La République contre l’État


Partie 1 – Au-delà de l’État

Un tel titre peut sembler paradoxal à première vue. La République n’est-elle pas un régime politique opposé à la monarchie, ou encore la forme de gouvernement la plus répandue des États modernes ? Comment peut-on imaginer une République qui ne serait pas en même temps un État-nation souverain ? C’est bien cette évidence qu’il s’agit de questionner en toute lucidité. Et si l’État n’était pas la « chose publique », c’est-à-dire un outil appartenant aux citoyens et qui doit être à leur service, mais une « excroissance parasitaire » qui singerait la démocratie en se substituant à l’auto-gouvernement populaire ?

Avant d’approfondir davantage cette hypothèse, il est nécessaire de réaliser que la gauche politique, tout comme le mouvement souverainiste, font face aujourd’hui à une impasse stratégique ; tous deux sont centrés sur la défense de l’État, que ce soit pour garantir la justice sociale et protéger le bien commun, ou encore pour fonder un nouvel État indépendant. Or, l’État est aujourd’hui largement discrédité sur le plan idéologique, pour de bonnes et (surtout) de mauvaises raisons, notamment à cause de l’hégémonie néolibérale et sa campagne perpétuelle de discrédit du commun. Devant ces attaques qui visent à démanteler l’État-providence pour mieux privatiser les services publics et enrichir les élites économiques, il est normal de réagir promptement pour défendre les acquis sociaux et les institutions publiques. Néanmoins, ce réflexe nous place dans une posture défensive qui nous empêche non seulement de définir les termes du débat public, mais d’opérer une véritable auto-critique de l’État comme forme d’organisation du pouvoir politique. De cet impensé découle la fâcheuse tendance à justifier la forme dominante de l’État pour mieux administrer la société, et à considérer la concentration de tous les pouvoirs dans les mains d’un seul gouvernement comme synonyme de l’émancipation politique.

Pour frayer un chemin vers une République qui irait au-delà de la forme historique de l’État-nation, il est nécessaire de prendre au sérieux la lutte idéologique et de critiquer les projets politiques qui prétendent refonder ou reformuler l’idéal progressiste et souverainiste : la social-démocratie et le républicanisme. Pour ce faire, nous proposerons une analyse critique de deux récents ouvrages remarquables par leur caractère paradigmatique : Mieux d’État de Martine Ouellet et L’indépendance par la République de Danic Parenteau. En effet, ces deux livres synthétisent en quelques pages les grandes lignes de doctrines compréhensives qui prétendent retrouver le sens de l’État. Nous prendrons ces deux perspectives comme des étapes logiques ou des moments idéologiques qu’il s’agit de dépasser afin de véritablement renouveler l’imaginaire politique. L’objectif consiste ni plus ni moins à suggérer une troisième vision, le municipalisme, comme levier de transformation sociale, d’expérimentation démocratique et de réponse inédite à la question nationale.

L’essence de l’État

La thèse centrale du livre de Martine Ouellet est somme toute assez simple : « le rôle de l’État est la défense du bien commun. L’État n’est pas une vue de l’esprit, une abstraction. Il est un outil appartenant aux citoyens et qui doit être à leur service. »[1] Il s’agit évidemment d’une conception idéale ou normative de l’État, qui définit son rôle, sa fonction, sa mission, et non pas son fonctionnement effectif. L’objectif consiste à déconstruire l’image négative véhiculée par les médias et la droite qui tentent de décrédibiliser cette institution comme étant synonyme de gaspillage, de corruption et de « gouvernemaman ». Ainsi, l’auteure tente de définir une image positive, une essence bonne, une vision vertueuse de l’État qui serait parfois sujet à certaines déviations accidentelles. « L’État n’est pas un monstrueux agencement de structures bureaucratiques inefficaces, comme on nous le présente trop souvent. Il est un outil exceptionnellement puissant au service du bien commun et de l’ensemble de la population. Du moins, il devrait l’être. Ce qui n’empêche donc pas qu’on en critique les travers et les dérives, justement. Bien au contraire, c’est parce qu’il est précieux qu’on doit réfléchir à son rôle, à sa mission et à ses actions. Afin qu’il puisse, à nouveau, être au service de l’ensemble des Québécoises et des Québécois. »[2]

Le problème ici ne consiste pas à définir le rôle fondamental de l’État par-delà ses égarements, mais de passer sous silence les raisons de son dévoiement, c’est-à-dire les causes internes et externes qui font en sorte qu’il n’est pas toujours garant du bien-être collectif et un outil au service des citoyens. Martine Ouellet a bien raison de critiquer la mécanique de la « privatisation sournoise », l’austérité de budgétaire et la perte de solidarité qui contribuent au saccage de l’État. En ce sens, son livre représente une critique pertinente du néolibéralisme, trop peu présente dans le mouvement souverainiste qui considère souvent que l’indépendance n’est ni à gauche, ni à droite, mais en avant. Mais tout se passe comme si la source du détournement des institutions publiques était exclusivement extérieure, comme si l’État, bon par nature, serait soumis aux forces obscures du capitalisme sauvage, de la corruption et du copinage. Cette conception qui fait de l’État le grand protecteur « des intérêts et des valeurs de la collectivité qu’il représente afin de contrebalancer la dynamique des intérêts privés qui prédomine partout » consiste à faire de celui-ci le détenteur du monopole de la volonté commune. Cela a pour effet de renforcer l’« étatisation du commun », comme le souligne les philosophes Pierre Dardot et Christian Laval :

