Les trois significations du Plan vert


Le Plan vert constitue la pierre angulaire du projet de société de Québec solidaire. Une lecture attentive de ce projet permet de cerner les forces et les limites de la vision actuelle du parti. Celle-ci n’est pas achevée, mais en construction perpétuelle, d’où l’expression de parti-processus. Le signe de cette ouverture réside dans la pluralité d’interprétations possibles du Plan vert, notamment celles élaborées par Alexandre Leduc et Andrés Fontecilla sur leur blogue respectif. Cet article cherchera à montrer en quoi différentes visions se distinguent et se rejoignent, tout en montrant que le projet actuel de Québec solidaire n’offre pas une réponse satisfaisante à l’ampleur de la crise écologique. Après avoir fait une analyse critique du Plan vert, trois visions seront dégagées afin d’articuler les rapports entre capitalisme et écologie : la social-démocratie verte, l’écosocialisme et la décroissance conviviale.

Une économie verte, faible en carbone

Le Plan vert débute par le désir de transformer l’économie du Québec. En quoi consiste cette transformation ? S’agit-il d’une réorientation du système actuel dans le sens du partage de la richesse et de la préservation l’environnement, ou d’une transformation du mode de production, c’est-à-dire le passage à une société postcapitaliste ? Modernisation ou dépassement du capitalisme ? Si nous nous en tenons au discours de la plateforme électorale, il semble que la première interprétation doit être privilégiée. Le Plan vert se veut d’abord l’opposé du Plan Nord, parce qu’il préconise la sortie de la dépendance au pétrole et le développement des technologies vertes, la maximisation de la valeur des ressources naturelles dans le respect de l’environnement, la multiplication des emplois verts, durables et égalitaires (inclusion des femmes), ainsi que la démocratisation de l’économie par le développement des entreprises collectives et coopératives.


Chose certaine, le Plan vert est fondamentalement opposé au capitalisme de libre marché, c’est-à-dire au néolibéralisme qui préconise le démantèlement de l’État social, l’extractivisme, la croissance infinie et la quête du profit maximal au-dessus de toute autre considération sociale et environnementale. Pour reprendre les termes de Karl Polanyi, Québec solidaire cherche à ré-encastrer l’économie dans la société, afin que la première serve la deuxième, au lieu de l’inverse. Mais le fait qu’un projet soit de gauche ne signifie pas pour autant qu’il dépasse le cadre du capitalisme, du développement durable et de l’économie verte préconisée par le dernier sommet de Rio+20. Il s’agit avant tout de proposer une alternative pragmatique et progressiste au désastre du modèle néolibéral et du mode de vie pétro-dépendant, afin de devenir un phare d’innovation éco-sociale au même titre que les pays scandinaves. « Nous pouvons ainsi devenir un modèle inspirant de par le monde, devenir ceux et celles qui auront, par leur innovation et leur courage, développé un mode de vie à la fois viable et enviable qui ne met pas en danger son environnement et qui conserve des ressources pour les générations à venir. »

Transports et énergie

Québec solidaire fonde son approche sur une analyse de classes : son plan de développement économique ne vise pas d’abord la croissance, les investissements étrangers et les grandes entreprises, mais la création d’emplois et le bien-être de la population. Elle favorise le travail, et non le capital, bien que le secteur privé puisse y trouver son compte. Le meilleur exemple du primat du travail est l’insistance du Plan vert sur la création d’emplois comme justification récurrente des réformes avancées : « le secteur des transports collectifs crée trois fois plus d’emplois que le secteur automobile au Québec ». Le vaste projet d’électrification des transports collectifs, qui comprend non seulement des investissements massifs pour la modernisation des transports urbains, mais également la construction d’un monorail haute vitesse entre Montréal et Québec, cherche ainsi, à travers l’abandon de l’utilisation des énergies fossiles d’ici 2030, à relancer une croissance économique juste et durable.

