Bookchin et la déliquescence de la démocratie municipale


Le 3 novembre 2013, les citoyens seront conviés à se rendre aux urnes pour élire 8000 candidats dans plus de 1100 municipalités du Québec. Or, plus de 50% des maires et conseillers municipaux ont été élus sans opposition en 2009, avec un taux de participation de 45%. Cela est particulièrement inquiétant compte tenu des nombreux scandales de corruption, de collusion et de gangstérisme révélés par l’Unité permanente anticorruption et la Commission Charbonneau. Les règnes ininterrompus, les réseaux d’influence, l’absence de perspectives politiques contribuent directement à une crise de confiance et de légitimité des institutions municipales.

Paradoxalement, la lutte contre le cynisme et la corruption ne semble pas mener à l’engagement citoyen et la critique des rapports de pouvoir, mais à un discours prônant la transparence, l’intégrité, la compétence gestionnaire et toute la rhétorique administrative dominante. La solution semble être de dépolitiser les enjeux locaux en concevant les villes comme des entreprises qui doivent être bien gérées. Les partis politiques sont dénigrés au profit de campagnes marketing axées sur des personnalités fortes, la notoriété éclipsant les débats d’idées : Équipe Labeaume, Équipe Denis Coderre, Groupe Mélanie Joly, Coalition Marcel Côté, etc.

Devant cet appauvrissement de la sphère démocratique, le philosophe américain et militant écologiste Murray Bookchin (1921-2006) aurait sans doute prôné une critique sociale radicale et proposé un projet politique concret : le municipalisme libertaire. Cette perspective entend remplacer le capitalisme et l’État-nation par des institutions de démocratie directe et de coopération enracinées dans le champ politique municipal. Le mot d’ordre de Bookchin, « démocratiser la république et radicaliser la démocratie », consiste à étendre la capacité des citoyens à gérer ensemble les affaires de la communauté par la participation et la délibération publique. Loin de prôner l’autosuffisance locale, il s’agit d’articuler l’interdépendance régionale par le biais d’une confédération des municipalités libres. En quoi cette pensée politique peut-elle nous éclairer dans le contexte des élections municipales, à l’aune d’une crise écologique, économique et démocratique sans précédent ?

Bookchin est d’abord connu à titre de théoricien de l’écologie sociale. Cette philosophie repose sur l’idée selon laquelle la crise écologique découle de diverses formes de hiérarchies et d’oppression, que ce soit en termes de classe, sexe, ethnicité, âge, etc. Autrement dit, la domination de l’humain sur la nature trouve ses racines dans la domination de l’humain sur l’humain. C’est pourquoi la construction d’une société écologique suppose la remise en question des structures qui favorisent la concentration du pouvoir économique et politique, comme l’économie de marché et le gouvernement représentatif. L’écologie sociale se distingue ainsi de l’environnementalisme, qui vise à surmonter le dérèglement climatique et le pic pétrolier par l’amélioration de la gouvernance, le progrès technique et une croissance économique « verte » qui maintiennent le mode de production actuel. Les deux réponses possibles à la crise écologique se présentent comme suit : capitalisme vert ou écosocialisme libertaire.

Le « développement urbain durable » prôné par Projet Montréal est-il compatible avec les préceptes de l’écologie sociale ? D’une part, Bookchin appuierait fortement la promotion des transports collectifs et actifs, la protection des espaces verts, l’agriculture urbaine et l’amélioration de la qualité de vie des quartiers qui favorisent l’émergence d’espaces publics de proximité. D’autre part, le philosophe critiquerait l’abandon de la réduction des tarifs du transport collectif, la création de conseils de quartier et l’instauration de budgets participatifs pourtant mentionnés dans la plateforme 2009 de Projet Montréal. Le manque de réflexion critique sur les dérives du néolibéralisme, la logique managériale, la montée des inégalités économiques et la justice sociale témoignent du capitalisme vert sous-jacent au programme d’urbanisme durable.