« Le réinvestissement de la notion théologico-politique de « bien commun » pose un certain nombre de questions qui ne sont généralement pas traitées, par exemple celles de savoir qui est en position de définir ce qu’est le « bien commun » ou de préciser qui détient les moyens effectifs d’une politique supposée conforme à ce « bien commun ». En réalité, le recours au « bien commun » reconduit un certain nombre de postulats parfaitement antidémocratiques qui attribuent à l’État, ou à des « sages » ou à des « experts en éthique », ou encore à l’Église, le soin de dire ce qu’il est. […] Pierre Abélard, dans sa Theologia Christiana, illustre bien l’usage étatisant qui est fait de la notion quand il définit la res publica comme ce dont l’administration est assurée en vertu de l’utilité commune. »[3]

Dardot et Laval notent que les notions latines d’utilité commune et d’utilité publique comportent une ambiguïté fondamentale. « Le public s’oppose au privé, comme le commun s’oppose au propre. D’un côté, il s’oppose donc à tout ce qui relève du domaine privé mais n’est pas nécessairement relié à l’État : c’est ainsi que l’on parle de « lecture publique », c’est-à-dire faite devant tout le monde, ou que l’on parle encore aujourd’hui d’« opinion publique », laquelle n’est évidemment pas l’opinion de l’État. D’un autre côté, le terme « public » désigne ce qui tient à l’État en tant que tel, à ses institutions et à ses fonctions : le publicum est le trésor de l’État, les bona publica sont les biens de l’État. La doctrine politique romaine a légué un terme qui, pour renvoyer à la communauté des citoyens, a pu cependant être utilisé aussi pour magnifier et augmenter la domination de l’institution étatique sur les sujets politiques. »[4]

Cette tendance à concevoir l’État comme seul garant légitime du bien commun est renforcé par la théorie économique dominante qui consiste à distinguer les biens privés (exclusifs et rivaux) produits par l’économie de marché et les biens publics (non exclusifs et non rivaux) que le marché n’est pas en mesure de produire de manière efficiente : lampadaires, routes, aqueducs, éducation, culture, nature, etc.[5] Cette opposition binaire entre propriété privée et propriété publique nous enferme dans un dualisme qui tend à naturaliser à la fois l’économie de marché et l’État dans son rôle de stabilisateur, protecteur et compensateur des défaillances du marché.

« Dénoncer la marchandisation du monde conduit bien souvent à se contenter de défendre les services publics nationaux ou d’en appeler à l’élargissement de l’intervention étatique. Quelque soit son bien-fondé, cette revendication reste sur le terrain de l’adversaire en se refusant à mettre en cause un antagonisme précisément constitué pour faire du marché la règle et l’État l’exception. Cette position, qui conçoit l’État comme lieu de résistance à l’envahissement du marché, justifie doublement la division du travail entre marché et État, puisque c’est à chacun une sphère qui lui serait « propre ». Depuis au moins les années 1950, la théorie économique standard admet pleinement la légitimité de la production publique ou gouvernementale au prétexte que certains biens relèveraient par nature de l’appropriation privée, tandis que d’autres relèveraient tout aussi naturellement de l’action étatique. Cette économie politique ne fait qu’obéir aux principes de la philosophie politique qui, depuis Hobbes au moins, attribuent à l’État la double fonction de protéger la propriété des biens privés et de fournir des biens publics que les atomes égoïstes sont incapables de fournir par leurs seuls moyens. Adam Smith lui-même avait d’ailleurs accepté ce cadre. Les entités « Marché » et « État », dans la philosophie politique comme dans l’économie classique, ont ainsi été considérés comme les deux pôles nécessaires et suffisants pour le bon fonctionnement de la société. »[6]

Bien que ce dualisme primaire soit maintenant réfuté par les récentes recherches sur l’économie politique des biens communs, il reste bien présent dans les théories politiques modernes qui continuent de soutenir une vision essentialiste de l’État. C’est bien cette conception dominante et idéalisée qu’il s’agit d’interroger, notamment à travers une lecture critique de la Révolution tranquille qui a consacré cette institution comme élément central de l’identité collective.

Digression sur le concept de révolution passive

Commençons par cerner les principales caractéristiques du processus de modernisation technico-économique et politico-administratif qui a marqué l’histoire contemporaine du Québec. « Il s’agissait d’abord d’accroître le rôle de l’État à la fois pour la redistribution de la richesse et pour le développement économique. À cet égard, les gouvernements successifs à Québec mettaient en place l’État-providence d’inspiration keynésienne comme il se développait partout en Occident, y compris à Ottawa. On considère alors l’État comme partenaire privilégié de l’entreprise privée pour son épanouissement. Un deuxième objectif politique majeur de l’époque visait, par la modernisation de l’économie, à rattraper un retard important qu’accusait alors le Québec vis-à-vis des autres économies industrialisées […] Finalement, les politiques de développement économique de la Révolution tranquille participaient d’une vision nationaliste visant à donner plus de place aux francophones – « aux Canadiens français » comme on les dénommait alors. »[7]

En effet, la nationalisation de l’hydro-électricité, la construction de nouvelles institutions publiques (cégeps, Régie des rentes, Caisse de dépôt et de placement, etc.) et la création de nombreux programmes sociaux permirent non seulement d’accroître la productivité économique et de mieux garantir la justice sociale, mais de participer à un processus de « nation-building », c’est-à-dire de construction de l’identité nationale par l’utilisation du pouvoir étatique. En ce sens, la crise de l’État qui marque la société québécoise depuis l’échec du deuxième référendum de 1995 n’est pas simplement une affaire économico-administrative centrée sur la bonne gestion des finances publiques, mais une crise culturelle, une remise en question d’un « modèle de société », c’est-à-dire la perte de repères communs quant à la définition de ce que nous sommes. La crise de l’État est inséparable d’une crise de représentation, non seulement au niveau de la légitimité démocratique, mais des formes de significations collectives qui permettent l’institution imaginaire de la société. Comme le souligne Castoriadis :