De son côté, le chantier d’efficacité énergétique vise à aider les particuliers et les entreprises locales en stimulant le secteur de la rénovation verte. Le Plan vert prévoit également le développement massif des énergies renouvelables comme l’éolien, la géothermie et la biomasse, afin de réduire les « émissions de gaz à effet de serre (GES) d’au moins 40 % par rapport à 1990 d’ici 2020, et de 95 % d’ici 2050 ». Pour ce faire, Québec solidaire nationaliserait l’industrie éolienne (Éole-Québec), puis chapeauterait la production, la distribution, ainsi que la recherche et développement dans le domaine énergétique par la création d’Énergie-Québec. Ceci n’est pas sans rappeler une sorte de Green New Deal, visant à relancer l’économie après une période de crise, de stagnation ou d’austérité par le biais d’investissements massifs de l’État. Il ne s’agit pas tant d’une sortie du capitalisme qu’une refondation du système économique sur une base néo-keynésienne, la réorganisation de l’État-providence par le biais de la modernisation écologique.

Une telle solution fut proposée notamment par Van Jones dans son livre The Green Collar Economy : How one solution can fix our two biggest problems (2008), et reçut l’applaudissement de personnalités célèbres comme Al Gore et Paul Hawken, auteur du livre Natural Capitalism : Creating the next industrial revolution (1999). Cette stratégie vise à relancer le capitalisme sur une base durable et équitable en créant des milliers d’emplois faiblement, moyennement ou hautement qualifiés dans le domaine de l’efficacité énergétique (rénovation des bâtiments) et des énergies alternatives (panneaux solaires). La nouvelle économie ne serait plus seulement basée sur les cols bleus (travail manuel, classe ouvrière) et les cols blancs (travail intellectuel, classe moyenne), mais la classe émergente des cols verts. D’après le Programme des Nations Unies pour l’environnement, les emplois verts (green jobs) regroupent toute forme de « travail dans le secteur de l’agriculture, manufacturier, recherche et développement, et des services qui contribuent substantiellement à préserver ou restaurer la qualité de l’environnement. Cela inclut spécifiquement, mais pas exclusivement, des emplois qui aident à protéger les écosystèmes et la biodiversité ; réduire la consommation d’énergie, d’eau et de matériaux à travers des stratégies d’efficience ; dé-carboniser l’économie ; et minimiser voire éliminer toute forme de déchets et de pollution. »

Contrôle des ressources naturelles

Au-delà du Green New Deal, Québec solidaire souhaite également rendre l’industrie minière au service de la collectivité. Cela passe notamment par l’augmentation substantielle des redevances minières, ainsi que la nationalisation des ressources naturelles (participation majoritaire de l’État ou nationalisation complète des secteurs stratégiques). Or, une telle mesure, prise isolément, se limiterait à une sorte de Plan Nord solidaire, très semblable au « Nord pour tous » du Parti québécois. Heureusement, le Plan vert ne prévoit pas donner tout le pouvoir à l’État, mais défaire la suprématie de la Loi sur les mines, octroyer le droit de veto aux communautés locales concernant les projets de développement minier sur leur territoire, ainsi que mettre en place des évaluations environnementales stratégiques en amont de chaque processus. La décentralisation des décisions par la consultation obligatoire des villes permettrait ainsi d’offrir au contre-pouvoir à la domination de l’État, qui pactise souvent avec les promoteurs industriels au détriment des citoyen-nes.

Par ailleurs, Québec solidaire s’engage à interdire l’exploitation de l’uranium et de l’amiante, et à instaurer un système de gestion démocratique des forêts (comités forestiers locaux), permettant la planification collective et l’aménagement écosystémique des forêts. Enfin, bien que le parti reconnaisse le droit à l’eau tel que défini par les Nations Unies et souhaite éviter la marchandisation de l’eau, sa proposition de réforme se limite à augmenter les redevances sur l’eau de manière à fournir 1,48G$ à l’État. Autrement dit, le principe sous-jacent suppose que l’eau ne devrait pas être une marchandise gratuite, et c’est pourquoi la réforme propose de taxer plutôt qu’interdire son utilisation commerciale. La « gestion démocratique des ressources naturelles » reste l’élément le moins transformateur du Plan vert, mais représente une avancée remarquable par rapport aux propositions des autres partis politiques dans ce domaine.

