Évaluation des risques ou des alternatives?


Il est l’heure de ré-ouvrir un débat de fond sur la question du pétrole, et plus largement sur un projet politique capable d’affronter la crise écologique. L’ouverture du gouvernement Marois à la pétro-économie, qu’il s’agisse du pétrole des sables bitumineux acheminé par l’oléduc Enbridge, ou encore l’exploitation domestique de gisements en Gaspésie, sur l’Île d’Anticosti ou dans le golfe Saint-Laurent, laisse présager le pire quant à la dette écologique que nous laisserons aux générations futures.

Visiblement, le discours du développement durable a été vidé de son sens au fur et à mesure que les impératifs de croissance ont repris le devant de la scène politique. Nous rejoignons ainsi la vision albertaine et conservatrice de l’économie, véritable cancre en matière environnementale aux yeux de la communauté internationale. Même si Pauline Marois, Daniel Breton, Martine Ouellet et Alexandre Cloutier insistent pour que le Québec ait « son mot à dire », avec « les informations nécessaires pour prendre une décision », en analysant « les impacts économiques et environnementaux du projet », devons-nous nous en remettre à une simple évaluation des risques?

D’une part, Alexandre Cloutier a souligné que le gouvernement du Québec tiendra une « consultation publique » qui ne se fera pas dans le cadre du Bureau d’audience publique sur l’environnement (BAPE), mais s’adressera aux personnes « directement concernées ». Les risques se limiteraient-ils aux individus potentiellement affectés par une rupture de l’oléoduc, qui est sécuritaire à 99,9996% selon Joe Oliver, ministre fédéral des Ressources naturelles? Celui-ci n'avait-il pas affirmer qu'il pourrait écarter les groupes écologistes de l'évaluation environnementale des grands projets?

D’autre part, n’est-ce pas le gouvernement fédéral qui a la responsabilité constitutionnelle d’évaluer les projets de nature interprovinciale par l’entremise de l’Office national de l’énergie (ONE)? Avec la récente « cure minceur » des lois de protection de l’environnement entreprise par le Parti conservateur, pouvons-nous faire confiance à la grille d’analyse utilitariste qui calculerait les coûts sociaux et écologiques en fonction des avantages économiques potentiels pour l’économie canadienne?

Par ailleurs, une évaluation étroite des risques masquerait-elle une réflexion plus générale sur les alternatives au modèle de développement actuel? Dans son livre Making better environmental decisions (2000), Mary O’Brien prend l’exemple d’une femme qui désire traverser une rivière montagneuse à l’eau glacée. Elle se fait conseiller par une équipe de quatre évaluateurs de risques, composée d’un toxicologue, un cardiologue, un hydrologiste et un spécialiste du ministère de l’environnement.

Le premier remarque que l’eau n’est pas toxique, mais seulement très froide. Le deuxième considère que les risques d’arrêt cardiaque sont faibles, car la femme est en bonne santé. Le troisième évalue qu’il est possible de nager parce que la rivière est peu profonde et dépourvue de tourbillons. Enfin, le quatrième suggère de traverser parce que les risques sont minimes comparativement au réchauffement climatique, la destruction de la couche d’ozone et la perte de biodiversité.

Étonnement, la femme refuse de traverser à la nage. « Pourquoi? », s’exclament les spécialistes qui ont calculé sa chance de mourir à seulement 1 sur 4 millions. Comme la femme refuse encore, les spécialistes perdent patience et l’accusent d’immobilisme. Visiblement, celle-ci semble avoir une « crainte irrationnelle » des risques, et une mauvaise compréhension des avantages de ce projet. Mais la femme se retourne et pointe à l’horizon : il y a un pont.

Pendant que les experts évaluaient les risques d’une seule option, la femme évaluait les alternatives. Elle considère que ça ne vaut même pas la peine de prendre froid en traversant à la nage, compte tenu des options qui s’offrent à elles. Une délibération collective sur les stratégies énergétiques, les limites de la croissance économique, la justice sociale, la résilience communautaire et écologique, pourrait s’inscrire dans cette perspective. Une évaluation normative des alternatives au développement doit remplacer la logique étroite des risques, en partant de plusieurs principes :

1) Il n’est pas acceptable de menacer l’intégrité physique des communautés humaines et non-humaines s’il existe des alternatives raisonnables.
2) Personne ne peut définir pour quelqu’un d’autre ce qui est un dommage « acceptable ».
3) Nous devons envisager et réaliser les alternatives les moins dommageables pour la population actuelle, les générations futures et les écosystèmes.
4) Il est difficile de penser des alternatives au statu quo, et des individus, des entreprises et des gouvernements ont intérêt à ce qu’il en soit ainsi.
5) Le prérequis essentiel au changement politique est de reconnaître le fait qu’il existe des alternatives.
6) De véritables changements dans les comportements et les habitudes dommageables des individus et des collectivités (dépendance au pétrole, étalement urbain, surconsommation, etc.) ne peuvent se réduire à l’éthique et la responsabilité individuelle ; ils doivent être accomplis par l’action politique.

Il est temps d’élargir le débat en matière d’écologie politique, qui ne se réduit pas au développement durable, à l’économie environnementale néoclassique, aux solutions technologiques et à la modernisation écologique. Il existe une pluralité de discours, comme l’écologie sociale et socialiste, le mouvement pour la justice environnementale, la décroissance conviviale, la démocratie délibérative et participative, qui tentent d’élargir les options au-delà des impératifs d’accumulation, de déficit zéro, et de concurrence qui minent notre autonomie collective. Nous sommes-nous prêts à troquer notre indépendance politique par la dépendance au pétrole et à l’économie albertaine? Voulons-nous assurer les risques d’une pétro-économie québécoise, même au prix de certaines conditions telles qu’énoncées par Éric Pineault, afin de limiter les dégâts d’une telle entreprise?

Un paradoxe central de la société du risque consiste dans le fait que les risques ne sont pas des phénomènes extérieurs que l’on pourrait éviter par un savant calcul, mais des problèmes endogènes accélérés par le processus de modernisation qui essaie de les contrôler. Nous ne pouvons plus faire aveuglément confiance aux acteurs censés garantir la sécurité et la rationalité, comme l’État, la science et l’industrie. Pour reprendre une métaphore d’Ulrich Beck, ceux-ci exhortent la population à monter à bord d’un avion pour lequel aucune piste d’atterrissage n’a encore été construite.

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