« Ces formes, créées par chaque société, font être un monde dans lequel cette société s’inscrit et se donne une place. C’est moyennant elles qu’elle constitue un système de normes, d’institutions au sens large du terme, de valeurs, d’orientations, de finalités de la vie collective comme de la vie individuelle. Au noyau de ces formes se trouvent chaque fois les significations imaginaires sociales, créées par cette société, et que ces institutions incarnent. Dieu est une telle signification imaginaire sociale, mais l’est aussi bien la rationalité moderne, et ainsi de suite. L’objectif ultime de la recherche sociale et historique est de resituer et d’analyser, tant que faire se peut, ces significations dans le cas de chaque société étudiée. »[8]

Dans le cas qui nous intéresse tout particulièrement ici, cette réhabilitation de l’État comme garant du bien commun témoigne d’une tentative de ranimer cette signification imaginaire sociale enfouie dans notre inconscient collectif. L’État représente l’idée de la rationalité moderne qui a permis au peuple québécois de sortir de la Grande Noirceur en mettant fin au cléricalisme dans le domaine social, c’est-à-dire en remplaçant le clergé dans la direction des réseaux de l’éducation, la santé et les services sociaux par une nouvelle élite technocratique. Ce passage de l’Église à l’État comme principe organisateur de la vie collective marque ainsi le « mythe fondateur » de la Révolution tranquille. Le concept de mythe ne renvoie pas ici à ce qui est fictif, illusoire ou idéologique, mais à la position de nouvelles formes, de significations imaginaires qui forment le discours que la société tient sur elle-même. Mais le mythe, qui désigne toujours quelque chose de bien réel, amène souvent un lot de mystifications quant aux mécanismes sous-jacents des processus historiques et des acteurs qui les ont porté.

Nous reprenons ici à notre compte l’analyse de Simon Tremblay-Pépin dans le plus récent ouvrage de l’Institut de recherche et d’informations socio-économiques. « Nous proposons ainsi une nouvelle lecture de l’histoire du Québec contemporain, qui aura pour conséquence de contester la lecture progressiste et nationaliste qui fait de la Révolution tranquille une sorte d’âge d’or. Cette dernière perspective, que nous critiquons, conçoit ce moment de contestation de la colonisation, accompagné de l’injonction « Maîtres chez nous », comme moment fondateur […] Il s’agissait de prendre nos décisions nous-mêmes, d’être autonomes, de reprendre ce qui nous appartenait. On connaît la suite. L’arrivée du néo-libéralisme en 1980. Les compressions, les privatisations, les lois spéciales. Une longue histoire de reculs qui s’entame. Le déficit zéro, le réingénierie de l’État et tutti quanti. Plus récemment, l’extractivisme minier et pétrolier, le retour aux ressources primaires pour relancer le dynamisme économique.

C’est là l’histoire économique progressiste de la dépossession que nous connaissons jusqu’à maintenant. Nous aimerions pousser cette histoire plus loin. Nous voulons développer la thèse selon laquelle le ver de la dépossession était dans la pomme de la Révolution tranquille. Il nous faut donc faire la lumière sur des lieux de pouvoir très précis que ce changement a créés. Nous tenterons en ce sens de démontrer que la Révolution tranquille a permis l’émergence de deux groupes sociaux, les technocrates et les entrepreneurs québécois, et que tous deux ont pris le relais du pouvoir, perpétuant la dépossession à l’œuvre alors même qu’ils prétendaient y mettre fin. »[9]

Cette critique à rebours de la lecture dominante de la Révolution tranquille ne signifie pas que celle-ci n’a rien changé et que la totalité des institutions publiques ont servi à déposséder le peuple, mais elle cherche à relativiser les biais d’une lecture strictement étatiste de cette période historique. Autrement dit, s’il faut bien souligner les progrès significatifs en terme d’augmentation du niveau de vie et de partage de la richesse sociale, il faut également montrer les limites de l’État québécois à nous rendre véritablement « maîtres chez nous », notamment sur le plan démocratique. Il est nécessaire d’éclairer la dépossession subtile opérée par les politiciens et les technocrates oeuvrant dans les hautes sphères de l’État, qui ne sont pas toujours et « naturellement » les garants du bien commun. Cet écart entre la vision idéalisée des dirigeants et leur rôle effectif dans l’histoire est trop souvent occulté, notamment lors de la commémoration des grands hommes qui ont façonné la vie politique du Québec.

Pour ce faire, il est pertinent d’utiliser le concept de « révolution passive » formulé par Gramsci dans ses Cahiers de prison. Cette idée sert à illustrer la genèse des États modernes lorsque ceux-ci ne se sont pas constitués par « explosions révolutionnaires comme la révolution originelle française, mais par petites vagues réformistes successives. Les « vagues successives » sont constituées d’une combinaison de luttes sociales, d’interventions venant du haut, du genre monarchie éclairée, et de guerres nationales, avec une prédominance de ces deux derniers phénomènes. »[10] Comme le souligne le commentateur Razmig Keucheyan, « la révolution passive désigne les cas de changement social « par le haut », où l’État effectue des modifications dans la structure économique et politique, sans toutefois toucher aux rapports de propriété, et ce dans un contexte de passivité de la population. Une révolution passive n’est pas une « fausse » révolution, ses conséquences peuvent être importantes, mais les changements qu’elle induit ne sont pas endogènes, ils ne procèdent pas des rapports de classes inhérents à la société considérée. Comme le dira Gramsci, ces changements sont souvent importés dans un pays par une puissance extérieure, qui lui impose alors son hégémonie. »[11]

