lundi 6 juillet 2015

L’hypothèse municipaliste : de la Commune au communalisme kurde


La République contre l'État (partie 3)

Si dans le texte précédent nous appelions à dépasser le républicanisme classique pour envisager la constitution d’une République « pas comme les autres » où pourrait s’exercer une véritable souveraineté populaire par-delà le gouvernement représentatif, comment pouvons-nous imaginer la formation de nouvelles institutions qui ne tombent pas dans l’écueil de l’État-nation ? Le « municipalisme » est le nom que nous donnons à toute théorie et pratique qui fait de la municipalité ou de la commune le cœur d’une transformation démocratique de la vie sociale, économique et politique. Il ne s’agit pas ici d’une idée radicalement neuve, car elle condense une riche tradition politique présente dans plusieurs pays du monde et différentes époques historiques : Cité athénienne, communes médiévales, sections parisiennes de la Révolution française, town meetings de la Nouvelle-Angleterre, etc.

Le municipalisme se veut davantage général et inclusif que la variante libertaire théorisée par Murray Bookchin (municipalisme libertaire qu’il rebaptisa communalisme vers la fin de sa vie pour se distinguer de l’anarchisme dogmatique), notamment par l’intégration de perspectives méconnues comme le socialisme municipal de Brousse, les Narodniks (populisme agraire russe), le municipalisme indépendantiste catalan, la république paysanne germanique (Bauernrepublik), la réforme des panchayats au Kerala, l’autogouvernance locale de Gandhi (Gram swaraj), etc. Toutes ces expérimentations sont basées sur les principes d’autogouvernement, de démocratisation et de décentralisation qui permettent aux habitants de gérer directement les affaires publiques. Le municipalisme repose donc sur la participation citoyenne directe et la relocalisation des décisions collectives qui ont été graduellement accaparées par un gouvernement centralisé. Cette perspective permet de distinguer clairement deux idées qui ont été trop souvent confondues, à savoir la communauté politique et l’État.

Pour Bookchin, il est essentiel de distinguer le « champ social » correspondant au domaine privé (qui inclut la production et la vie économique), le champ politique comme espace public de délibération et de décision collective, et l’État en tant qu’appareil professionnel de contrainte  dirigé par les politiciens, la bureaucratie, la police, l’armée, etc. « C’est seulement quand la contrainte est institutionnalisée sous la forme d’un contrôle social professionnel, systématique et organisé – c’est-à-dire lorsque des individus sont arrachés à la vie normale d’une communauté non seulement pour administrer celle-ci, mais encore pour le faire avec le soutien d’un monopole de la violence – que l’on peut parler d’État au sens propre. […] Aujourd’hui encore, nous avons tendance à confondre allègrement « art de gouverner » [statecraft], politique et société, alors que ces notions devraient être soigneusement distinguées les unes des autres. […] Les Athéniens ont inventé la politique : l’administration directe des affaires publiques par l’ensemble d’une communauté. »[1]

C’est en ce sens que nous devons comprendre cette affirmation mystérieuse de Fernand Dumont pour qui « le projet de souveraineté du Québec vise à l’édification d’une communauté politique et non d’un État-nation »[2]. Sans tomber dans la critique facile des fonctionnaires et la bureaucratie d’État, le sociologue souligne la déresponsabilisation des institutions et le manque d’imputabilité des dirigeants qui découlent du gigantisme institutionnel. « La situation actuelle frise la caricature : un ministre est censé être le seul responsable devant l’Assemblée nationale de toute mesure arrêtée dans son ministère, c’est-à-dire dans un organisme le plus souvent énorme où des décisions multiples sont prises chaque jour et dont un grand nombre échappent non seulement à sa vigilance mais à sa compétence. Ce principe de responsabilité exclusive pouvait avoir quelque fondement au temps ancien où la taille de l’État était réduite, mais il ne subsiste aujourd’hui que par une fiction abusive. Il en résulte un filtrage de l’information et une opacité des décisions. »[3]

Pour surmonter cette difficulté, il faut éviter le double écueil du laissez-faire néolibéral et du dirigisme social-démocrate, le premier préconisant la privatisation des services publics et l’introduction de mécanismes de marché, le second protégeant les prérogatives des technocrates dans l’administration de l’appareil d’État. Dumont nous invite à envisager une planification démocratique et décentralisée qui n’a rien à voir avec la centralisation bureaucratique. « Planification : le mot n’est plus guère à la mode. C’est dommage. Car pour la démocratie sociale, les grands objectifs de la collectivité doivent être ouvertement posés. […] Le plan n’est pas un secret de spécialistes ; c’est l’ensemble des contraintes et des choix d’un projet de société. Il éclaire les enjeux, départage des intérêts, indique des cheminements. Quand la politique est livrée à l’improvisation, lorsqu’elle feint de ne pas s’immiscer dans les conflits ou les complicités des groupes, c’est que son action s’exerce en secret. […] Au contraire, la planification en appelle à l’initiative de tous plutôt que d’en dispenser le plus grand nombre ; parce qu’elle décrit ouvertement les intentions et les obstacles, elle un instrument indispensable à la participation des citoyens. »[4]

Ce recadrage des enjeux sociopolitiques permet de dépasser la dichotomie gauche/droite et le clivage souverainiste/fédéraliste par un antagonisme plus fondamental, opposant démocratie et oligarchie, pouvoir citoyen et domination de la caste. La « question sociale » qui s’attaque aux contradictions du système économique, tout comme la « question nationale » qui cherche à surmonter les contradictions du régime politique, ne sont pas pour autant résolues ou écartées ; elles sont resituées à l’intérieur de la « question démocratique » qui a pour principe central non pas la justice sociale ou l’indépendance nationale, mais la souveraineté populaire. À l’heure des mesures d’austérité qui s’accompagnent d’un démantèlement des institutions de développement local et régional et d’une importante centralisation des pouvoirs dans les mains de l’État, des industries extractives et des multinationales, le terrain municipal paraît tout indiqué pour renforcer les capacités d’action des citoyens et l’institution d’une nouvelle communauté politique qui ne soit dominée par l’art de gouverner mais fondée sur l’autogouvernement populaire.

« Ce qu’on a appelé jusqu’ici politique a été, presque toujours, un mélange dans lequel la part de la manipulation, qui traite les hommes comme des choses à partir de leurs propriétés et de leurs réactions supposées connues, a été dominante. Ce que nous nommes politique révolutionnaire est une praxis qui se donne comme objet l’organisation et l’orientation de la société en vue de l’autonomie de tous et reconnaît que celle-ci présuppose une transformation radicale de la société qui ne sera, à son tour, possible que par le déploiement de l’activité autonome des hommes. »[5]

Leçons de la Commune

Comme une analyse détaillée du projet municipaliste ne saurait être entreprise convenablement dans un simple billet de blogue, ce chantier théorique sera exploré en profondeur dans un livre à paraître au printemps 2016. Pour le moment, nous voudrions évoquer deux expérimentations historiques de cette tendance politique, soit la Commune de Paris et le confédéralisme démocratique kurde au début du XXIe siècle. Tout d’abord, il est utile de rappeler les écrits de Karl Marx sur la Commune dans son fameux texte La Guerre civile en France (1871). Si ce texte propose de faire le commentaire d’un commentaire de la Commune, c’est pour mieux dégager la pertinence actuelle de cette tradition révolutionnaire, laquelle représente une merveilleuse boîte à outils pour ouvrir l’imagination politique sur les enjeux de notre temps. Les intuitions fécondes de cette analyse d’un épisode marquant du mouvement ouvrier tracent les grandes lignes de la « forme politique enfin trouvée » pouvant éventuellement remplacer la forme dominante des États modernes.

L’objectif ici n’est pas de démontrer que la Commune représente la panacée de tous les problèmes sociaux, mais de montrer qu’il s’agit d’une alternative désirable, viable et réalisable – du moins pendant une courte période historique (72 jours) – avant que celle-ci ne soit écrasée violemment par le gouvernement de Thiers lors de la semaine sanglante de mai 1871, où près de 30 000 communards furent fusillés par l’armée versaillaise. Ainsi, la Commune n’est pas morte sous le poids de ses contradictions internes, mais à cause de la répression brutale de l’État qui voulait l’empêcher de s’imposer comme forme institutionnelle de la liberté politique. Comme le rappelle Spinoza, la mort vient toujours du dehors.