Coopératives, services publics et sécurité sociale

La restructuration économique préconisée par Québec solidaire représente la pierre de touche qui permet de déborder le cadre de l’État-providence vert. La transition écologique ne vise pas d’abord à renforcer le pouvoir de l’État et des entreprises privées au détriment de la société civile, mais à offrir une occasion extraordinaire de démocratisation et de relocalisation de l’économie. Ainsi, le fait de revoir le mandat de la Caisse dépôt et de placement du Québec pour soutenir la création d’entreprises collectives permettrait de limiter la financiarisation de l’économie tout en créant davantage d’emplois ayant des finalités sociales et écologiques. La généralisation du modèle coopératif assure le développement d’entreprises plus stables, résilientes et démocratiques, que ce soit par la reprise coopérative des grandes entreprises, ou la création d’incitatifs pour encourager l’économie sociale, le logement social et abordable, les emplois dans le domaine du logiciel libre, du tourisme, de la culture et des loisirs. Le modèle économique sous-jacent au Plan vert est celui de l’économie plurielle ou solidaire, qui permet de sortir du modèle de l’économie duale ou mixte (public/privé) afin d’articuler quatre dimensions :

« a) Une économie sociale composée d’entreprises à finalité sociale et à but non lucratif, mais aussi d’organismes communautaires, collectifs ou coopératifs qui rendent d’innombrables services à la population.
b) Une économie domestique essentielle qui repose sur les services rendus dans la famille, par les aidantes et aidants naturels (surtout des femmes), et plus généralement sur les services gratuits ou bénévoles que nous voulons trouver le moyen de reconnaître socialement et de comptabiliser à leur juste valeur.
c) Une économie publique, étatique et paraétatique, dont l’importance et le rôle social, entre autres, dans la dispensation équitable de services accessibles à toute la population, sur l’ensemble du territoire, doivent être revalorisés.
d) Une économie privée composée d’entreprises dont le but est de produire et de vendre des produits et des services et qui acceptent de fonctionner dans le respect des règles collectives (sociales, environnementales, etc.) que la société québécoise se donne. »

Si nous dépassons le cadre strict du Plan vert pour retourner à l’objectif ultime de Québec solidaire, soit la socialisation des activités économiques, nous pouvons voir que le parti souhaite, à long terme, assurer la réappropriation collective des moyens de production, c’est-à-dire instaurer le socialisme. Or, il ne compte pas le faire par la voie révolutionnaire, c’est-à-dire par le biais de la dictature du prolétariat, l’abolition de la propriété privée et l’étatisation complète de l’économie, mais par une voie réformiste. Le développement d’une économie publique forte (c) allant de pair avec la promotion active de l’économie sociale et domestique (a,b), fournirait un contrepoids important à l’économie de marché (d) qui serait davantage régulée, en favorisant davantage les PME que les grandes entreprises.

Le développement de Pharma-Québec, le renforcement de l’éducation publique, des CLSC et des CPE, de même que le respect des principes d’accessibilité universelle et de gratuité, sont tous des manifestations de cette volonté de freiner la privatisation et la tarification des services publics. À long terme, Québec solidaire vise même à remplacer l’économie de marché par une planification démocratique et une gestion décentralisée de l’économie. « Aussi, l’administration générale et la fixation d’objectifs particuliers de ces entreprises devront avoir lieu au sein d’instances démocratiques régionales ou nationales dont la composition assurera une représentation réelle de l’ensemble de la société (salarié-es de l’entreprise, représentant-es de l’État, élu-es régionaux, groupes de citoyen-nes, Premières Nations, etc.). Finalement, ce n’est pas le gouvernement ou ses hauts fonctionnaires qui devront voir à l’organisation du travail au sein de ces entreprises, mais les employé-es eux-mêmes (autogestion). »