Nous pouvons ainsi décrire la Révolution tranquille comme étant un exemple de révolution passive, c’est-à-dire un processus de modernisation mené « par le haut ». « À la fin des années 1950, pour remplacer les pontes conservateurs proches de l’Église et au service des capitalistes américains et canadiens anglais, de nouveaux acteurs, une caste de jeunes technocrates dont la bureaucratie ecclésiastique ne sait que faire, prennent la direction du très jeune État québécois qui a grandement besoin de leurs compétences. Le terme « technocrate » doit être défini : il renvoie par son étymologie au pouvoir (cratos) du savoir (teknes). Nous l’utilisons pour désigner à la fois des hauts fonctionnaires et des hommes et femmes politiques qui se font connaître justement par pour leurs compétences techniques (comme économistes, gestionnaires, ingénieures, etc.). Il n’est donc pas question ici de l’ensemble de la fonction publique, mais bien d’une strate supérieure de l’appareil étatique particulièrement lié au processus politique, sans qu’il s’agisse nécessairement d’élus. Ces gens transiteront d’ailleurs facilement de la sphère politique à celle de la fonction publique proprement dite et à la direction d’entreprises privées. »[12]

Pourquoi faire un long détour par l’analyse de la Révolution tranquille et la mise en lumière du rôle de la technocratie dans la construction du Québec moderne ? Parce que la vision de l’État proposée par Martine Ouellet en particulier – et la social-démocratie en général – repose sur le rôle central de la technocratie dans l’édification et le contrôle de l’appareil étatique. Ainsi, ce n’est pas l’ensemble des citoyens et citoyennes qui doivent se gouverner et veiller à la protection de l’intérêt commun, mais un groupe restreint de spécialistes qui doivent « protéger » le bien-être collectif, diriger le développement économique, assurer l’administration des services publics et la gestion des ressources naturelles. Or, si la majorité sociale est dans les faits dirigée par une minorité de technocrates contrôlant les hautes sphères de l’administration publique, la légitimation du pouvoir étatique repose avant tout sur la « fabrication du consentement ». Le rôle du slogan « maîtres chez nous » sert précisément à diffuser la croyance que l’État est un outil au service du peuple, un point central et incontournable de la vie collective, le gouvernement représentatif appartenant, en dernière instance, aux citoyens.

« De fait, dans un discours célèbre, quelques mois après son élection, Lesage affirme sans détour que « l’État québécois est le point d’appui collectif de la communauté canadienne-française. L’État québécois n’est pas un étranger parmi nous. Allons-nous le comprendre ! C’est à nous. Il est à nous. Il nous appartient et il émane de nous ». Ces quelques phrases concentrent l’essentiel du projet politique mis de l’avant par le gouvernement Lesage, comme ses successeurs, dans les années 1960 et qui a donné naissance au Québec moderne. »[13] Cette emphase sert à favoriser l’identification imaginaire entre les institutions et les gens ordinaires, les gouvernants et les gouvernés, les premiers étant théoriquement au service des seconds, du moins dans l’idéal de l’État vertueux.

Mieux d’État ?

Si Martine Ouellet propose de réhabiliter cette vision originaire de l’État québécois, en quoi sa contribution est-elle quelque chose de plus que la justification du statu quo, la défense de l’État réellement existant ou le fantasme d’un âge d’or des années 1960 ? Autrement dit, que signifie le l’énigmatique « mieux » dans le titre Mieux d’État ? S’agit-il simplement de retrouver la mission initiale de l’État qui aurait été égaré par les sirènes du néolibéralisme, ou bien de proposer une vision renouvelée de son rôle ? En lisant attentivement l’ouvrage, il semble que la réponse soit la première option, et ce malgré les apparentes innovations conceptuelles comme l’« État agile » et le développement économique « intelligent ». En quoi ces nouvelles expressions se distinguent-elles de ce qui existe déjà ?

« Le développement économique intelligent se distingue du développement économique traditionnel et du développement durable en ce qu’il vise un objectif primordial : il doit profiter à l’ensemble de la collectivité à long terme. Le développement économique intelligent se distingue donc du développement durable – vocable qui a été largement dénaturé ces dernières années – en ce qu’il doit dépasser le simple respect de l’environnement et l’acceptabilité sociale. Les institutions de l’État doivent être mobilisées pour que la population s’approprie les projets de développement industriel ou d’exploitation des ressources naturelles et qu’elle ne soit pas sollicitée que pour approuver ou refuser des politiques économiques. C’est en ce sens que l’intelligence collective des citoyennes et des citoyens doit être sollicitée dès les premières étapes de conception de ces politiques. »[14]

Or, la définition classique du développement durable n’est-elle pas de veiller au bien-être à long terme de la collectivité en « répondant aux besoins du présent sans compromettre la capacité des générations futures à répondre à leur propre besoins » ? Et en quoi l’acceptabilité sociale se distingue-t-elle d’une consultation en amont des parties prenantes afin de s’assurer de la légitimité des projets de développement ? Nous restons  toujours dans le registre du développement durable, de la bonne gouvernance, du new public management et d’autres « buzzwords » de l’administration publique pour donner une nouvelle image à la même vieille technocratie. Ainsi, le développement économique intelligent ne fait que légitimer le modèle dominant de développement en essayant de le faire apparaître comme étant plus « intelligent » et participatif. On a ainsi affaire à la simple modernisation du concept vague de développement durable, terme rendu désuet par les usages équivoques des élites politiques et économiques qui sont restés prisonniers de la même logique technocratique.