Contrairement aux tendances marxistes-léninistes qui sont restées rivées sur le Manifeste du Parti communiste qui concevait la conquête du pouvoir d’État et la centralisation des moyens de production comme le premier pas de la révolution, Marx révisa sa position en tirant les leçons historiques de la Commune. « Mais la classe ouvrière ne peut pas se contenter de prendre tel quel l'appareil d'État et de le faire fonctionner pour son propre compte. Le pouvoir centralisé de l'État, avec ses organes, partout présents : armée permanente, police, bureaucratie, clergé et magistrature, organes façonnés selon un plan de division systématique et hiérarchique du travail, date de l'époque de la monarchie absolue, où il servait à la société bourgeoise naissante d'arme puissante dans ses luttes contre le féodalisme. Cependant, son développement restait entravé par toutes sortes de décombres moyenâgeux, prérogatives des seigneurs et des nobles, privilèges locaux, monopoles municipaux et corporatifs et Constitutions provinciales. Le gigantesque coup de balai de la Révolution française du XVIIIe siècle emporta tous ces restes des temps révolus, débarrassant ainsi, du même coup, le substrat social des derniers obstacles s'opposant à la superstructure de l'édifice de l'État moderne. »[6]

Marx critiquait dès lors l’illusion, aujourd’hui largement répandue au sein de la gauche, qu’un gouvernement progressiste pourrait simplement utiliser les leviers de l’État, à coups de réformes et de répartition de la richesse, afin d’en faire bénéficier la majorité sociale. Cela est d’autant plus vrai dans le contexte canadien où les institutions parlementaires héritées du régime britannique sont loin d’être un exemple de modernisation. Une véritable transformation de la société ne saurait se réaliser à travers les institutions politiques existantes, que l’État prenne la forme d’une monarchie constitutionnelle, du Second Empire, d’une République parlementaire ou présidentielle. Après la défaite française de la guerre franco-prussienne de 1870, les Parisiens ne se contentèrent pas de contester l’ordre établi ou d’expérimenter des modes de vie alternatifs – dans  une logique de contre-pouvoir aujourd’hui à la mode dans les milieux radicaux – mais s’organisèrent pour créer de nouvelles institutions contre l’État. Face à la fausse alternative entre la gestion naïve de l’appareil étatique du courant social-démocrate et le refus complet du pouvoir institutionnel de la mouvance anarchiste, la perspective municipaliste propose de dépasser la forme historique de l’État moderne par l’auto-gouvernement communal. Au-delà de la perspective de la « puissance destituante » qui s’enferme dans le moment négatif de l’insurrection, il s’agit d’embrasser le moment positif du « pouvoir constituant » afin d’instituer de nouvelles formes sociales émancipatrices. Comme le note le communard Arthur Arnould :

« [Après janvier 1871] Paris n’avait plus de gouvernement. Les hommes de l’Hôtel de Ville étaient pris à Bordeaux ; l’armée était peu estimée et sans armes ; les généraux universellement méprisés. Aucune police dans les rues. […] Nous n’avions qu’un pouvoir anonyme, représenté par M. Tout le monde. […] Paris avait donc appris le mépris absolu des deux seules formes de gouvernementales qui eussent été jusqu’alors en présence dans notre pays : - La monarchie et la République oligarchique ou bourgeoise. […] C’est que la Commune de Paris fut plus et autre chose qu’un soulèvement. Elle fut l’avènement d’un principe, l’affirmation d’une politique. En un mot, elle ne fut pas seulement une révolution de plus, elle fut une révolution nouvelle, portant dans les plis de son drapeau tout un programme général et caractéristique.  Et son drapeau était celui de la République universelle. »[7]

L’expression énigmatique de « République universelle » peut faire sourciller à première vue, car elle indique un changement de paradigme. Il ne s’agit pas d’une négation abstraite de l’État réellement existant, mais du dépassement positif de la République oligarchique par l’incarnation concrète de l’idéal républicain qui visait l’instauration d’une souveraineté populaire et du pouvoir citoyen dans toutes les sphères de la société. La Commune n’est donc pas le contraire de la République, mais la vraie République contre l’État. « L’antithèse directe de l’Empire fut la Commune. Si le prolétariat de Paris avait fait la révolution de Février au cri de « Vive la République sociale », ce cri n’exprimait guère qu’une vague aspiration à une République qui ne devait pas seulement abolir la forme monarchique de la domination de classe, mais la domination de classe elle- même. La Commune fut la forme positive de cette République. »[8]

Après s’être débarrassé de l’armée qui fut remplacée par une garde nationale majoritairement composée d’ouvriers, les élections municipales du 26 mars sélectionnèrent les 92 membres du Conseil de la Commune. Un scrutin réellement représentatif permit l’élection d’une vingtaine de candidatures « modérées » issues des classes aisées, lesquelles démissionnèrent rapidement pour laisser place aux candidatures citoyennes et populaires issues de divers milieux : 25 ouvriers, 12 artisans, 4 employés, 6 commerçants, 3 avocats, 3 médecins, 1 pharmacien, 1 vétérinaire, 1 ingénieur, 1 architecte, 2 artistes peintres et 12 journalistes. Toutes les tendances politiques étaient représentées, dont une majorité de jacobins, blanquistes et indépendants (avant-gardes, adeptes de la centralisation et l’insurrection), et une minorité de radicaux, collectivistes et proudhoniens (partisans de la décentralisation, l’autonomie municipale et la République sociale). Outre cette diversité sociale et idéologique, les élus de la Commune n’étaient pas des politiciens professionnels ou des « représentants » au sens classique du terme, mais des commissaires du peuple, redevables et étroitement contrôlés démocratiquement.

« La Commune fut composée des conseillers municipaux, élus au suffrage universel dans les divers arrondissements de la ville. Ils étaient responsables et révocables à tout moment. La majorité de ses membres était naturellement des ouvriers ou des représentants reconnus de la classe ouvrière. La Commune devait être non pas un organisme parlementaire, mais un corps agissant, exécutif et législatif à la fois. Au lieu de continuer d’être l’instrument du gouvernement central, la police fut immédiatement dépouillée de ses attributs politiques et transformée en un instrument de la Commune, responsable et à tout instant révocable. Il en fut de même pour les fonctionnaires de toutes les autres branches de l’administration. Depuis les membres de la Commune jusqu’au bas de l’échelle, la fonction publique devait être assurée pour un salaire d’ouvrier. Les bénéfices d’usage et les indemnités de représentation des hauts dignitaires de l’État disparurent avec ces hauts dignitaires eux-mêmes. Les services publics cessèrent d’être la propriété privée des créatures du gouvernement central. Non seulement l’administration municipale, mais toute l’initiative jusqu’alors exercée par l’État fut remise aux mains de la Commune. »[9]

La question du salaire ouvrier est centrale, car elle rompt avec les privilèges, les comptes de dépenses et les indemnités indécentes de la classe politique qui sévit toujours à notre époque. À titre d’exemple contemporain de cet esprit communard, la nouvelle mairesse de Barcelone, Ada Colau, a décidé de diminuer son salaire à 2200€ par mois, en remplaçant ainsi le 12000€ de l’ancien maire nationaliste et conservateur. Il s’agit à la fois de bon sens, de décence, de vertu civique et de réduction du fardeau fiscal des classes moyennes et populaires. Par ailleurs, il ne s’agit pas de privatiser les services publics ou de miner les conditions de travail des employés municipaux, mais de socialiser les fonctions étatiques pour les rendre plus légitimes, justes, démocratiques et viables économiquement. « La Commune a réalisé ce mot d’ordre de toutes les révolutions bourgeoises, le gouvernement à bon marché, en abolissant ces deux grandes sources de dépenses : l’armée et le fonctionnarisme d’État. […] Elle fournissait à la République la base d'institutions réellement démocratiques. Mais ni le « gouvernement à bon marché », ni la « vraie République » n’étaient son but dernier ; ils n’étaient guère que son corollaire. »[10]

Les nombreuses réformes sociales de la Commune permirent des avancées réelles dans une foule de domaines : droit de travail des femmes, équité salariale, reconnaissance de l’union libre, gratuité des actes notariaux, laïcité dans les écoles et les hôpitaux, liberté de presse, abolition du travail de nuit pour les compagnons boulangers, journée de travail de 10 heures, remise aux coopératives des ateliers et fabriques fermées ou abandonnées par les propriétaires, délai de trois ans pour le règlement des dettes et des échéances, pensions pour les blessés, veuves et orphelins des gardes nationaux tués au combat, réquisition des logements vacants au profit des sinistrés, création de cantines municipales, distribution gratuite de pains, rigueur budgétaire dans un contexte de ville assiégée, etc. Marx souligne aussi ce qu’il considère comme la principale réussite de cette expérimentation collective sans précédent dans l’Histoire : « La grande mesure sociale de la Commune, ce fut sa propre existence et son action. Ses mesures particulières ne pouvaient qu’indiquer la tendance d’un gouvernement du peuple par le peuple. »[11]

La plus grande innovation de la Commune est sans doute la « révolution démocratique » qui la caractérise, une démocratie directe portée par une citoyenneté active qui rompt avec la logique du gouvernement représentatif. L’appel du 22 mars du Comité central de la Garde nationale affirme que « les membres de l’assemblée municipale, sans cesse contrôlés, surveillés, discutés par l’opinion, sont révocables, comptables et responsables » et que leur mandat est impératif[12]. Cette radicalisation de la démocratie implique une extension de la citoyenneté aux étrangers comme l’indique le préambule suivant : « Considérant que le drapeau de la Commune est celui de la République universelle ; considérant que toute cité a le droit de donner le titre de citoyen aux étrangers qui la servent… »[13]

Le municipalisme est donc intimement lié à l’internationalisme dont il constitue l’incarnation concrète. Il ne s’agit pas ici du cosmopolitisme libéral des élites mondialisées qui se pavanent dans les villes globales, où « la spéculation financière célébra des orgies cosmopolites ; la misère des masses faisait un contraste criant avec l'étalage éhonté d'un luxe somptueux, factice et crapuleux »[14]. Il est plutôt question d’une véritable solidarité internationale, dont l’expression n’est pas d’abord celui d’une bourgeoisie nationale mais d’un gouvernement municipal, populaire et inclusif composé de candidatures citoyennes issues de différents pays.

