à leur organisation, répondre intelligemment aux gestes de leurs adversaires, et entreprendre les actions nécessaires pour atteindre leurs objectifs respectifs. Dans la situation présente, que cela signifie-t-il ? 


De l’union nationale à l’unité populaire

Du côté du Parti québécois, Lisée s’est engagé à gagner contre les libéraux en 2018, ce qui implique qu’il n’a pas le choix de mobiliser tous les moyens nécessaires pour atteindre son objectif. Si le PQ échoue aux prochaines élections, non seulement Lisée perdra la face et devra démissionner ; c’est l’existence même du PQ qui sera menacée. Cela ne signifie pas qu’en cas d’échec ce parti disparaîtra du jour au lendemain ; mais la collision pourrait être tellement forte que le parti pourrait se voir littéralement marginalisé, tant par la CAQ sur sa droite que par QS sur sa gauche. Bref, l’impossibilité pour le PQ de prendre le pouvoir seul et l’impossibilité de converger avec QS amèneront Lisée à tenter la dernière option, la solution finale ; le rapprochement vers la CAQ. Celle-ci pourrait prendre la forme d’une tentative de récupérer du discours de la CAQ pour séduire sa base électorale, ou encore d’une alliance avec ce parti.

Encore une fois, il y a une série de contradictions entre le PQ et la CAQ, mais comme nous l’avons expliqué dans un précédent texte, celles-ci ne sont pas insurmontables, car l’impératif de victoire électorale pourrait vite prendre le dessus. En ce sens, le PQ ne ferait qu’assumer le virage idéologique et stratégique qu’il a entrepris sous le règne Marois ; en renonçant à l’indépendance à court terme, la seule raison d’être ou outil de mobilisation restant demeure la protection de l’identité nationale, notamment sur le plan de la « souveraineté culturelle ». Et c’est précisément sur ce point que le nouveau programme du PQ, qui sera adopté en septembre 2018, converge parfaitement avec l’orientation de la CAQ. Cela ne veut pas dire que les deux partis feront une grande alliance, et encore moins qu’il fusionneront, mais ils pourraient très bien essayer de négocier des pactes électoraux pour éviter de diviser le « vote nationaliste », car il serait contreproductif de faire une rude concurrence entre deux programmes identitaires qui courtisent exactement la même base électorale.

La réussite d’une telle stratégie permettrait de réunifier le bloc historique nationaliste, Legault revenant en quelque sorte dans le giron péquiste qu’il avait abandonné en 2009. En fait, c’est l’élection de 2007 qui avait mené à l’ascension fulgurante de l’ADQ et la relégation du PQ comme deuxième parti d’opposition. Le virage « nationaliste conservateur » autour de la fameuse question des accommodements raisonnables visait précisément à surmonter la contradiction du PQ qui n’arrivait plus à mobiliser sa base sociale en l’absence du projet d’indépendance dans un horizon rapproché. Dix ans plus tard, le débat identitaire n’est toujours pas réglé, et l’inaction des libéraux ne fait qu’alimenter cette spirale au profit de groupes nationalistes qui cherchent à mobiliser leurs troupes en l’absence d’une croyance partagée en la souveraineté.

De son côté, Québec solidaire pourrait surmonter ses contradictions de deux manières opposées : s’il décidait de faire de la gauche ou de la question sociale une priorité absolue sur la question nationale, il devrait revoir sa position pour épouser la possibilité de l’indépendance (si nécessaire, mais pas nécessairement), en axant son discours uniquement sur les inégalités sociales, taxer le 1%, réinventer la démocratie, etc. Ce serait une position à la fois stratégique et cohérente sur le plan idéologique, car le parti pourrait alors ratisser encore plus large sur l’île de Montréal, tout en allant chercher plusieurs personnes de centre gauche dans différentes régions qui ne croient pas vraiment en la possibilité objective de l’indépendance à court terme. QS miserait ainsi sur une vague orange, les orphelins politiques, voire le vote de contestation, en séduisant les gens qui sont dégoûtés par la politique et/ou qui veulent dépasser le clivage souverainiste/fédéraliste ; et Dieu sait qu’il y a bon nombre de personnes dans cette situation au Québec.

