Taillefer : bourgeois postmoderne
Dans un texte intitulé Sortir du garde-robe, l’entrepreneur et chroniqueur Alexandre Taillefer essaie de justifier son appui à la candidate libérale Isabelle Melançon à l’occasion des élections partielles dans la circonscription de Verdun. Cela n’aurait rien de surprenant en soi, si l’homme d’affaires n’avait pas également donné son appui dans les derniers mois à Jean-François Lisée, Manon Massé et la revendication du salaire minimum à 15$ de l’heure, tout en se réclamant plus largement du progressisme, voire du socialisme. Comment expliquer une telle prise de position?
Ce qu’il y a de fascinant dans cette confession de Taillefer, c’est la complète franchise, ou plutôt l’absence de pudeur, avec laquelle il aborde son rapport personnel au monde politique. Au lieu de l’accuser simplement d’être opportuniste, incohérent, libéral ou corrompu (ce qui n’aurait rien de constructif), essayons de comprendre sa logique, par une mise en perspective de sa position sociale et économique. À notre sens, Taillefer met en relief, dans cette confession claire et condensée, la pensée dominante de l’époque.
Qu’est-ce qu’un « entrepreneur progressiste »? Quelqu’un qui veut faire de l’argent, qui innove en ce sens, et qui participe régulièrement à des affaires publiques et culturelles pour essayer d’améliorer la société à sa façon. C’est un homme d’affaires avec « un bon cœur », qui veut aider ses amis, partenaires et collaborateurs pour faire avancer des bonnes causes. Ce sont des signes ostentatoires de générosité, une forme de charité, bref le modus operandi de la philanthropie, érigée en philosophie politique.
Ici, nous avons la figure classique du bourgeois impliqué dans sa communauté. Mais Taillefer est plus qu’un simple bourgeois du XIXe ou XXe siècle. La critique qui consisterait à dire que l’homme d’affaires, malgré ses valeurs progressistes, serait déterminé par sa position de classe dans le système de production, et donc qu’il aurait objectivement intérêt à soutenir le parti de la classe dominante sur le plan politique pour maintenir ses privilèges économiques, est peut-être vraie mais un peu réductrice. Ce qu’il y a de réellement intéressant dans ce texte, c’est que le chroniqueur-entrepreneur dévoile sa vision du monde social et sa subjectivité politique, laquelle est ancrée dans les transformations réelles de la société contemporaine.
Comme nous allons essayer de le démontrer, Taillefer représente la première figure du bourgeois postmoderne au Québec. Contrairement à d’autres producteurs célèbres et personnalités médiocres sur le plan intellectuel – dont les figures emblématiques comme Guy Laliberté, Gilbert Rozon ou encore le défunt René Angélil – Taillefer est le premier entrepreneur réellement innovateur (au sens schumpétérien du terme) du nouveau millénaire. Jeune prodigue des technologies numériques et accro à l'art contemporain (il lit les cotes en bourse à cinq ans, lance sa première entreprise à 14 ans, devient millionnaire dans la vingtaine, fonde sa compagnie de jeux vidéo pour plateforme mobile en 2001 qu’il revend ensuite pour 680 millions $, avant de créer son propre fonds d’investissement XPND, de devenir président du Musée d’art contemporain et de participer à l’émission Dans l’œil du dragon à Radio-Canada), il est actuellement au cœur des innovations économiques et culturelles des années 2010.
Propriétaire du magazine Voir (qu’il a modernisé alors que l’entreprise était en difficulté), créateur du collectif Mishmash (qui regroupe les Productions Opéra Concept MP, La Tribu et Groupe Piknic Électronik), fondateur de Téo Taxi qui accélère la transition énergétique, Taillefer occupe une place centrale dans l’espace médiatique québécois. De plus, ses quelques prises de position politique, à l’instar de son appui marqué à la revendication du salaire viable à 15$ de l’heure, font de lui un véritable « entrepreneur public », qui entend contribuer activement au développement et aux débats de société. Comme en témoigne le congédiement expéditif de l’animateur radio Jeff Fillion qui a publié un commentaire déplacé sur le suicide tragique de son fils, Taillefer est sans doute l’un des hommes d’affaires les plus influents à l’heure actuelle, possédant un capital médiatique, social, culturel et économique inégalé en son genre.
Au-delà de ses exploits dans la sphère économique, comment l’entrepreneur définit-il son rapport à la scène politique ? S’il peut être objectivement décrit comme bourgeois du point de vue socio-économique, pourquoi ajouter le qualitatif « postmoderne », expression qui désigne plutôt une catégorie philosophique, historique et culturelle? Pour répondre à cette question, il faut d’abord définir brièvement la postmodernité. Selon Jean-François Lyotard, il s’agit d’une période marquée par la fin des « grands récits » de la modernité, c’est-à-dire des discours à caractère universel qui prévoyaient le développement du sujet rationnel, l’émancipation ou le progrès de l’humanité à travers l’Histoire. Aujourd’hui, nous serions devenus incrédules face à tout discours englobant visant à définir le sens du Progrès, comme le socialisme, le nationalisme, etc. Dans la condition postmoderne, il n’y a plus de processus historique orienté, mais une grande fragmentation et déconstruction des identités, le triomphe des différences, où chacun se retrouve inséré dans de multiples relations de communication, des jeux de langage et de petites histoires.