« Si la Commune était donc la représentation véritable de tous les éléments sains de la société française, et par suite le véritable gouvernement national, elle était en même temps un gouvernement ouvrier, et, à ce titre, en sa qualité de champion audacieux de l’émancipation du Travail, internationale au plein sens du terme. Sous les yeux de l’armée prussienne qui avait annexé à l’Allemagne deux provinces françaises, la Commune annexait à la France les travailleurs du monde entier. Le Second Empire avait été la grande kermesse de la filouterie cosmopolite, les escrocs de tous les pays s’étaient rués à son appel pour participer à ses orgies et au pillage du peuple français. En ce moment même le bras droit de Thiers est Ganesco, crapule valaque, son bras gauche, Markovski, espion russe. La Commune a admis tous les étrangers à l’honneur de mourir pour une cause immortelle. Entre la guerre étrangère perdue par sa trahison, et la guerre civile fomentée par son complot avec l’envahisseur étranger, la bourgeoisie avait trouvé le temps d’afficher son patriotisme en organisant la chasse policière aux Allemands habitant en France. La Commune a fait d’un ouvrier allemand son ministre du Travail. »[15]

Néanmoins, il ne faut pas conclure pour autant que la République sociale et internationale implique le rejet expéditif de la nation, la Commune permettant de faire la synthèse du local et du global sans médiation. Comme le note encore Marx, cette expérimentation collective n’était pas destinée à restée localisée sur un territoire restreint, le « socialisme dans une seule ville » étant une idée absurde. Bien au contraire, la Commune était « une forme politique tout à fait susceptible d’expansion ». Il s’agit évidemment de spéculation et de politique fiction, mais il est intéressant d’imaginer ce qu’aurait pu devenir la Commune si elle n’avait pas été écrasée de façon aussi précoce avant d’avoir exprimé son plein potentiel. La perspective municipaliste n’a de sens qu’à travers l’horizon du « peuple constitué en communes », à travers une organisation pan-municipale d’une République sans précédent, une Commune des communes.

« Dans une brève esquisse d’organisation nationale que la Commune n’eut pas le temps de développer, il est dit expressément que la Commune devait être la forme politique même des plus petits hameaux de campagne et que dans les régions rurales l’armée permanente devait être remplacée par une milice populaire à temps de service extrêmement court. Les communes rurales de chaque département devaient administrer leurs affaires communes par une assemblée de délégués au chef-lieu du département, et ces assemblées de département devaient à leur tour envoyer des députés à la délégation nationale à Paris ; les délégués devaient être à tout moment révocables et liés par le mandat impératif de leurs électeurs. Les fonctions, peu nombreuses, mais importantes, qui restaient encore à un gouvernement central, ne devaient pas être supprimées, comme on l’a dit faussement, de propos délibéré, mais devaient être assurées par des fonctionnaires de la Commune, autrement dit strictement responsables. L’unité de la nation ne devait pas être brisée, mais au contraire organisée par la Constitution communale ; elle devait devenir une réalité par la destruction du pouvoir d’État qui prétendait être l’incarnation de cette unité, mais voulait être indépendant de la nation même, et supérieur à elle, alors qu’il n'en était qu’une excroissance parasitaire. »[16]

C’est pourquoi la théorie municipaliste – dont la Commune constitue l’exemple historique le plus frappant – représente non pas la négation mais la résolution optimale de la question nationale. L’objectif de se doter d’un « État complet » a été le leurre dans lequel s’est fourvoyé le mouvement souverainiste depuis ses débuts, cet appareil séparé et supérieur à la nation n’étant qu’une fausse unité empêchant celle-ci de se gouverner. Alors que l’État-nation se contente d’une souveraineté nationale formelle qui laisse le peuple à la marge des lieux de décision, la Commune rend possible une véritable souveraineté populaire qui permet à l’ensemble des membres d’une nation libre d’exercer leur liberté. Comme le rappelle Alexis De Tocqueville, « c’est dans la commune que réside la force des peuples libres. Les institutions communales sont à la liberté ce que les écoles primaires sont à la science ; elles la mettent à la portée du peuple. Sans institutions communales une nation peut se donner un gouvernement libre, mais elle n’a pas l’esprit de la liberté. »[17]

Pour résumer, la Commune représente la synthèse de la question sociale et nationale par l’incarnation d’une nouvelle République débarrassée de la vieille peau de l’appareil bureaucratique, centralisé et séparé du gouvernement représentatif. « La Constitution communale aurait restitué au corps social toutes les forces jusqu’alors absorbées par l’État parasite qui se nourrit sur la société et en paralyse le libre mouvement. Par ce seul fait, elle eût été le point de départ de la régénération de la France. »[18] Il y aurait sans doute beaucoup plus à dire sur cette expérience historique, mais il est intéressant de noter les influences souterraines du paradigme municipaliste qui réapparaît aujourd’hui sur un terrain inattendu, au pays des Kurdes, le plus grand peuple sans État.

Le communalisme kurde

Le Kurdistan est une région géographique et culturelle qui s’étend sur quatre États : l’Iran, l’Irak, la Syrie et la Turquie. Bien que la dissolution de l’Empire ottoman aurait pu permettre la création d’un État kurde, ce peuple longtemps opprimé de 35 millions d’habitants se retrouve aujourd’hui sans institutions politiques bien à lui. En 1978, le militant Abdullah Öcalan fonde le Parti des travailleurs kurdes (PKK), une organisation armée privilégiant un mouvement de guérilla d’orientation marxiste-léniniste. Cherchant à conjuguer lutte de libération nationale et combat pour l’émancipation sociale, le PKK visait à l’origine l’indépendance des territoires kurdes et la création d’un nouvel État-nation. En opposition armée avec la Turquie depuis 1984, le PKK se retrouve sans chef en 1999 ; Öcalan est capturé par les services secrets turcs et condamné à la prison à perpétuité pour avoir dirigé une organisation « terroriste ». C’est lors de son séjour en prison qu’il découvre le municipalisme libertaire et correspond avec Murray Bookchin qui aura une influence déterminante sur sa pensée.

Öcalan développe alors une interprétation originale du municipalisme permettant repenser la question nationale kurde dans une perspective anti-étatiste. « On dit souvent que l’État-nation se soucie du sort du peuple. Ceci est faux. Il s’agit plutôt d’un gouverneur national au sein du système capitaliste mondial, un vassal de la modernité capitaliste, qui est beaucoup plus profondément lié aux structures dominantes du capital qu’on ne le croit. Il s’agit d’une colonie du capital. Aussi nationaliste qu’il se montre, l’État-nation sert toujours dans une même mesure les processus capitalistes de l’exploitation. Rien d’autre ne peut expliquer les terribles guerres de redistribution vécues à l’époque de la modernité capitaliste. Ainsi, l’État-nation n’est pas avec le peuple – il est son ennemi. »[19]

S’il rejette l’État-nation et le nationalisme pour des raisons éthiques et politiques, c’est pour repenser autrement le principe d’auto-détermination et la souveraineté des peuples. De plus, cette perspective ne repose pas sur une transposition abstraite du municipalisme libertaire, mais sur une analyse concrète de la situation kurde. Il s’agit donc d’une proposition basée sur des considérations morales et stratégiques visant à définir les meilleurs moyens pour libérer le peuple kurde de l’oppression. « Depuis des décennies, les Kurdes luttent non seulement contre l’oppression exercée par les puissances dominantes et pour la reconnaissance de leur existence, mais également dans le but de libérer leur société de l’emprise du féodalisme. Il serait donc illogique de se libérer pour s’enchaîner à nouveau, voire même augmenter l’oppression. Dans le contexte de la modernité capitaliste, c’est pourtant à cela qu’équivaudrait la fondation d’un État-nation. […] Par conséquent, la solution à la question kurde se trouve dans une approche visant à affaiblir ou à repousser la modernité capitaliste. Les raisons historiques, les caractéristiques sociales et les évolutions concrètes relatives à cette question, ainsi que l’extension de la zone de peuplement des Kurdes sur le territoire de quatre pays ; tout ceci rend d’autant plus indispensable une solution démocratique. »

Öcalan baptiste son alternative politique « confédéralisme démocratique », également connu sous le nom de communalisme kurde. Il s’agit d’un projet fondé sur la démocratie participative, délibérative, active, inclusive et directe, celle-ci permettant l’auto-gouvernement et la solidarité des communautés locales. « Le confédéralisme démocratique est fondé sur la participation de la population, et ce sont les communautés concernées qui y maîtrisent le processus décisionnel. Les niveaux les plus élevés ne sont présents qu’afin d’assurer la coordination et la mise en œuvre de la volonté des communautés qui envoient leurs délégués aux assemblées générales. Pour assurer un gain de temps, ils font office à la fois de porte-parole et d’institution exécutive. Cependant, le pouvoir décisionnel de base est dévolu aux institutions populaires. »[20]

Le confédéralisme démocratique implique également un principe robuste de justice sociale, lequel se traduit notamment par l’égalité des sexes et des genres, ainsi qu’un modèle économique alternatif basée sur la coopération, l’écologie et la satisfaction des besoins humains. Il s’agit en quelque sorte de marier démocratie, socialisme, écologie et féminisme dans une nouvelle synthèse à la hauteur des défis du XXIe siècle. Renonçant à l’idéologie marxiste-léniniste, le PKK adopte le programme confédéral-démocratique en juin 2005, lequel aura une profonde influence sur des groupes politiques connexes. Par exemple, l’autonomie kurde acquise dans la région du Rojava en Syrie en 2012 permit au Parti de l’union démocratique (PYD) d’amorcer une expérimentation démocratique hors de l’ordinaire, combinant autogestion et création d’assemblées populaires décisionnelles associées à des conseils municipaux représentatifs de la diversité culturelle (les trois officiers supérieurs devant inclure un Kurde, un Arabe, un chrétien assyrien ou arménien, dont au moins une femme)[21]. Fait intéressant à noter, le PKK et le PYD sont actuellement les fers de lance de la lutte contre l’État islamique, notamment par l’action des unités féminines armées devenues un symbole médiatique lors des batailles de Kobané. Comme dans l’expérience de la Commune de Paris, la révolution municipaliste met toujours l’émancipation des femmes au premier plan.