Heureusement, Martine Ouellet ne limite pas son analyse du modèle québécois au seul rôle de l’État, car elle admet qu’il existe une pluralité d’organismes intermédiaires jouant un rôle complémentaire. « La défense du bien commun n’est pas que l’apanage de l’État central. Lorsqu’il est question de l’État, on fait référence généralement aux grandes institutions : ministères, sociétés d’État, système judiciaire, hôpitaux, etc. Or, les institutions publiques sont constituées d’un très grand nombre d’organisations diverses et variées, auxquelles s’ajoutent des organismes de la société civile et du milieu communautaire qui visent également à défendre l’intérêt de la collectivité dans son ensemble. »[15]

L’auteure sort ainsi légèrement du dualisme marché/État pour reconnaître le rôle du tiers-secteur, dans lequel elle mentionne l’importance des coopératives et bizarrement les cégeps (lesquels appartiennent plutôt à la sphère publique). Elle souligne à juste titre le besoin de financer la culture et la sphère associative, mais elle passe sous silence les nombreuses contraintes bureaucratiques imposées aux organismes à but non lucratif, groupes communautaires et autres organisations de la société civile qui deviennent extrêmement dépendants de l’État. Comme dans toute approche libérale, on admet la complémentarité vertueuse entre la sphère publique, marchande et associative, tout en occultant les asymétries de pouvoir et les rapports de domination entre les entreprises privées, les OBNL et les institutions étatiques, notamment lorsque l’État retire ses engagements en privatisant ses services et/ou sous-traitant à rabais ses obligations au milieu communautaire.

Enfin, la reconnaissance d’une diversité d’organisations ne sert qu’à réaffirmer le rôle prééminent de l’État-gardien et de l’expertocratie. « Pour que l’État joue son rôle de fédérateur entre les divers acteurs de la société et qu’il soit ainsi en mesure de défendre le bien commun, il doit compter sur une expertise de très haut calibre. Les institutions publiques ne sont pas que des structures administratives. Elles sont formées d’abord et avant tout de milliers de personnes dont le travail est dédié à servir la collectivité. Ce sont des professionnels de tous les horizons qui sont dédiés au service public. »[16] Il n’est pas question ici de dénigrer le rôle des fonctionnaires et de militer en faveur de la détérioration des conditions des travailleurs du secteur public, ni de sous-estimer l’importance des compétences dans la fonction publique qui sont actuellement saccagées par le démantèlement de l’État qui bénéfice essentiellement aux élites économiques. En effet, la perte d’expertise, surtout dans les réseaux régionaux des systèmes de santé et les centres locaux de développement, amène de graves complications dans le fonctionnement des institutions et les services offerts à la population.

Mais il ne faut pas oublier ici le concept wébérien de la bureaucratie, définie comme une organisation hiérarchique du travail fondé sur la rationalité légale, où les agents (fonctionnaires) sont recrutés par des procédures standardisées, doivent obéir à leur supérieur, respecter des règles impersonnelles qui permettent une plus grande prévisibilité, et utiliser un savoir précis en travaillant dans un secteur spécialisé. C’est précisément sur ce point que la droite attaque l’État en mettant de l’avant l’inefficacité de la bureaucratie. Martine Ouellet réplique avec justesse que le fait d’affirmer que l’État est trop gros et qu’il suffirait de l’amincir ne règle pas la question, et que « l’obsession de l’efficacité, qu’on l’appelle rationalisation, réingénierie, optimisation ou autre, a considérablement réduit depuis trop longtemps l’autonomie des employés du secteur public et a sclérosé les pratiques de gestion. Plutôt qu’ergoter sur l’efficacité du gouvernement, nous devrions parler de ses pratiques de gestion, ou dit autrement, de la culture organisationnelle. Il faut donc aller au-delà de l’efficacité et avoir une vision plus approfondie, plus intelligente de l’administration publique. »[17]

C’est ici qu’apparaît le mystérieux concept d’« agilité » supposé rompre avec l’approche néolibérale et réductionniste de l’« État efficace ». L’auteure s’inspire de la littérature managériale avec une théorie de  la « gestion agile » qui intègre trois dimensions : la motivation rationnelle des ressources humaines, l’usage intensif des nouvelles technologies, des processus reconfigurés en continu. « L’agilité organisationnelle dépasse la simple flexibilité dans l’organisation du travail. Il s’agit d’une philosophie de gestion qui s’oppose à ce qu’on appelle le « taylorisme » - c’est-à-dire le découpage des tâches des travailleurs en micro tâches qu’on cherche à optimiser […] L’agilité organisationnelle est, ou devrait être, une vision humaniste du travail. Une organisation agile est en mesure d’anticiper les problèmes auxquels elle fera face et d’avoir la capacité de réagir efficacement. Cette vision de la gestion suppose une capacité à sortir du cadre, des paradigmes dans lesquels les organisations sont trop souvent figées, justement. Or, pour offrir cette capacité à des organisations importantes comme à celles de l’État, il faut que leurs équipes soient autonomes et aient la capacité de s’adapter rapidement aux changements et aux problèmes qu’elles doivent résoudre. Les hauts gestionnaires doivent donc mettre en place les conditions nécessaires afin de favoriser l’utilisation de ces qualités chez leurs employés, misant sur l’organisation autonome du travail, la responsabilité de toutes et de tous et le respect de leurs compétences professionnelles. »[18]