Cette conception philosophique semble correspondre à la vision de Taillefer ; il n’y aurait pas de grandes idéologies unificatrices, mais seulement des organisations multiples qui ne sont que des instruments dont se servent les individus pour faire valoir leurs préférences, leurs valeurs privées, ou leurs intérêts personnels. Selon lui « ce sont les individus qui forment les partis, pas l’inverse ». Dans cette logique, il n’y a pas de contradiction à appuyer des personnes issues de différentes formations politiques, « parce qu’il y a du bon dans chacun des partis et que la vérité est rarement noire ou blanche ». Partisanerie à la carte, appuis de circonstance, bonnes œuvres, choix taillés sur mesure, qui témoignent tous de l’autonomie de l’individu qui doit rester le maître absolu de ses choix politiques.
Il faudrait aussi inventer un nouveau terme, celui de post-partisan[1] ou de trans-partisan, pour indiquer cette volatilité des adhésions politiques que le sociologue Harmut Rosa décrit comme un produit de l’accélération sociale de la modernité avancée[2]. Il n’y a plus d’identité politique fixe, une adhésion à long terme à un projet de société ou à une organisation qui porte une idée ; seulement des fluctuations, des redéfinitions constantes des appuis en fonction des contextes, des situations, des individus sympathiques que l’on rencontre par hasard sur notre chemin. Comme Taillefer le souligne : « il se trouve que j’ai travaillé avec [Isabelle Melançon] dans le cadre de plusieurs dossiers culturels, dont le projet de transformation du MAC, et que j’ai été à même de constater son efficacité, son professionnalisme et sa fine connaissance des dossiers qu’elle a eu à gérer ». Tout devient fonction des performances de chacun, des impressions sensibles de la valeur respective des différents individus sur des questions particulières, dans des circonstances données.
Dans ce contexte de redéfinition dynamique de l’identité politique, laquelle doit constamment s’adapter et naviguer dans un monde en perpétuel changement, qui innove sans cesse mais sans direction historique déterminée, comment l’individu doit-il se positionner? Comment faire pour maintenir son « identité personnelle » lorsque les choix particuliers des individus deviennent toujours plus fonction de leur position temporaire dans un système de relations en perpétuelle reconfiguration? Dans une société qui n’a plus de points de repères fixes, où l’accélération technique, économique, culturelle et du rythme de vie exerce une pression croissante et centrifuge sur les identités collectives, comment préserver son autonomie et garder le cap? Autrement dit, qu’elle est la position politique optimale dans une société de l’accélération, la posture qui pourrait laisser un maximum de liberté individuelle afin que l’entrepreneur progressiste puisse rester maître de ses décisions? La réponse est simple, c’est l’« extrême centre » dont se réclame Taillefer explicitement.
Or, l’extrême centre représente-t-il une position politique et existentielle cohérente? S’agit-il de trouver un « juste milieu » entre la gauche et la droite, et donc à adopter une posture proche de la « troisième voie » social-libérale, défendue par le passé par des personnages aussi variés que Tony Blair, André Boisclair ou encore Emmanuel Macron dans l’actuelle campagne présidentielle en France? S’agit-il plutôt de dépasser les catégories existantes, le débat gauche/droite devenant désuet, un vulgaire résidu de la modernité politique? En appelant à dépasser les frontières traditionnelles, à déconstruire les binarités et les préjugés, Taillefer va même jusqu’à s’identifier comme « queer politique ». L’expression est forte, et il s’agit évidemment d’un détournement du terme « queer » qui a été fortement popularisé au Québec en 2016[3].
Le mot queer est utilisé par les individus qui refusent les étiquettes trop restrictives d’homme ou de femme, de gay ou lesbienne, bref qui refusent de se laisser catégoriser de l’extérieur par des normes sociales sur le plan de la diversité sexuelle et de genre. Évidemment, Taillefer n’est pas queer au sens restreint du terme, car il est un homme blanc bourgeois hétérosexuel tout à fait classique. Comme le note avec une pointe d’ironie le collectif queer et anticapitaliste P!nk Bloc Montréal sur un commentaire Facebook : « on n’a pas le trademark sur le queer, mais on peut vous dire qu’on le considère pas queer ».
Cela veut-il dire que la catégorie « queer politique » serait fausse ou à proscrire? En fait, elle est tout à fait révélatrice d’un certain rapport au monde. L’idée consiste à déconstruire le « genre politique », les identités « de gauche » ou « droite » étant trop rigides et exclusives, afin de surmonter les antagonismes et les contradictions qui travaillent la sphère politique. Par ailleurs, l’usage du terme « queer » relève d’une réappropriation d’un mot initialement péjoratif pour décrire les individus « bizarres », « étranges » ou hors norme sur le plan physique et sexuel, à l’instar du mot « nigga » utilisé par les afro-américains pour se définir. En ce sens, le mot « queer » vient toujours d’une auto-identification qui refuse de se laisser imposer une étiquette de l’extérieur. Sur le plan politique, cela consiste évidemment à protéger l’individu contre ses adversaires qui voudraient l’enfermer dans une catégorie trop étroite ou réductrice. Par ce geste performatif, Taillefer nous dit : « peu importe ce que vous pensez de moi et de mes positions politiques, mais moi je m’auto-identifie comme queer politique ». Quoi rajouter de plus ?