Du côté du Kurdistan turc, le « bras politique » et non-violent du PKK se développe à travers des formations comme le Parti de la paix et la démocratie (BDP), lequel marie justice sociale, féminisme, écologie politique, autonomie démocratique et résolution pacifique de la question kurde. Le BDP se concentre notamment dans les municipalités des régions kurdes, le seuil électoral de 10% limitant considérablement la représentation du peuple kurde au sein de l’Assemblée nationale turque. « En 1999, la municipalité de Diyarbakır est gagnée par le mouvement kurde. D’élection en élection, la tendance s’accentue et plus d’une centaine de mairies de la région sont aujourd’hui BDP. En s’institutionnalisant, le bras politique du mouvement kurde obtient de réels changements sociaux comme l’avènement des co-maires. « Un homme et une femme sont à la tête de ces mairies », explique Mme Kisanak, co-maire de Diyarbakır. « Nous développons cette formule de binôme à tous les services de la mairie pour que la présence de la femme soit bien visible. »[22]

En fait, le mouvement politique kurde représente maintenant l’avant-garde des avancées sociales et démocratiques au Moyen-Orient, et en Turquie plus spécifiquement. Alors que le gouvernement conservateur et autoritaire d’Erdogan continue à imposer sa mainmise sur une société en pleine mutation culturelle, la « question kurde » est en train d’opérer un changement des mentalités. « « Kurde » n’est plus systématiquement accolé au mot « terroriste ». Des médias kurdes ont vu le jour. Des départements de kurde investissent les universités, un apprentissage optionnel de la langue est proposé. Publier un livre en kurde ne conduit plus en prison. La quatrième force politique du pays réunit Kurdes, Turcs progressistes et représentants des minorités ethniques ou sociales comme les mouvements LGBT. La « guerre totale » semble reléguée aux heures sombres du passé. « Le mouvement kurde, et notamment le combat des femmes, favorise la démocratisation de la Turquie », constate Murad Akincilar. Des évolutions qui prennent racine d’autant qu’elles s’inscrivent dans un contexte régional, lui aussi, en pleine révolution. […]

Dans ce contexte, l’idée d’un Grand Kurdistan remonte à la surface. Pas forcément sous la forme d’indépendance ou d’État-nation, assure Murad Akincilar : « Le PKK s’est éloigné de l’idée de créer un État contre un autre État. Les Kurdes en Turquie n’assument pas cette idée que leur droit à l’autodétermination se concrétise sous forme d’un État. Leur grand Kurdistan est culturel, historique, afin de construire une fédération des communautés dans la région. » Les droits revendiqués par le mouvement kurde le sont au nom de tous les peuples de la région et le projet politique s’oriente vers une confédération de communautés basée sur une « démocratie multiculturelle ». »[23]

La manifestation la plus récente de cette reconfiguration politique en Turquie est la percée historique du Parti démocratique des peuples (HDP) aux élections législatives de juin 2015, qui a obtenu 13% des suffrages et 80 députés. Cette coalition de gauche radicale, parfois surnommée le « Syriza turc », est composée de 30 associations et sept partis politiques. Le HDP intègre les revendications historiques du mouvement kurde tout en essayant de représenter la société turque dans sa diversité. « La bannière HDP réunit de nombreuses composantes (organisations de gauche, féministes, homosexuels, écologistes, etc.) sous le mot d’ordre « Nous tous au Parlement ». C'est un parti qu’on qualifierait de gauche plurielle sous d’autres latitudes. « Nous sommes le peuple et les peuples, résume Filiz Kerestecioglu. Le peuple pour que chacun prenne en main son destin. Les peuples pour en finir avec l’exclusion, le racisme et établir une paix durable. » »[24]

Comment le HDP a-t-il réussi à tirer son épingle du jeu dans cette situation complexe? Tout d’abord, il a su fédérer une multitude de contestations et de mouvements sociaux (dans la lignée de l’occupation du parc Gezi) par un programme inclusif et la figure rassembleuse de Selahattin Demirtaş. Ce leader charismatique et sympathique, d’abord issu du BDP qui se transforma en Parti démocratique des régions en 2014 pour se concentrer sur les élections municipales et régionales, s’inspire directement des idées d’Öcalan pour formuler un projet de société visant la fondation d’une nouvelle République décentralisée. Il s'agit d'amorcer un processus constituant pour assurer l’auto-détermination des peuples, l’égalité des droits et l'auto-gouvernement local basé sur la démocratie directe. Voici quelques éléments du programme du Parti démocratique des peuples qui illustrent les grandes lignes du projet municipaliste. « À cet égard, le HDP :

• reconnaît le droit à l’auto-détermination du peuple kurde et lutte pour une solution pacifique et démocratique à la question kurde basée sur l’égalité des droits ;
• croît qu’une solution durable aux problèmes se rapportant à la culture et à l’identité peut être trouvée à travers une constitution nouvelle, démocratique, pluraliste, libertaire et égalitaire ;
• lutte pour une nouvelle définition de la citoyenneté dans la constitution, basée sur la reconnaissance de l’égalité des identités, des langues, des croyances et des cultures ;
• cherche à unir les travailleurs et les peuples, égaux et libres, dans une République démocratique et considère l’Autonomie démocratique comme un modèle qu’il propose comme objectif au pays tout entier. Le HDP affirme qu’il n’y a pas de démocratisation des politiques sans l’auto-gouvernance des peuples basée sur des administrations locales et régionales démocratiques et autonomes. C’est pourquoi le HDP veut :
• renforcer la démocratie locale et adopter un modèle administratif basé sur des modèles d’auto-gouvernance ;
• établir une gouvernance locale participative en ligne avec les principes de démocratie directe ;
• établir un gouvernement local qui donne le pouvoir aux populations locales de décider de leur budget afin d’empêcher la corruption, le vol et la sous-traitance ;
• mettre l’accent sur l’égalité des sexes et les principes écologiques ;
• s’opposer aux projets de transformation urbaine et les remplacer par des projets sociaux pour une vie urbaine attentive aux enfants, aux personnes âgées et aux personnes à mobilité réduite ;
• remplacer, dans les localités, les politiques économiques néolibérales par des politiques sociales en faveur des travailleurs et des citoyens.
Le HDP défend « le droit à la localité », c’est-à-dire le droit d’étendre les prérogatives des villes aux communes périphériques et propose de fonder cette gouvernance locale sur l’égalité des genres et la discrimination positive envers les femmes. D’une façon générale le HDP propose une réorganisation de la relation entre le Pouvoir central et les pouvoirs locaux en mettant l’accent sur l’échelon local et le développement d’une gouvernance qui :
• garantisse un usage équitable et efficace des ressources locales ;
• promeuve une approche pluraliste des langues, des cultures, des croyances et des besoins spécifiques locaux ;
• encourage la communication et la négociation entre les différents groupes sociaux ;
• protège la nature, les pâturages, les zones cultivés et les écosystèmes d’eau, garantissant leur usage pour le bien-être des populations et s’opposant aux opérations spéculatives. »[25]

La perspective municipaliste dont le communalisme kurde représente une version originale est sans contredit le nouveau paradigme dans lequel doivent s’inscrire les luttes de libération nationale et de transformation sociale. Comme le mouvement souverainiste et la gauche classique sont toujours centrés sur la conquête du pouvoir d’État, ces idéologies sont maintenant désuètes et dépassées. À l’instar de la Commune de Paris, il ne saurait y avoir de véritable République, c’est-à-dire de République sociale et internationale, sans l’émergence d’une démocratie directe au niveau local. La souveraineté populaire déborde le cadre rigide de l’État-nation, par la construction d’une nouvelle communauté politique basée sur la confédération de municipalités libres. C’est pourquoi il faut prendre au sérieux l’idée suivante : la municipalité précède l’État.