Évidemment, cet élément du programme ne figure pas dans le Plan vert, ce dernier présentant une première étape dans un processus de transformation globale de l’économie. Il en va de même pour le revenu minimum garanti, qui figure timidement vers la fin de la section sur la sécurité sociale. « Cette forme de sécurité du revenu viendra progressivement remplacer l’aide sociale et d’autres programmes sociaux pour permettre à toute personne adulte vivant au Québec de se voir garantir un revenu minimum de 12 000 dollars par année. La déficience des présentes politiques sociales impose le développement d’une politique sociale et économique ambitieuse. Le niveau actuel de l’aide sociale est nettement insuffisant, ce qui a pour conséquence d’enfermer les gens dans une spirale appauvrissante. Celle-ci a un impact majeur sur la santé publique : la pauvreté entraîne la maladie. »

Le fait de présenter le revenu minimum garanti dans le cadre d’une lutte contre la pauvreté et les inégalités masque le caractère radical d’une telle réforme, en lui donnant une allure d’assistance sociale généralisée. Or, le revenu garanti assure la dignité, l’épanouissement personnel et la liberté réelle de l’individu, tout en permettant de donner un formidable coup d’accélérateur à la dé-marchandisation de la vie sociale. En effet, il libère le temps de la domination du travail, il contourne le joug du salariat en donnant l’occasion de multiplier les initiatives individuelles et collectives, les activités autonomes, culturelles et non-marchandes. L’interprétation du revenu minimum garanti présentée dans le Plan vert semble renvoyer au renforcement de l’État-providence, alors qu’il permet également l’émancipation de l’individu de la tutelle de l’État et du marché par le déploiement d’activités d’autoproduction.

La social-démocratie verte

Pour résumer, le cadre général du Plan vert de Québec solidaire renvoie à l’instauration d’une social-démocratie verte pour répondre à la crise néolibérale et environnementale. Cela peut être résumé par les points structurants du projet : 166 000 nouveaux emplois, moins de voitures et plus de technologies vertes, plus de démocratie en entreprise et inclusion des femmes, plus d’emplois stables, mieux payés et implantés dans nos communautés, gestion démocratique des ressources naturelles, secteur public fort et sécurité sociale. La réconciliation de l’économie et de l’écologie, le passage de la gauche d’opposition à la gauche de proposition, puis la rhétorique de la création d’emplois verts représentent l’interprétation valide, mais minimale, du Plan vert.

« Ce Plan vert nous permet de sortir de la fatalité des crises économiques et du marasme ambiant. Il replace l’économie du Québec sur les rails et la propulse vers une nouvelle voie. Il ne s’agit plus de la croissance pour la croissance, mais bien de se servir de l’économie pour bâtir le Québec qu’on veut : un Québec vert, solidaire et démocratique. Les idées sont là, et elles sont portées par tout un tissu d’associations et de groupes citoyens. Pour qu’elles deviennent réalité, il ne manque qu’un ingrédient essentiel : le courage politique pour les mettre en place. »
 
Il s’agit d’une vision réformiste et volontariste, qui opère le passage de la croissance en soi (capitalisme de libre marché) à la croissance en soi et pour soi (capitalisme vert d’État), c’est-à-dire une nouvelle économie au service du peuple sans remise en question des notions de travail abstrait (emploi), de marchandise, de progrès technologique, d’industrialisation, de vitesse, etc. Cette conception opère ainsi la synthèse du développement durable et du modèle keynésien, en présentant la croissance verte et équitable comme l’alternative à l’austérité non-durable et néolibérale. Dans cette perspective, il n’y a pas de dépassement du capitalisme, mais une refondation de ce système à travers la « troisième révolution industrielle » d’une économie postcarbone.

Or, cette stratégie est-elle à la hauteur des défis que nous présente la crise écologique ? Réponse à suivre…

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