L’adepte de l’écologie sociale serait d’ailleurs complètement opposé à la mentalité gestionnaire de Marcel Côté, au populisme de Denis Coderre et à l’autoritarisme de Régis Labeaume, qui non seulement négligent les problématiques environnementales et récusent la nécessité d’un changement social, mais réduisent les citoyens à de simples payeurs de taxes. Janet Biehl, qui fut une proche collaboratrice de Bookchin et militante dans le parti municipaliste des Burlington Greens, trace un portrait éloquent de la figure paternaliste de plusieurs candidats à la mairie. « Dans les sociétés de masse actuelles, les citoyens sont réduits au statut d’« électeurs » et de « contribuables ». Loin d’augmenter leur maîtrise, l’État et le système capitaliste les infantilisent. Se concevant comme pater familias, l’État gère la vie civique à leur place, ostensiblement pour leur bien, mais il perpétue ainsi leur dépendance et leur subordination. […] La passivité même des citoyens, le peu d’importance qu’ils accordent aux processus de l’État les rendent plus vulnérables à la manipulation, que ce soit par les fortes personnalités ou par de puissantes institutions. »[1]

Devant cette situation critique, le municipalisme libertaire propose de décentraliser le pouvoir et de démocratiser la ville afin de retrouver le « champ politique » trop longtemps associé à « l’art de gouverner » (statecraft). Pour Bookchin, il est essentiel de distinguer le « champ social » correspondant au domaine privé (qui inclut la production et la vie économique), le « champ politique » comme espace public de délibération et de décision collective des affaires communes, et « l’État » en tant qu’appareil de contrainte formé par des politiciens professionnels, la bureaucratie, la police et l’armée. « La raison pour laquelle la confusion entre la politique et l’étatisme persiste aussi fortement aujourd’hui est peut-être que nous avons perdu la source historique et l’arène principale de toute politique authentique : la cité. » Si la citoyenneté est aujourd’hui attachée à l’État-nation et la représentation politique, son origine remonte à la polis d’Athènes au Ve siècle avant notre ère, berceau de la démocratie directe.

Bookchin, en tant que « Grec moderne », rappelle que cette citoyenneté active est intimement liée à la paideia, c’est-à-dire la culture intentionnelle des qualités civiques et morales nécessaires à l’exercice politique. « L’unité nucléaire de cette politique n’est pas le bureaucrate impersonnel, le politicien professionnel, le fonctionnaire de parti ou même le résident urbain dans toute la splendeur de son anonymat. C’est le citoyen. Un terme qui incarne les idées classiques de philia, d’autonomie, de rationalité et par-dessus tout d’engagement civique. Le citoyen insaisissable qui s’est manifesté historiquement dans les assemblées de Grèce, les communes médiévales d’Europe, les conseils de ville de la Nouvelle-Angleterre et les sections révolutionnaires de Paris, doit être ramené au premier plan de la théorie politique. »

L’archéologie de la démocratie municipale montre que celle-ci ne se s’est pas limitée au monde révolu de l’Antiquité, mais a traversé les époques jusqu’à nos jours sous la forme d’associations civiques, de sphères publiques locales, de comités de quartier ou d'initiatives comme les cinq Sommets citoyens de Montréal qui eurent lieu de 2002 à 2009. Malheureusement, ces expérimentations démocratiques ont été malmenées par les pressions conjointes de la centralisation politique, l’industrialisation, l’étalement urbain et la marchandisation de la société, qui contribuent à l’effritement des villes et de la citoyenneté. Une objection souvent évoquée à l’endroit du municipalisme libertaire consiste d’ailleurs à montrer l’impossibilité pratique de la démocratie directe à l’intérieur d’une société moderne et complexe. Cela signifie-t-il que nous soyons condamnés à la réduction de la vie économique au marché, et du champ politique au jeu des politiciens gestionnaires et autoritaires ?

Or, la cité représente un lieu de résistance qui perdure comme mémoire des luttes passées, une potentialité qui n’a pas encore été complètement oblitérée et qu’il s’agit de ranimer. Comme le rappelle Janet Biehl : « la municipalité, en fait, continue à hanter l’État comme siège irrépressible d’autogestion politique. Ainsi, quel que soit le degré d’érosion qu’aient causé l’État, l’urbanisation et le capitalisme, une vie politique municipale affirmée persiste à l’état latent comme perspective d’avenir et promesse d’émancipation humaine. » La démocratie participative en vogue aujourd’hui doit donc être radicalisée, dépasser le rôle purement consultatif qui la subordonne à la domination économique et étatique, pour devenir un lieu de pouvoir citoyen réel. Loin de représenter un vœu pieux, cette exigence appelle une véritable stratégie politique à l’échelle municipale.