[1] Murray Bookchin, Une société à refaire. Vers une écologie de la liberté, Écosociété, Montréal, 2010, p.104-108
[2] Fernand Dumont, Raisons communes, Boréal, Montréal, 1997, p.219
[3] Ibid., p.202-203
[4] Ibid., p.201
[5] Cornelius Castoriadis, L’institution imaginaire de la société, Seuil, Paris, 1975, p.115
[6] Karl Marx, La Guerre civile en France, Les Classiques des sciences sociales, 1871, p.45-46
[7] Kristin Ross, L’imaginaire de la Commune, La Fabrique, Paris, 2015,  p.28-29
[8] Karl Marx, La guerre civile en France, p.47
[9] Ibid., p.48
[10] Ibid., p.50
[11] Ibid., p.55
[13] « Commission des élections, 30 mars 1871, au sujet de Léo Fränkel » dans Marie-Danielle Demélas, Alain Boscus, Militantisme et histoire, Presses universitaires du Mirail, 2000, p.177
[14] La guerre civile en France, p.47
[15] Ibid., p.54
[16] Ibid., p.49
[17] Alexis De Tocqueville, De la Démocratie en Amérique, Gallimard, Paris, 1961, p.112
[18] La guerre civile en France, p.50
[19] Abdullah Öcalan, Confédéralisme démocratique, International Initiative Edition, 2011, p.15-16
[20] Ibid., p.35
[21] David Graeber, Why is the world ignoring the revolutionary Kurds in Syria?, The Guardian, 8 octobre 2014. http://www.theguardian.com/commentisfree/2014/oct/08/why-world-ignoring-revolutionary-kurds-syria-isis
[22] Alain Devalpo, A Diyarbakır, en Turquie, les Kurdes gagnent pas à pas leur autonomie, Mediapart, 12 février 2015. http://www.mediapart.fr/journal/international/120215/diyarbakir-en-turquie-les-kurdes-gagnent-pas-pas-leur-autonomie
[23] Ibid.
[24] Alain Devalpo, En Turquie, le parti HDP a su fédérer une multitude de contestations, Mediapart, 9 juin 2015. http://www.mediapart.fr/journal/international/090615/en-turquie-le-parti-hdp-su-federer-une-multitude-de-contestations
[25] Le programme de Selahattin Demirtas à l’élection présidentielle en Turquie, Institut kurde de Bruxelles, 8 juillet 2014. http://www.kurdishinstitute.be/le-programme-de-selahattin-demirtas-a-lelection-presidentielle-en-turquie/

mercredi 17 juin 2015

Dépasser le républicanisme


La République contre l’État – Partie 2

Dans son dernier livre L’indépendance par la République, le philosophe Danic Parenteau poursuit son argumentation en faveur d’un renouvellement substantiel de l’imaginaire politique indépendantiste. Contrairement à son premier livre Précis républicain à l’usage des Québécois, il ne s’agit plus de déceler une « pratique sociale républicaine fort répandue et enracinée dans l’imaginaire collectif », thèse peu plausible que nous avons critiquée dans un billet intitulé Critique du républicanisme nationaliste. En effet, Parenteau tentait alors d’arrimer le modèle républicain aux repères symboliques du peuple québécois en essayant de montrer que celui-ci possède déjà une conception de la société opposée au libéralisme anglo-saxon.

Si nous pouvons admettre que l’imaginaire collectif de la société québécoise se distingue du multiculturalisme canadien et qu’il est compatible avec l’idéal républicain, il semble excessif, voire pernicieux, de rabattre certaines manifestations sociopolitiques propres à la gauche ou l’écologisme sur une prétendue mentalité républicaine déjà établie. Cela amène des thèses absurdes qui témoignent d’une tentative de récupération politique, comme l’illustre ce passage : « Les Québécois sont généralement plus réticents que les Canadiens à accepter l’exploitation sans contrainte de leurs ressources naturelles par l’industrie privée. Cette différence d’attitude ne tient pas au fait que les Québécois seraient foncièrement plus écologistes que les Canadiens, mais bien à l’influence du républicanisme au Québec. »[1]

Heureusement, l’argumentation de Parenteau ne repose pas entièrement sur la thèse que « le peuple québécois serait déjà républicain sans le savoir », car ce deuxième livre cherche plutôt à définir la République comme régime politique et à présenter le républicanisme comme nouvelle voie stratégique de l’accession à l’indépendance. Il faut signaler dès le départ que le républicanisme n’est pas un idéal abstrait, mais une stratégie, un discours performatif visant à avoir des effets sur le réel. C’est pourquoi il faut prendre au sérieux « la voie républicaine », car elle propose de surmonter trois grandes difficultés stratégiques qui accablent durablement le mouvement indépendantiste :

« D’abord, elle permettra de reconstruire la grande alliance stratégique entre progressistes (pour qui la question sociale est centrale) et nationalistes (qui accordent une grande importance aux questions identitaires), alliance qui s’est rompue au cours des dernières années. […] La deuxième difficulté ainsi en voie d’être surmontée par le républicanisme est qu’il permettra d’intégrer au discours indépendantiste le procès du régime canadien, montrant à quel point il sert mal les intérêts nationaux du peuple québécois. […] Enfin, l’idéal républicain contribuera à repenser la grande stratégie indépendantiste, laquelle a jusqu’ici échoué à conduire le peuple québécois à son indépendance. »[2] Passons tour à tour ces trois objectifs sous le prisme de l’analyse critique afin d’évaluer la force de cette idéologie politique.

L’effritement de la grande alliance

Danic Parenteau souligne que le mouvement souverainiste est né d’une coalition de forces politiques, progressistes et nationalistes, bref une alliance gauche/droite. « Malgré des divergences importantes dans leur vision politique respective, ces deux forces ont su mettre de côté leurs désaccords pour travailler ensemble à l’atteinte d’un objectif stratégique commun : l’indépendance du Québec. Par exemple, lors de la fondation du Parti Québécois en 1968, les éléments plus progressistes du Rassemblement pour l’indépendance nationale (RIN) se sont joints aux militants plus franchement nationalistes du Ralliement national (RN). »[3] Bien qu’il admette que « la convergence entre les deux forces politiques n’a pas toujours été facile », Parenteau rappelle cette vérité politique fondamentale que la conquête du pouvoir ne peut pas être le simple résultat de luttes sociales et d’un parti politique agile, mais qu’elle doit reposer sur la formation d’un « bloc historique », c’est-à-dire une alliance complexe de classes sociales soudées idéologiquement à certaines élites par le biais d’un discours rassembleur.

L’épuisement du projet souverainiste se manifeste par la séparation de ses composantes, que ce soit la frange progressiste qui se détourne du Parti québécois à cause du virage à droite accéléré sous le règne de Lucien Bouchard, où le camp nationaliste qui rejoint les rangs de l’ADQ et la CAQ pour prioriser le redressement des finances publiques. Sans qu’il soit possible de s’entendre sur les causes exactes et multiples de l’effritement de cette alliance, il y a consensus sur le constat que la « grande famille souverainiste » n’existe plus, et que clivage entre l’aile progressiste et nationaliste s’est accentué lors du dernier débat sur la Charte des valeurs québécoises. La question centrale pour tout souverainiste convaincu et intéressé à retrouver une hégémonie perdue est donc de savoir comment forger une alliance sur de nouvelles bases. Comment faire pour éviter que les progressistes se méfient systématiquement des questions identitaires (qu’ils associent automatiquement à la droite conservatrice), et que les nationalistes ne répugnent plus à accorder une place à la question sociale, le projet indépendantiste devant « être le plus « neutre » possible sur le plan idéologique afin de rallier une majorité de Québécois ? »[4]

Toute la stratégie de Parenteau consiste à définir un nouveau modèle unificateur afin de surmonter la division des indépendantistes. D’ailleurs, la publication de son projet républicain en deux tomes n’est pas un fait anodin ; le premier livre, présentant la « conception de la société » républicaine à travers les thèmes de la laïcité, la citoyenneté et l’identité nationale, visait d’abord à séduire les nationalistes conservateurs afin qu’ils adhèrent à l’idéal républicain. À l’inverse, le deuxième livre semble taillé sur mesure pour les progressistes, notamment par la promotion de la souveraineté populaire et de la démarche constituante. En s’éloignant de la logique identitaire promue par Mathieu Bock-Côté, Jacques Beauchemin et Pauline Marois, le républicanisme reconnaît l’importance centrale de la gauche dans tout projet d’émancipation nationale. « Dans toutes les sociétés occidentales, les progressistes représente une force de mobilisation politique et de changements incontournables. […] En fait, dans le présent contexte, un changement politique de l’ampleur de celui de l’indépendance du Québec apparaît tout simplement irréalisable sans l’apport des progressistes. En somme, il en va d’une nécessité stratégique indéniable que ces deux forces politiques réapprennent à travailler ensemble. »[5]

Comme il n’est plus possible aujourd’hui de miser sur le rapprochement « spontané » entre la question sociale et la question nationale qui prévalait à l’époque de la Révolution tranquille, il est nécessaire de construire une nouvelle vision du monde pour réunir ce qui est actuellement séparé, un imaginaire commun capable d’intégrer les aspirations respectives de chaque tendance. « Le modèle républicain est compatible à la fois avec les univers progressiste et nationaliste. Il permet de formuler, en termes renouvelés, non seulement plusieurs préoccupations fondamentales des progressistes et des nationalistes, mais surtout de rendre celles-ci à nouveau compatibles les unes avec les autres. Ce souci de compatibilité entre les points de vue progressistes et nationalistes est inhérent à la reconstruction de la grande alliance indépendantiste. La notion républicaine d’intérêt général rend possible une nouvelle synthèse des enjeux sociaux et identitaires. »[6]

La clé de voûte de cette alliance réside ainsi dans la mobilisation du concept républicain d’« intérêt général », qui signifie à la fois le bien commun et l’intérêt national. « Les deux notions sont complémentaires et formulent deux aspects d’un même référent normatif, qui désigne l’intérêt supérieur du peuple souverain dans tous les aspects de sa vie sociale, économique ou politique. Par sa dimension sociale, la notion de bien commun renvoie à une préoccupation proche de l’univers des progressistes ; celle d’intérêt national a de plus grandes affinités avec l’imaginaire des nationalistes puisqu’elle renvoie à l’identité de la nation. »[7] Il faut remarquer à ce titre le glissement sémantique de Simon-Pierre Savard-Tremblay, leader du groupe Génération nationale, qui délaisse progressivement le « lexique identitaire » dans ses derniers écrits au profit d’une « doctrine de l’intérêt national » dans la lignée de Robert Laplante. Or, la notion d’intérêt général n’est-elle qu’un écran de fumée visant à créer une alliance factice entre deux tendances irréconciliables ?