Voici résumée en quelques mots la philosophie managériale de Martine Ouellet, qui considère que la principale source de rigidité et d’inefficacité de l’État découle d’une « culture organisationnelle déficiente et pétrifiée ». Or, on reste toujours dans le même paradigme de l’efficacité, c’est-à-dire de la capacité effective à atteindre des objectifs déterminés (rationalité instrumentale), en passant d’une vision hiérarchique et mécanique de la bureaucratie à une conception dynamique et cybernétique. La lourdeur administrative doit laisser place à davantage d’adaptabilité, de résilience et d’autonomie locale. Paradoxalement, cette transformation organisationnelle ne doit pas venir de la base mais se faire « par le haut », c’est-à-dire rester la prérogative de la caste des technocrates. « Ce changement passe, d’abord et avant tout, par le leadership des ministres. Cela dit, il se traduit trop souvent par du surplace : si un ministre désire qu’il ne se passe rien, il ne se passera rien. Le sommet de l’État doit changer sa vision de la culture organisationnelle – en réalité, nous n’en avons pas le choix –, question de défendre son rôle de gardien du bien commun et agent majeur de la prospérité collective. Les ministres, sous-ministres et l’ensemble de la haute direction des institutions publiques doivent promouvoir l’initiative de leurs employés, la rigueur et la documentation, tout en leur laissant le droit à l’erreur et en favorisant le dialogue. »[19]

L’angle mort démocratique

Enfin, le point aveugle de la vision de Martine Ouellet demeure sa conception étroite, voire étriquée de la démocratie. Elle constate à juste titre la crise de légitimité de l’État et la perte du lien de confiance entre les citoyens et les institutions publiques, mais sa solution se limite à établir « un dialogue social de qualité ». Ce manque de perspective se traduit par la perception effets du « déficit démocratique » (cynisme face à l’affairisme, au copinage et à la corruption), jumelée à l’incapacité d’identifier les causes du problème. En effet, le point de vue technocrate consiste à ajuster les processus démocratiques afin qu’ils répondent adéquatement aux objectifs, à changer les perceptions des citoyens afin qu’ils identifient correctement ce que sont leurs « véritables intérêts ». Une remise en question de la division structurelle du pouvoir entre les gouvernants et les gouvernés ne pourrait jamais lui passer par la tête, le problème étant de corriger les institutions existantes en rétablissant une légitimité qui semble temporairement dysfonctionnelle.

« Il ne s’agit pas de réinventer la roue ni de tout chambouler, mais bien d’améliorer les institutions existantes qui sont, je l’ai dit d’entrée de jeu, des outils appartenant aux citoyens et à leur service. Le principe fondamental qui devrait guider ces améliorations est de favoriser le dialogue social en visant des résultats concrets. On met beaucoup trop d’énergie à discuter de structures plutôt que de se concentrer sur ce qu’on désire véritablement atteindre comme objectif, collectivement. Ces améliorations ne ce concrétiseront que dans la mesure où elles permettront un dialogue démocratique véritable et où la confiance de la population sera restaurée en percevant clairement que l’État est réellement au service du bien commun et de son bien-être. »[20]

En posant l’État comme étant a priori le garant du bien commun et le gouvernement représentatif comme étant le seul modèle légitime d’organisation du pouvoir politique, il est évident que le problème ne peut découler des institutions existantes, celles-ci étant essentiellement bonnes et au service des citoyens. Le problème démocratique serait avant tout technique et moral, les errements des citoyens, groupes d’intérêts et politiciens résultant d’abord d’un manque de « documentation » et d’un manque d’« écoute ». « La délibération démocratique ne se résume pas à affirmer haut et fort qu’on est pour ou contre une politique, un projet ou une mesure législative. Le dialogue qu’elle met en place doit s’appuyer sur des arguments factuels et analytiques, sur une recherche rigoureuse et intelligente. »[21] L’expertise revient une fois de plus en avant plan, avec la nécessité d’une ouverture et d’une plus grande souplesse des institutions qui doivent être davantage transparentes. Martine Ouellet ne va pas jusqu’à préconiser un « gouvernement ouvert », mais se contente de défendre de vénérables institutions comme le Bureau d’audiences publiques sur l’environnement (BAPE).

« Bien que son rôle immédiat soit de faire des recommandations au gouvernement, ses activités dépassent largement ce cadre. Les principes de transparence, de dialogue et de documentation qui animent ses travaux alimentent le débat public et médiatique. C’est parce que divers acteurs de la société civile ont la possibilité d’exposer leur opinion, de donner leur avis et de présenter des propositions d’amélioration que l’ensemble se la population peut se faire une opinion éclairée sur les conséquences qui la toucheront directement. »[22] S’il faut souligner l’importance de cette institution, il demeure naïf d’en vanter les mérites alors qu’elle reste largement subordonnée au pouvoir de la classe politique et devrait être réformée en profondeur pour réaliser son plein potentiel. Tout se passe comme si cette vision technocratique de la démocratie participative, basée sur le rôle central de l’expertise et sa diffusion, était restée figée à la naissance du BAPE en 1978.