Si l’auto-définition peut représenter une stratégie efficace du point de vue des minorités qui subissent différentes formes de discrimination et d’oppression, à l’instar des personnes transgenre qui refusent (à juste titre) de laisser les autres catégoriser leur identité sexuelle contre leur gré, il n’en va pas de même sur le plan politique. Cela découle du fait que toute identité découle d’un double processus de reconnaissance, le sujet définissant lui-même son identité pour autant que les autres le reconnaissent comme tel dans un premier ou un second temps. Si la question est relativement complexe du point de vue des identités sexuelles et de genre, il en va autrement sur le plan politique où les identités sont toujours relatives à des positions au sein d’un échiquier politique traversé par des axes, aussi nombreux et subtils soient-ils.
S’il faut éviter évidemment un certain essentialisme vis-à-vis les idées de gauche et de droite – lesquelles ne sont pas des concepts simples, homogènes et immuables, mais des catégories historiques complexes, relatives à des contextes politiques particuliers – il faut néanmoins s’interroger sur leur signification au sein de la société postmoderne. Autrement dit, comment définir les identités politiques à l’heure où les métarécits et les grandes idéologies semblent appartenir au passé, sans pour autant retomber dans le relativisme, ou pire, dans le solipsisme, où chaque individu inventerait son propre vocabulaire et ses étiquettes personnalisées sans recourir à des références communes partagées ?
En fait, les idées d’extrême centre ou de queer politique ne sont pas aussi insolites qu’il n’y paraît à première vue, car elles appartiennent à l’univers symbolique du monde post-politique. Selon les philosophes Jacques Rancière, Alain Badiou et Slavoj Žižek, la post-politics apparaît suite à la fin de la guerre froide et de l’effondrement des régimes soviétiques, laissant place à une politique du consensus accompagnant la mondialisation, le capitalisme triomphant et les discours inspirés par « la fin de l’Histoire » (dans le sillage de Francis Fukuyama). Nous serions maintenant entrés dans une ère post-idéologique, c’est-à-dire un monde où les grands idéaux politiques n’auraient plus leur place, la politique devenant avant tout une affaire de bonne gestion, accompagnée d’une bonne dose d’humanisme et de participation citoyenne, avec un souci pour l’environnement pour agrémenter le tout.
Le socialisme comme le conservatisme, la lutte des classes tout comme les populismes, seraient disqualifiés comme des catégories extrêmes et dépassées ; le centre serait ainsi l’ultime voie du salut, le compromis et le consensus étant identifiés comme les meilleurs gages du progrès. L’idéologie de la bonne gouvernance, de la concertation et de la collaboration – qui imprègne les discours des gestionnaires, managers, politiciens et administrateurs de tout acabit – constitue la manifestation la plus forte de ce consensus post-politique. Comme le souligne Taillefer en toute naïveté : « pourrions-nous rêver que les partis se mettent à travailler ensemble et non en confrontation? » L’animal post-politique est avant tout un animal consensuel, ce qui l’oblige à éviter systématiquement la vieille partisanerie pour lui préférer la post- ou la trans-partisanerie.
Or, le problème avec tout ça, c’est que Taillefer n’a rien de vraiment « queer » ou d’étrange après tout ; loin de déconstruire les catégories politiques, il les ignore tout simplement pour se replier sur une auto-identification directement issue du sens commun de l’époque. En ce sens, Taillefer n’est pas queer du tout, bien au contraire ; c’est la Norme politique par excellence, celle de l’ère post-politique. C’est pourquoi Taillefer, en se revendiquant maladroitement de l’étiquette de queer pour décrire sa subjectivité politique, représente le tout premier bourgeois postmoderne, pleinement conscient de lui-même.
[1] Le terme post-partisan m'a été inspiré par mon collègue et ami Léandre Plouffe, qui a développé ce concept et celui d'alter-partisan dans un article à paraître sous peu. Je lui dois en bonne partie l'inspiration de ce texte qui découle d'une conversation récente sur l'idéologie de Alexandre Taillefer, laquelle mériterait d'être approfondie par des analyses complémentaires.
[2] Hartmut Rosa, Accélération. Une critique sociale du temps, La Découverte, Paris, 2010.
[3] Sarah R. Champagne, L’année queer : plus qu’un débats de mots, Le Devoir, 13 août 2016.
Pas mal !i!
RépondreSupprimerOn pourrait dire simplement que c'est à nouveau la Tour de Babel, où on ne peut plus se parler et encore pire se comprendre.....est-ce un fléau de dieu? La pensée fout le camp!
RépondreSupprimer"Jeune prodigue des technologies numériques" on devrait plutôt lire: "Jeune prodige des technologies numériques". (Même si un prodige peut-être prodigue...).
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