D’une part, il faut admettre que les deux forces politiques se sentent interpellées par la notion d’intérêt général, celle-ci agissant comme un « signifiant vide », c’est-à-dire un concept vague permettant à chaque courant d’introduire le contenu qui lui est cher. Par exemple, « la notion républicaine de bien commun offre la possibilité de renouveler la question sociale dans une perspective indépendantiste. Une reprise en main par le peuple de ses institutions politiques au nom du bien commun signifie la fondation de la société sur des valeurs de solidarité et une vision du pouvoir qui accorde aux citoyens une place plus importante dans le jeu politique. L’idéal de bien commun justifie la pertinence du maintien par l’État de mesures sociales vigoureuses visant notamment la réduction des inégalités économiques entre citoyens. Du coup, il prévient, en principe, le détournement actuel des institutions et des ressources par l’élite politique et économique au détriment du peuple. »[8] Il est difficile pour un progressiste d’être en désaccord avec cet idéal.

D’autre part, l’idée d’intérêt national permet aux nationalistes d’identifier « une série de dossiers sur lesquels les intérêts supérieurs du Québec et ceux du Canada divergent fortement et forcer les acteurs politiques à choisir leur camp. La géopolitique de l’énergie et des ressources naturelles doit, en toute logique, être au cœur de celle-ci. Le Canada est en mutation pétrolière, alors que les oléoducs s’ajoutent aux chemins de fer dans la construction d’un pays centralisateur fondé sur les axes d’échange est-ouest. »[9] L’intérêt national va également de pair avec l’idée que l’État doit favoriser un meilleur « vivre-ensemble » des citoyens et cultiver chez eux un sentiment de solidarité et d’appartenance nationale, notamment à travers la défense de la langue française qui favorise la participation politique. « Comment quelqu’un pourrait-il participer activement à la vie de sa communauté s’il ne maîtrise pas la langue commune officielle de celle-ci ou s’il n’éprouve pas à son endroit nul sentiment d’appartenance ? En effet, le danger d’assimilation linguistique évoqué par les nationalistes est un argument qui a peu de chances d’interpeller les progressistes, alors que celui du caractère mobilisateur les ralliera davantage. »[10]

L’intelligence stratégique de Parenteau permet ainsi de surmonter certaines divisions idéologiques, du moins en théorie. Dans la pratique, il n’en demeure pas moins que le contenu de la notion d’intérêt général sera le résultat d’une lutte entre progressistes et nationalistes pour déterminer le sens précis de ce signifiant vide. C’est pourquoi on ne peut pas présumer du succès ou de l’échec de cette stratégie a priori ; mais nous pouvons reconnaître que la formulation d’idées communes représente une condition nécessaire, mais non suffisante, à la formation de véritables alliances. Par exemple, une éventuelle alliance basée sur l’intérêt général du peuple québécois pourrait consister en certaines conditions non-négociables : la réforme du mode de scrutin (rénovation des institutions démocratiques), un processus constituant (réponse populaire à la question nationale), la fin des mesures d’austérité (question sociale) et le rejet des projets de transport et d’exploitation des hydrocarbures en sol québécois (question écologique). Sans la définition commune de certaines revendications particulières permettant de concrétiser l’idéal de l’intérêt général, toute « convergence nationale » ou appel à rejoindre la « famille souverainiste » restera un vœu pieux dissimulant un vide stratégique.

Critique du régime canadien

Une autre force du républicanisme réside dans sa capacité à formuler une critique directe et efficace du régime politique canadien. La gauche a souvent tendance à dénoncer les politiques néfastes du gouvernement Harper, en explicitant ainsi le fait que le clivage gauche/droite est bien présent sur la scène fédérale en opposant les intérêts du Québec et ceux du Canada. Or, cette stratégie ne fait pas nécessairement remonter la popularité de l’option progressiste ou indépendantiste sur la scène politique québécoise, et elle laisse l’illusion qu’un gouvernement social-démocrate ou NPD règlerait la situation. De son côté, le mouvement souverainiste privilégie la défense des intérêts du peuple québécois et la critique de l’ingérence du fédéral dans son champ de compétences, en délaissant ainsi le procès du régime canadien au profit d’une logique corporatiste au niveau national.

Devant ce double écueil, le républicanisme offre une posture théorique plus robuste pour opérer une critique fondamentale du régime canadien. « Depuis plus de trois siècles, soit depuis la Conquête britannique, le peuple québécois vit dans un état d’assujettissement politique. Les institutions qui encadrent sa vie politique, régissent son destin collectif et expriment ses ambitions collectives ne sont pas de son fait. Elles lui ont été imposées à la suite d’une conquête militaire, état de fait entériné par les différents ordres constitutionnels qui se sont succédé depuis lors : Proclamation royale de 1763, Acte constitutionnel de 1791, Acte d’Union de 1840, Acte de l’Amérique du Nord britannique de 1867 et Loi constitutionnelle de 1982. Aux yeux de bien des Québécois, ces traités appartiennent à l’histoire ancienne ; beaucoup d’eau a coulé sous les ponts depuis la bataille des plaines d’Abraham […] Avec le temps, le peuple québécois a même réussi à s’accommoder de ces institutions en y aménageant un espace où il a pu organiser sa vie démocratique. Dans la foulée de la Révolution tranquille, il s’est même doté d’institutions politiques et culturelles à caractère « national » à l’intérieur du cadre « provincial » qui est le sien.

Mais toutes ces avancées n’enlèvent rien au fait que le présent régime canadien reprend les grands principes politiques fondateurs des régimes précédents : parlementarisme britannique, pouvoir exécutif concentré entre les mains du premier ministre ou du gouverneur général, mode de scrutin nominal à un tour ou principe de la souveraineté des parlements. En fait, le régime canadien, celui d’hier, comme celui d’aujourd’hui, est érigé sur la négation implicite du caractère souverain du peuple québécois. »[11] Ainsi, le modèle républicain s’oppose directement à la monarchie constitutionnelle, la centralisation du pouvoir dans les mains d’une élite politique, le mode de scrutin anti-démocratique, le parlementarisme hérité des institutions britanniques, etc. Bref, à l’occasion de la célébration du 150e anniversaire de la confédération canadienne, il est tout à fait pertinent de ranimer la critique du régime de 1867. Il s’agit bien ici d’opposer l’oligarchie et la démocratie, la « caste » et la souveraineté populaire, l’Empire canadien et la République.

Cette stratégie discursive permet de rompre avec la vision dominante du mouvement souverainiste, c’est-à-dire « avec le paradigme de l’aboutissement historique, en cessant de voir dans l’accession du Québec au rang d’État souverain l’aboutissement naturel d’un quelconque processus historique. »[12] Comme nous ne sommes plus à l’époque de la Révolution tranquille, il n’est plus possible d’adhérer spontanément au mythe de l’« État complet » ; c’est pourquoi il faut délaisser l’obsession de la souveraineté de l’État québécois et la logique technocratique qui en découle en prenant le tournant républicain qui consiste « à placer au cœur de ce projet politique la souveraineté du peuple québécois. »[13] La principale force du républicanisme ne réside pas dans sa critique du libéralisme multiculturaliste anglo-saxon, mais dans son idéal d’émancipation : « notre démarche vise plutôt à repenser les fondements théoriques de l’indépendance du Québec sur la base de la volonté du peuple québécois, dans une démarche de réappropriation collective de ses institutions politiques. L’indépendance consisterait pour le peuple québécois à se donner des institutions politiques bien à lui. »[14]

Afin d’éviter le repli nationaliste ou une conception chauvine du républicanisme, il est nécessaire d’élargir le principe de souveraineté populaire en parlant de la souveraineté des peuples. Ainsi, ce n’est pas seulement le peuple québécois, mais l’ensemble des peuples présents sur le territoire de l’État fédéral qui sont soumis à la logique coloniale du régime impérial. « La présente Constitution canadienne n’a jamais été ratifiée ni par le peuple canadien, ni par les Premières Nations, ni par le peuple québécois. Cette Constitution, tout comme celles qui l’ont précédée, est l’œuvre de tractations entre les élites politiques, à savoir les représentants du pouvoir impérial britannique et les représentants des colonies britanniques de l’Amérique du Nord. »[15]