Or, dès que QS décide de faire de l’indépendance un axe de sa campagne électorale, il se met un doigt dans l’engrenage et n’a plus le choix d’assumer sa position qui alimente la division souverainiste/fédéraliste. À ce jeu, aussi bien assumer pleinement cette perspective et montrer un leadership sur la question nationale, tout en manifestant une approche pleinement démocratique, novatrice et inclusive. Jusqu’à maintenant, l’approche de l’Assemblée constituante constituait un point de démarcation, voire une « marque de commerce » permettant de distinguer l’approche solidaire de la stratégie péquiste référendaire. Or, depuis que tous les autres partis indépendantistes ont appuyé la position du OUI-Québec, QS a perdu le monopole de cette démarche. S’il se braque sur sa position et refuse de rejoindre le « nouveau consensus » du mouvement souverainiste, il risque par le fait même la marginalisation de sa démarche, qui se verra récupérer par d’autres organisations comme le PQ, ON et le Bloc québécois qui la défendront à travers leur vision respective.

À l’inverse, si QS assume son leadership sur la question nationale tout en restant ferme sur sa position identitaire inclusive, il devra se rapprocher d’ON afin de former un grand pôle progressiste et indépendantiste. En fait, il s’agit exactement de la position adoptée par le dernier congrès solidaire, laquelle fut favorisée par le leadership de Gabriel Nadeau-Dubois qui a « décomplexé » le parti qui était un peu frileux sur la question il n’y a pas si longtemps. Il suffit parfois de dire « c’est par là que nous allons » pour que les gens suivent comme si cela allait de soi. Telle est la marque du leadership qui n’est pas synonyme de contrainte, de domination ou de manipulation, mais de persuasion ; c’est la capacité d’influencer les autres par certaines qualités morales, discursives et intellectuelles. Gramsci utilise le terme technique d’hégémonie pour désigner l’influence politique et culturelle d’un groupe particulier sur le reste de la société. Pour prendre le pouvoir, il faut donc mener une lutte politique, culturelle et idéologique, c’est-à-dire établir son influence et forger des alliances pour créer un bloc historique capable de représenter l’intérêt général de la collectivité.

À l’heure où les contradictions du PQ minent son hégémonie, tant sur le plan progressiste que sur son flanc nationaliste, celui-ci devra essayer de rétablir son influence en accentuant le « pôle identitaire » de la question nationale ; à l’inverse, Québec solidaire ne peut réussir son pari qu’en développant son hégémonie sur le « pôle indépendantiste » afin de forger un bloc démocratique et progressiste. Contre l’« union nationale » PQ-CAQ, il s’agit de construire une « unité populaire » des forces vives du changement social, tant sur le plan économique, politique et culturel. Pour ce faire, QS doit affronter la dernière contradiction qui l’empêche de développer son hégémonie sur le mouvement indépendantiste : sa position sur l’assemblée constituante. 


En route vers l’hégémonie ?

Nous arrivons ici au terme de notre réflexion ; compte tenu des circonstances, la seule façon pour QS de regagner en force ne consiste pas à réitérer la position d’un « mandat ouvert » de l’assemblée constituante. Une telle position est possible et cohérente, mais elle ferait automatiquement échouer une alliance/fusion avec ON. C’est une stratégie possible, mais le coût d’un tel choix serait élevé ; en plus d’avoir tourné le dos au PQ, QS renoncerait à s’allier avec son plus proche allié, et refuserait définitivement de s’associer à la démarche commune du OUI-Québec. Dans ce cas, aussi bien rompre complètement avec le mouvement souverainiste, et assumer le fait que la question sociale est une priorité absolue et l’indépendance un simple instrument ou accessoire ; cela nous ramènerait alors à l’option évoquée plus haut. Au contraire, si QS accepte son indépendantisme de façon pleine, assumée, cohérente et décomplexée, il doit prendre le terreau par les cornes et faire un choix pour dépasser cette contradiction ; réviser sa position et gagner l’hégémonie sur le mouvement indépendantiste.