Il est important de remarquer que la vision développée par Martine Ouellet ne mentionne aucunement la nécessité d’une véritable démocratisation et décentralisation de l’État québécois. On pourrait certes rétorquer que l’objectif du livre est de définir rapidement les grandes prérogatives de l’État et de réhabiliter sa mission fondamentale, et non pas de préciser l’ensemble des réformes imaginables des institutions publiques. Mais le fait de faire abstraction du problème de la centralisation du pouvoir témoigne tout de même d’une insensibilité à l’égard du savoir d’usage des citoyens et d’une myopie face aux dérives de la technocratie. Il est essentiel ici de mentionner les réflexions d’une grande lucidité de Jacques Parizeau qui fut le mentor de Ouellet lorsqu’elle fit ses premiers pas au Parti québécois à la fin des années 1980. Dans sa dernière grande entrevue avec le journaliste Michel Lacombe, Parizeau confesse qu’il a été « un affreux jacobin », c’est-à-dire quelqu’un qui croit que l’État central peut tout régler. Il déconstruit en quelques phrases l’imaginaire de la technocratie sur lequel repose la vision social-démocrate et souverainiste classique :

« Quand au est au centre des opérations, au centre du pouvoir, on s’imagine toujours qu’on voit tout et qu’on nous renseigne sur tout, qu’on a le vrai portrait. Ça prend pas mal d’années pour qu’on se rende compte que c’est pas ça. À cet égard là, au début je trouvais ça affreux d’être député et ministre en même temps. Pour moi être ministre c’est une job à plein temps. Puis petit à petit j’ai compris. Vous êtes ministre, vous prenez des décisions, et croyez qu’elles vont se rendre jusqu’en bas, et qu’en bas ils vont vous renvoyer un renseignement exact. Là vous êtes député dans votre comté, et les politiques imaginatives remarquables que vous avez eu comme ministre, vous les voyez arriver dans le champ chez les gens. Puis ça ne marche pas, ou ça marche de travers, ou c’est le contraire de ce qu’on voulait avoir. Petit à petit on se dit peut-être que les gens dans le champ, ils savent des choses que je ne sais pas. Ils sont capables de prendre des initiatives que moi je ne suis pas capable de prendre parce que je ne serais pas averti à temps. C’est là qu’on commence à voir la nécessité de développer davantage le pouvoir des municipalités, des régions, des capacités de bouger et d’innover. Je suis souverainiste moi. Si j’avais réussi à réaliser la souveraineté du Québec, j’avais quelques dizaines de milliards de fonds par année qui étaient envoyé d’Ottawa à Québec avec les responsabilités qui viennent avec évidemment. Si on envoyait tout ça au ministère des Finances et au Conseil du trésor, une chose est claire : l’État du Québec devenait l’État le plus centralisé du monde. Il fallait voir dès le départ qu’est-ce qui irait dans les municipalités et qu’est-ce qui irait dans les régions. Dès le départ. Car c’est sûr que ce qui allait entrer à Québec n’en sortirait pas. Là ça m’a amené aussi à avoir des discussions avec les maires. Messieurs les maires, qu’est-ce que vous aimeriez recevoir, comme pouvoir de taxation, ceux d’Ottawa qui deviennent disponibles, voulez-une partie de la taxe, un impôt sur le revenu des villes. Inévitablement l’indépendance doit déboucher sur la décentralisation. »[23]

Le mythe de l’État complet

Cette reconnaissance de l’importance de la décentralisation représente un premier pas dans le sens d’un dépassement de la conception jacobine de l’État unitaire, indivisible et centralisé. Or, c’est bien cette perspective centralisatrice qui correspond à la trajectoire historique du mouvement souverainiste qui s’inscrit dans le sillage de la Révolution tranquille, c’est-à-dire d’une révolution passive menée par une caste de technocrates visant à construire un nouvel État doté d’une pleine souveraineté, c’est-à-dire de l’ensemble des prérogatives légales, fiscales, administratives et de sécurité qui lui permettent de bien gouverner sa population et son territoire. Les grands bâtisseurs de l’État québécois ont soulignent ainsi que ce projet politique demeurera inachevé tant et aussi longtemps qu’il n’aura pas complété le processus de modernisation technico-économique et politico-administratif.

« Québécois, nous avons le privilège de posséder l’outil par excellence pour promouvoir nos projets et pour protéger nos intérêts collectifs : notre État. Cependant, ce contrôle est limité. Nous possédons un demi-État, l’autre moitié étant contrôlé par le gouvernement fédéral. Nous ne sommes donc pas en mesure de développer nos politiques en respectant nos aspirations communes. Ce demi-État bloque nos aspirations les plus fondamentales. La défense de nos intérêts collectifs – c’est-à-dire du bien commun – passent à la trappe à cause de l’arrangement constitutionnel canadien. Tant et aussi longtemps que le Québec ne sera pas un pays, toutes nos décisions collectives passent, en grande partie, à travers le prisme du régime fédéral. »[24]

En résumé, l’aboutissement logique de ce processus historique de transformation sociale (État-providence) et d’émancipation nationale (construction d’une nouvelle identité collective) réside dans la création d’un « État complet ». Voilà toute la substance de la social-démocratie et du projet souverainiste réunis : l’efficacité de la fonction publique et le rapatriement de la totalité des fonctions étatiques. Si on admet que la relation entre l’État et le bien commun, le gouvernement représentatif et l’intérêt du peuple, les technocrates et les citoyens est toujours vertueuse, c’est-à-dire que les premiers représentent toujours fidèlement l’intérêt des seconds, alors ce projet de société mène théoriquement à l’émancipation politique.

À l’inverse, si on admet qu’il y a écart, tension, divergence voire opposition entre l’État et le bien commun, la démocratie représentative et le pouvoir citoyen, la caste politique et les gens ordinaires, alors nous faisons face à un projet qui prétend défendre l’intérêt général en masquant la domination d’une élite de politiciens, technocrates, financiers et hauts gestionnaires qui viennent contrôler la chose publique au profit de leur intérêts privés et du maintien de leurs privilèges ; le tableau est radicalement différent. Dès lors, la création d’un « État complet », c’est-à-dire d’un appareil administratif, parlementaire, judiciaire, policier et militaire, une institution séparée et placée au-dessus de la société, veillant à « l’intérêt général » par la bienveillance d’une technocratie éclairée et de professionnels à leur service, ce grand récit n’apparaît plus comme un rêve de transformation sociale ou de libération nationale, mais comme le renforcement d’une oppression vécue par la majorité d’une population qui ne sent plus représentée, ni même consultée.