Contrairement à plusieurs anarchistes qui rejettent toute forme de participation électorale, le municipalisme libertaire préconise de bâtir un mouvement visant à prendre le pouvoir des conseils municipaux pour les décentraliser aussitôt vers des assemblées de quartier. Les élections représentent une excellente plateforme d’éducation populaire, permettant non seulement d’étendre la critique du système actuel, mais de présenter la démocratie directe comme une alternative désirable, viable et atteignable au niveau municipal. Cette approche fut d’ailleurs adoptée par Marcel Sévigny au sein du Rassemblement des citoyens et citoyennes de Montréal, et le militant Dimitri Roussopoulos par la création du parti Montréal écologique au début des années 1990.

Les nombreux débats qui animent la gauche québécoise contemporaine placent la philosophie politique de Bookchin dans une position délicate. Pragmatique et partisan des institutions, il aurait sans doute critiqué le purisme des assemblées populaires autonomes de quartier (issues du mouvement étudiant et de la lutte contre la répression policière), qui récusent toute alliance avec les partis, syndicats et groupes communautaires, et refusent d’investir le champ politique pour se concentrer sur les luttes sociales et microlocales. « Aucune société ne peut exister sans structures institutionnelles », nous dit Bookchin. « À cet égard, je diverge de l’opinion libertaire qui veut un minimum de restriction. Comme je l’ai déjà dit, là où il y a un minimum de structure, là se retrouve un maximum d’arbitraire. [...] La question est de savoir quelle sorte d’organisation. »

Adepte de la démocratie radicale, Bookchin aurait certainement critiqué le consensus entourant le principe de « gouvernement ouvert » basé sur l’accès aux données de la ville et la consultation citoyenne. Ce mythe de la transparence administrative maintient la division entre gouvernants et gouvernés, et ne favorise pas une réelle délibération collective qui suppose la prise de parole, le dialogue et la capacité de s’engager en vue du bien commun. « Plutôt que céder le pouvoir de décision à des experts, des professionnels, des représentants ou des bureaucrates, l’écologie sociale prévoit une participation directe de tout le monde dans l’autogestion de leurs affaires communales. »

Lors des élections municipales de novembre 2013, Bookchin inviterait les citoyens de l’ensemble du Québec à remettre en question la société de marché et le culte de la démocratie représentative, sans pour autant prôner l’abstentionnisme et l’abandon du champ politique municipal. Le militant écologiste et libertaire appuierait sans doute l’idée de mettre sur pied une alternative de gauche dans une foule de municipalités québécoises, afin de décentraliser et démocratiser le pouvoir comme moyen de lutter contre la corruption et les inégalités sociales. Il ne s’agit pas d’attendre une éventuelle rupture avec l’ordre capitaliste par la conquête du pouvoir d’État, mais de participer dès maintenant à l’élaboration d’un écosocialisme « par le bas ». « Les révolutionnaires doivent cesser de croire que les institutions révolutionnaires pourraient se former après la révolution, ni même au cours d’une insurrection. À la place, les révolutionnaires doivent commencer à créer des institutions révolutionnaires dès à présent. »



[1] Janet Biehl, Le municipalisme libertaire. La politique de l’écologie sociale, Écosociété, Montréal, 2013, p.101

Commentaires

  1. Un billet vraiment rafraîchissant qui présente une position que je trouve pour ma part très inspirante. Je pense que je vais lire l'ouvrage de Janet Biehl, et relire Bookchin. Toutefois, en ce qui concerne le principe de « gouvernement ouvert », je trouve que ta critique est un peu légère. Le gouvernement ouvert est, comme tu le soulignes, un principe, et non pas une idéologie cohérente et globale comme l'est par exemple le municipalisme libertaire. C'est vrai qu'il y a un certain « utopisme technique » qui s'exprime, comme tu le dis, par le « mythe de la transparence ». Mais il faut éviter de prendre ce principe pour une fin en soi, mais plutôt le considérer comme un moyen, parmi d'autres, de favoriser la participation citoyenne et la délibération. En fait, on pourrait probablement argumenter que le principe de « gouvernement ouvert » vise à favoriser un accès plus égalitaire à l'information, ce qui n'est certainement pas défavorable à la délibération.

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    1. Je suis 100% d'accord avec toi. Ma critique concerne davantage l'idée que le "gouvernement ouvert" permettrait par lui-même de démocratiser la ville. Je crois qu'il est une condition nécessaire mais non suffisante de la démocratisation, notamment de l'appareil administratif ; il doit être jumelé à d'autres réformes pour réaliser son plein potentiel.

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