Bonne nouvelle : si QS décide d’aller de l’avant dans cette direction, le parti a devant lui une conjoncture très favorable, et sans doute la plus favorable de son histoire. Il faut remarquer ici la grande faiblesse du Parti québécois qui ne peut pas s’engager à une démarche indépendantiste dans un premier mandat, et qui devra, qui plus est, se rapprocher ou s’associer avec la CAQ pour éviter de perdre la face en 2018. Cette situation provoquerait une insatisfaction large pour l’aile progressiste et indépendantiste du PQ, laquelle reste encore accrochée à ce parti faute d’une alternative susceptible de remplacer le PQ. Or, une alliance QS-ON, voire une fusion (qui pourrait impliquer un changement de nom ou pas) pourrait ouvrir une dynamique nouvelle, voire une seconde phase dans l’expansion de la gauche indépendantiste. C’est cette possibilité objective qu’une nouvelle organisation de gauche et indépendantiste élargie pourrait exploiter pour reconfigurer l’espace politique à son avantage.

De plus, l’« entente historique » du OUI-Québec concernant la démarche commune d’accession à l’indépendance, même si elle n’a pas encore été entérinée officiellement par QS (à cause de la position adoptée au Congrès de 2016), permet d’établir les bases objectives d’une alliance QS-ON. En effet, il s’agit d’une part de rédiger la constitution du Québec, puis de voter séparément sur la question du statut politique du Québec lors du référendum. Ainsi, cette démarche indique clairement que l’objectif est à la fois de rédiger démocratiquement la constitution du Québec, puis de mener ce pays vers l’indépendance. En même temps, si le peuple refuse l’indépendance lors du référendum, il se retrouvera alors avec la constitution interne du Québec, laquelle inclura l’ensemble des articles compatibles avec la constitution canadienne. En d’autres termes, il s’agit en quelque sorte d’écrire la constitution du Québec indépendant, tout en rédigeant en même temps une constitution provinciale si jamais le peuple décide de ne pas voter en faveur de l’indépendance au terme du processus. Si jamais QS et ON s’entendent sur cette démarche, tandis que leur programme sur le plan socio-économique convergent presque complètement, alors il y aura enfin un parti politique unique qui aura adopté la position officielle du OUI-Québec de façon pleine, entière et assumée. Le PQ sera donc prêt à être remplacé.

Évidemment, il y aura certainement des objections internes à QS qui mettront en évidence les positions contradictoires des membres du parti, dont un nombre important sont en faveur d’un mandat ouvert. Or, il faut rappeler ici que lors du dernier Congrès de mai 2016 où la position sur l’assemblée constituante fut adoptée, il y avait une forte polarisation entre les partisans du mandat ouvert et les adeptes du mandat fermé (mandat clair ou confus, selon les préférences), alors que toute une gamme d’options proposaient l’idée de deux questions, deux projets de constitution, au moins un projet de constitution dont celui d’un Québec indépendant, etc. Ainsi, la position du OUI-Québec pourrait servir de base pour la discussion, tout en essayant de parvenir à une position commune et adaptée pour assurer une convergence indépendantiste réussie. À ce titre, il faut noter la conjoncture complètement différente qui distingue le débat relativement hors sol et abstrait de mai 2016, et l’échange qui aura lieu l’automne prochain suite à une éventuelle proposition d’alliance ou de fusion avec ON. Le leadership du parti, les enjeux politiques, l’échéancier électoral, l’entente du OUI-Québec et la non-convergence avec le PQ donneront une toute autre couleur aux discussions.

Enfin, cette longue analyse ne fait que réitérer les tâches qui s’imposent à nous pour sortir du marasme actuel, lequel découle moins de choix stupides, mauvais ou irrationnels, que d’une dynamique qui force les organisations politiques à clarifier leurs positions et à dépasser leurs contradictions. Du conflit naît non seulement la lutte, mais la réalisation de possibilités non encore envisagées. Les contradictions mènent à la fois au chaos et à la création. Comme disait Héraclite : Polemos panton men pater esti ; le conflit est père de toute chose. 

Commentaires

Articles les plus consultés