Pour ouvrir l’imaginaire politique et l’horizon des possibles, il est primordial de tenir compte de cette intuition largement partagée que « ça ne tourne pas rond », que les politiciens ne sont pas là pour  protéger le bien commun mais défendre les intérêts du 1%, que les institutions publiques ne sont plus au service des citoyens, que les gens ordinaires sont tenus à l’écart des lieux de pouvoir et que la création d’un « État complet » n’est pas la panacée de tous nos maux. Bien au contraire, il s’agit de prendre au sérieux le fait que nous sommes dépossédés de nos institutions, que celles-ci sont maintenant perçues comme des choses séparées de nos existences, des organisations impersonnelles et bureaucratiques qui n’admettent plus de véritable contrôle démocratique. Cela ne signifie pas qu’il faille rejeter la société en bloc, refuser toute forme de pouvoir politique et se replier sur notre sphère privée. Au contraire, il s’agit d’ouvrir l’espace public, de définir de nouvelles institutions au-delà de la forme archaïque de l’État unitaire et centralisé, d’expérimenter de nouvelles pratiques démocratiques, bref de constituer un pouvoir populaire et d’édifier du commun par-delà la dichotomie social-démocrate qui confine nos existences au mouvement déprimant décrit par Schopenhauer : « la vie moderne oscille, comme un pendule, entre la souffrance et l’ennui », le marché du travail et l’État.

Enfin, la crise de représentation qui met à mal notre confiance envers l’État ne saurait être surmontée par une version remâchée du statu quo, à la manière du Mieux d’État présenté par Martine Ouellet. Au fond, cette vision fait office de rêve moribond d’une caste de technocrates privilégiés. La « crise organique » à laquelle nous faisons face, c’est-à-dire la crise qui ne reste pas limitée à la sphère économique mais contamine toutes les champs de la vie sociale (institutions politiques, culture, morale, etc.), est une situation de flottement prolongé où « l’ancien se meurt et le nouveau hésite à naître ». C’est pourquoi il est nécessaire d’envisager les modalités d’une nouvelle institution imaginaire de la société sans laquelle aucun changement substantiel ne pourra survenir. D’où l’importance de formuler un projet politique qui ne se contente pas de maintenir mort-vivante une idée désuète, mais qui prend au sérieux le rôle central du processus identificatoire dans la constitution d’une nouvelle identité collective.

« Il ne peut pas ne pas y avoir de crise du processus identificatoire, puisqu’il n’y a pas une autoreprésentation de la société comme foyer de sens et de valeur, et comme insérée dans une histoire passée et à venir, dotée elle-même de sens, non pas « par elle-même » mais par la société qui constamment la re-vit et la re-crée ainsi. Ce sont là les piliers d’une identification ultime d’un « Nous » fortement investi, et c’est ce « Nous » qui se disloque aujourd’hui, avec la position, par chaque individu, de la société comme simple « contrainte » qui lui est imposée – illusion monstrueuse mais tellement vécue qu’elle devient un fait matériel, tangible, l’indice d’un processus de dé-socialisation – et à laquelle il adresse, simultanément et contradictoirement, des demandes ininterrompues d’assistance ; l’illusion aussi de l’histoire comme, au mieux, paysage touristique à visiter pendant les vacances. »[25]

Devant l’incapacité de l’imaginaire social-démocrate et souverainiste à raviver les passions collectives, nous devons sortir des sentiers battus et explorer de nouvelles pistes plus prometteuses, notamment celle de la souveraineté populaire et de l’idéal républicain. À suivre.

[1] Martine Ouellet, Mieux d’État, Somme toute, Montréal, 2015, p.13
[2] Ibid., p.16
[3] Pierre Dardot, Christian Laval. Commun. Essai sur la révolution au XXIe siècle, La Découverte, Paris, 2014, p.25
[4] Ibid., p.28
[5] Mieux d’État, p.22
[6] Commun, p.137
[7] Mieux d’État, p.53
[8] Cornelius Castoriadis, La montée de l’insignifiance. Les carrefous du labyrinthe – tome 4, Seuil, Paris, 1996, p.191
[9] Simon Tremblay-Pépin (dir.), Dépossession. Une histoire économique du Québec contemporain. Tome I - Les ressources, Lux, Montréal, 2015, p.17-18
[10] Antonio Gramsci, Cahiers de prison, Cahier 10, §61, Gallimard, Paris, 1978
[11] Razmig Keucheyan, Guerre de mouvement, guerre de position, La Fabrique, Paris, 2011, p.50
[12] Dépossession, p.18
[13] Mieux d’État, p.52
[14] Ibid., p.57-58
[15] Ibid., p.62
[16] Ibid., p.71
[17] Ibid., p.84
[18] Ibid., p.85
[19] Ibid., p.86
[20] Ibid., p.90
[21] Ibid., p.92
[22] Ibid., p.96
[23] http://ici.radio-canada.ca/nouvelles/Politique/2015/04/06/002-entrevue-jacques-parizeau-parti-quebecois-champ-ruines.shtml
[24] Mieux d’État, p.106-107
[25] La montée de l’insignifiance, p.161

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