Contre toute attente, le « tournant républicain » permet de rompre avec le colonialisme et d’envisager un nouveau pacte avec les Premières Nations, alors que le mouvement souverainiste restait exclusivement rivé sur la seule nation québécoise. « Pour refonder la relation entre le peuple québécois et les Premières Nations du Québec sur une base républicaine, il est primordial d’accorder aux représentants de ces nations une place particulière dans la démarche constituante que nous proposons et dont il leur reviendrait de déterminer le sens et la portée. Nous sommes persuadés que les Premières Nations du Québec ont tout intérêt à participer à une telle démarche constituante qui deviendrait un levier politique important en vue d’une reprise en main de leur propre destin politique. Leur participation poserait également les bases d’une nouvelle relation entre elles et la nation québécoise, laquelle saura perdurer une fois que le Québec volera de ses propres ailes. »[16]

Le piège élitiste

Si nous sommes d’accord jusqu’ici avec l’idéal républicain d’une réappropriation collective des institutions politiques, il faut encore préciser la nature du régime républicain. C’est ici que l’analyse de Pareanteau reste prisonnière de ce que nous nommons le « piège élitiste », c’est-à-dire une conception faiblement démocratique de la République. Du moins, il y a une certaine ambiguïté permanente au sein du projet républicain sur le détenteur réel du pouvoir politique. Pour illustrer cette ambivalence, examinons la distinction de l’auteur entre deux types de régimes : « en république, le pouvoir émane d’en bas, alors qu’en monarchie, il vient d’en haut. Concrètement, une telle différence veut dire qu’en république, le chef d’État, qui porte le plus souvent le titre de président, tire son autorité et sa légitimité du peuple qui l’a élu. Dans les régimes monarchiques, les monarques ne sont pas élus ; ils héritent le plus souvent du titre par simple filiation de sang. »[17]

S’il est vrai que « le Canada est une monarchie constitutionnelle officiellement soumise à une monarque étrangère [et que] les institutions politiques encadrant ce régime tirent leur légitimité non pas du peuple, mais de la souveraine qui délègue à une élite politique, réunie dans des parlements et des cours de justice, la gestion du pouvoir »[18], il n’en demeure pas moins que le premier ministre qui dirige dans les faits le Canada est sélectionné par le peuple à travers des élections au suffrage universel. Il faut donc distinguer l’origine symbolique de l’autorité politique et l’exercice effectif du pouvoir politique ; dans le régime politique canadien, l’autorité vient symboliquement d’en haut, mais la légitimité démocratique émane d’en bas. En fait, tout le problème réside dans cette fameuse théorie de l’« émanation » de la volonté collective par le biais de la représentation.

Parenteau admet que son idéal républicain repose ultimement sur le paradigme du gouvernement représentatif. « Dans le républicanisme, le pouvoir tient lieu d’outil d’expression de la volonté peuple. Par l’intermédiaire de ces institutions politiques, le peuple parvient à ériger en décisions et en lois sa volonté collective. Le pouvoir politique sert à imprimer une direction à la société conformément aux ambitions collectives du peuple. Est à l’œuvre une double médiation républicaine qui va du peuple aux gouvernants et, inversement, des gouvernants au peuple. La loi est l’œuvre du peuple qui accepte de s’y conformer, car elle émane de lui. La loi étant sienne, le peuple est son propre maître. »[19]

Or, le peuple est-il vraiment son propre maître dans un gouvernement représentatif, et sommes-nous réellement « maîtres chez nous » dans une République quelle qu’elle soit ? Il faut rappeler que le régime représentatif ne renvoie pas d’abord à la souveraineté populaire décrite par Rousseau mais à la souveraineté nationale (de Locke, Montesquieu et l’abbé Sieyès), la souveraineté appartenant à la nation qui est une entité collective abstraite, unique et indivisible ; le pouvoir n’est donc pas exercé directement par chaque citoyen, mais par l’intermédiaire des représentants de la nation qui sont titulaires d’un mandat représentatif et œuvrent dans l'intérêt de la nation toute entière. C’est donc bien l’État qui dirige dans les faits la société, conformément aux « ambitions collectives » du peuple qui sont toujours interprétées (médiatisées) par les élites politiques.

La supposé « double médiation » donne une impression de va-et-vient entre les gouvernants et les gouvernés, alors que le régime représentatif repose sur la séparation institutionnelle du pouvoir décisionnel entre les représentants et le peuple qui ne peut que gouverner indirectement par la sélection des chefs. Lorsque le pouvoir émane du peuple mais n’est pas exercé directement par lui (auto-gouvernement), nous n’avons pas affaire à la souveraineté populaire mais à la souveraineté nationale et parlementaire, la souveraineté de l’État gouvernant à la place du peuple. Il faut rappeler ici la grande leçon de Rousseau qui réaffirme que la souveraineté populaire n’existe qu’à travers la participation directe des citoyens et citoyennes aux décisions collectives, et que la représentation n’est pas un gage de liberté politique.

« La souveraineté ne peut être représentée, par la même raison qu'elle peut être aliénée ; elle consiste essentiellement dans la volonté générale, et la volonté ne se représente point : elle est la même, ou elle est autre ; il n'y a point de milieu. Les députés du peuple ne sont donc ni ne peuvent être ses représentants, ils ne sont que ses commissaires ; ils ne peuvent rien conclure définitivement. Toute loi que le peuple en personne n’a pas ratifiée est nulle ; ce n’est point une loi. Le peuple Anglais pense être libre, il se trompe fort ; il ne l’est que durant l'élection des membres du parlement : sitôt qu’ils sont élus, il est esclave, il n’est rien. Dans les courts moments de sa liberté, l’usage qu’il en fait mérite bien qu’il la perde. »[20]

C’est pourquoi il faut rejeter l’idée métaphysique de l’« émanation » du pouvoir qui sert souvent à masquer les intérêts d’une élite qui dirige « au nom » du peuple, et établir la différence fondamentale sur le plan de l’exercice réel du pouvoir. Lorsque le pouvoir est exercé « par le haut », nous avons affaire à une monarchie, un régime autoritaire ou une république élitiste ; lorsque le pouvoir est exercé « par en bas », c’est-à-dire par la démocratie participative, délibérative, active, inclusive et directe, alors nous pouvons véritablement parler d’une souveraineté populaire en acte. La démocratie est l’autorité du peuple, le gouvernement du peuple, pour le peuple, et surtout par le peuple qui l’exerce directement.

Il faut donc éviter la confusion qui vient généralement à l’esprit lorsqu’on cherche à comparer les républiques et les monarchies existantes à travers le monde. Comme le souligne Parenteau, il y a des républiques dites « démocratiques » (présidentielles, parlementaires et semi-présidentielles), d’autres dominées par une idéologie unique (comme la République populaire de Chine ou la Corée du Nord), et même des républiques islamistes (Afghanistan, Iran, Pakistan). D’autre part, il y a des monarchies constitutionnelles dotées d’un gouvernement élu, ainsi que des monarchies absolues. L’auteur admet donc que la ligne de partage se trouve entre les « démocraties libérales » et les « régimes autoritaires », ces deux tendances pouvaient être incarnées à la fois dans des républiques ou des monarchies. Pourquoi dès lors faudrait-il tenir mordicus à l’idée de République si celle-ci ne permet pas de distinguer le véritable lieu de la souveraineté populaire ?

Comme le rappelle Francis Dupuis-Déri dans son ouvrage Démocratie. Histoire politique d’un mot, les pères fondateurs des républiques modernes cherchaient d’abord à renverser l’Ancien régime (personnifié par la noblesse et la monarchie) tout en étant hostile à la démocratie ou l’auto-gouvernement populaire, qu’ils associaient au chaos, à la violence et à la tyrannie des pauvres ; c’est pourquoi ils optèrent pour le gouvernement représentatif qui permettait de sélectionner une élite éclairée en laissant les individus vaquer à leurs affaires privées. Le « gouvernement constitutionnel » des États modernes cherchaient d’abord à garantir l’équilibre et la séparation des pouvoirs, à marier l’« aristocratie élective » du modèle représentatif avec une émanation du pouvoir par le suffrage démocratique.

« Les républicains des temps modernes se méfiaient de la démocratie, tout comme des autres formes de régimes purs. La démocratie, dans le cadre du discours républicain, ne signifiait pas autre chose qu’un régime où le peuple assemblé à l’agora gouverne directement. Ce type de régime est dangereux, car il offre trop de pouvoir aux pauvres qui vont l’utiliser pour menacer la sécurité des riches, c’est-à-dire l’équilibre de la communauté. […] Harrington recommandait que dans ce qui « est proprement appelé démocratie, ou gouvernement populaire, le débat soit géré par une bonne aristocratie car le débat au sein du peuple produit l’anarchie. » […] On retrouve chez les philosophes du républicanisme moderne des arguments dont se serviront les parlementaires pour justifier leur pouvoir et pour condamner la démocratie. »[21]

Parenteau tombe ainsi dans le « piège élitiste » lorsqu’il fait reposer l’idéal républicain sur le paradigme de la démocratie libérale « fondé sur les grands principes du libéralisme politique, notamment la tenue d’élections libres, la protection des droits et libertés des minorités et la primauté du droit. […] Le républicanisme et le libéralisme anglo-saxon représentent les deux principales manières de donner sens au politique dans les démocraties libérales. »[22] Non seulement il n’accorde pas une véritable place à la souveraineté populaire dans le cadre du régime politique, mais il fait reposer la théorie républicaine sur le socle de la philosophie libérale ! Au fond, tout se passe comme si le républicanisme et le libéralisme anglo-saxon n’étaient que deux variantes idéologiques du gouvernement représentatif. Ces deux perspectives divergent au niveau de leur « conception de la société » respective – la première mettant l’accent sur la laïcité et le holisme (la société comme grand corps unifié), la seconde sur le multiculturalisme et l’individualisme – mais toutes deux convergent par leur rejet implicite de la démocratie participative, active et directe qui permet l’incarnation réelle de la souveraineté du peuple.

Néanmoins, il faut nuancer cette thèse car Parenteau admet qu’il est nécessaire de renforcer le pouvoir citoyen par la mise en place de mesures comme les référendums d’initiative populaire et des dispositifs permettant une plus grande implication citoyenne dans le processus législatif ou certaines sphères budgétaires (pensons aux budgets participatifs par exemple). Il s’agit ainsi de rompre avec une vision passive de la citoyenneté, sans pour autant remettre en question la division structurelle qui sépare la société en deux camps : les dirigeants et les exécutants, les politiciens et les gens ordinaires, les détenteurs du pouvoir décisionnel et les simples citoyens. « Il ne s’agit pas de renier en bloc les principes de représentation politique, pour embrasser, par exemple, un système de démocratie directe, mais de donner plus de pouvoirs aux citoyens à l’intérieur même du système représentatif de gouvernement. »[23] La souveraineté nationale prime donc toujours sur la démocratie, la souveraineté de l’État se substituant, in fine, à la souveraineté populaire.

Les raisons de la démarche constituante

La principale raison qui motive l’usage de la souveraineté populaire pour repenser le projet indépendantiste réside dans sa capacité mobilisatrice. Si la conception élitiste de la république reste prisonnière du paradigme de la souveraineté nationale, étatique et parlementaire, le chemin menant à la création du nouvel État doit être basé sur un processus participatif et populaire. Autrement dit, l’analyse de Parenteau ne permet pas de poser les bases d’un régime politique réellement démocratique et émancipateur, mais elle a le mérite de rompre avec l’approche technocratique qui accorde un rôle central à la « classe politique » au sein du mouvement souverainiste. « Aussi longtemps que pareille vision gestionnaire et technocratique continuera, pour un grand nombre de Québécois, de représenter l’horizon indépassable du jeu politique, le projet indépendantiste n’a que très peu de chances de s’imposer comme option mobilisatrice. […] En d’autres mots, la réappropriation collective, par le peuple souverain du Québec, de ses institutions politiques, réappropriation à laquelle doit servir l’indépendance du Québec, n’a de sens que si la démarche engage et implique activement les citoyens. »[24]

La voie républicaine vers l’indépendance, d’abord mise de l’avant par Québec solidaire en 2009, constate l’échec de la stratégie référendaire et propose de dépasser ses écueils. Depuis ses débuts, le projet souverainiste a conçu la question du statut politique du Québec comme un objectif premier et autonome, séparé de la question constitutionnelle et du projet de pays. Il s’agit maintenant de renverser cette perspective en considérant « la détermination du statut politique du Québec comme un élément de la démarche plus large de reprise en main par le peuple québécois de ses institutions politiques. Le référendum doit être considéré comme un élément de la démarche constituante. »[25] Pourquoi n’est-il pas préférable de rédiger une Constitution après la victoire du « Oui », afin d’éviter les divisions sur le contenu particulier du projet de pays ? Pourquoi ne pas laisser à la classe politique le soin de mener le processus de construction du nouvel État, au lieu de confier aux gens le soin de déterminer la charpente de leur futur pays ?

En résumé, l’approche républicaine soutient un processus d’accession à l’indépendance « par en bas », dirigé par la société civile et les citoyens eux-mêmes, au lieu de confier le projet de souveraineté aux professionnels de l’appareil d’État. Voilà tout le sens de la formule « la souveraineté du peuple précède celle de l’État ». Ceux qui privilégient une approche jacobine et technocratique ne considèrent pas que l’émancipation du peuple doive être l’œuvre du peuple lui-même, mais d’une avant-garde éclairée qui fera l’indépendance à sa place. Le peuple ne sait pas lui-même ce qu’il veut, et c’est pourquoi il faut lui amener une conscience de l’extérieur afin de garantir la souveraineté de l’État. C’est pourquoi le peuple doit faire confiance à ses dirigeants qui pourront mieux le gouverner pour son propre bien. L’indépendance « par en bas » souhaite renverser cette vision aliénée et autoritaire d’une souveraineté nationale « par le haut » en préconisant la formation d’un processus d’émancipation populaire.

« Lancer une démarche constituante serait également l’occasion pour le peuple québécois de s’impliquer dans l’élaboration du projet de pays sur lequel débouchera l’indépendance, participation tout à fait légitime d’un point de vue républicain. Ce serait alors l’occasion de rompre avec l’impression ressentie par une partie de la population québécoise pour qui voter « Oui » au référendum consiste à signer un chèque en blanc aux indépendantistes pour réaliser l’indépendance. Dans une démarche constituante, le peuple québécois serait convié à s’exprimer sur la forme des institutions qu’il souhaite se donner, sur les grands principes du vivre-ensemble, sur la meilleure manière de garantir le maintien de son caractère national, etc., le tout devant être inscrit dans sa constitution. Ainsi, le peuple québécois pourra-t-il, en toute connaissance de cause, se prononcer sur le statut politique qu’il souhaite donner à sa communauté politique. »[26]

Voilà sans doute l’une des meilleures justifications du projet indépendantiste qui permet de reposer la question nationale sur le terrain de la question démocratique, c’est-à-dire de formuler un indépendantisme du XXIe siècle. Parenteau évite également le piège d’une démarche constituante dirigé par les politiciens professionnels en préconisant la mise en place d’une « assemblée constituante populaire » composée de citoyens venant de tous les horizons et reflétant le peuple québécois dans toute sa diversité, et laissant une place significative aux Premières Nations. S’il reste ouvert sur le mode de sélection des membres de l’assemblée constituante (suffrage universel, tirage au sort, etc.), il souligne que la question constitutionnelle ne doit pas restée l’apanage d’experts, de juristes, de politologues et de constitutionnalistes. Il montre que cette stratégie permet de sortir de l’attentisme des « conditions gagnantes » et de reprendre l’initiative politique, en permettant au peuple de prendre part directement à l’élaboration de son projet de pays.

Néanmoins, l’auteur laisse planer la même incertitude que la démarche proposée par Québec solidaire qui ne précise pas l’articulation de la question constitutionnelle et du statut politique du Québec dans le projet qui sera proposé au peuple québécois lors du référendum qui achèvera le processus. Autrement dit, s’agira-t-il d’un projet de constitution d’un Québec autonome, d’un Québec indépendant, les deux, ou aucune de ces réponses ? Cela ne représente pas un problème insurmontable inhérent à la stratégie de l’assemblée constituante, mais ce flou artistique peut favoriser la confusion auprès des militant-es indépendantistes et la population. Il est curieux que Parenteau n’ait pas répondu à cette question centrale dans son livre. Bien qu’on puisse dire qu’il s’agit là d’une question de « quincaillerie » et des modalités particulières qui devront être déterminées par un gouvernement indépendantiste élu (durée du processus, nombre de membres, types de consultations publiques, etc.), le vague entourant le cœur de la démarche républicaine vers l’indépendance risque de nuire à l’intelligibilité de cette stratégie pour le commun des mortels.

C’est pourquoi nous mettons de l’avant trois hypothèses pour résoudre ce problème : 1) laisser le mandat de l’assemblée constituante ouvert afin que les membres constituants décident par eux-mêmes comment il convient le mieux de jongler avec la question du statut politique du Québec ; 2) préciser que le projet de constitution devra inclure une question séparée sur le statut politique du Québec afin de permettre au peuple québécois de se prononcer sur l’indépendance ; 3) préciser que le projet de constitution devra être exclusivement celui d’un Québec indépendant. La première option est plus ouverte quant à l’inclusion de différentes perspectives idéologiques au sein du processus constituant (souverainistes, autonomistes, fédéralistes, indécis, etc.), mais elle a le désavantage de laisser à un groupe restreint d’individus la possibilité d’évacuer l’option de l’indépendance si celle-ci ne fait pas consensus. De son côté, la troisième option a l’avantage de présenter un projet clair qui évacue toute ambiguïté (on n’écrit pas la constitution d’une province mais bien d’un pays), mais elle semble fermer la porte trop rapidement aux personnes indécises qui pourraient potentiellement se rallier à la cause à travers une démarche de démocratie participative et délibérative.

Face à une approche floue en aval (option 1) et une approche trop fermée en amont (option 3), le fait de garantir qu’il y aura une question distincte sur l’indépendance lors du référendum permet de présenter un projet qui serait à la fois clair et inclusif. Il y a aurait une double question (analogue au dernier référendum catalan) qui pendrait la forme suivante : 1. Voulez-vous que cette constitution devienne celle du Québec ? 2. Voulez-vous le Québec soit indépendant ? Les articles du projet de constitution qui ne pourraient voir le jour que dans le cadre d’un Québec indépendant seraient alors « activés » si une majorité vote « Oui » aux deux questions (Oui2). Les personnes non convaincues par l’option indépendantiste au début du processus pourraient tout de même participer activement à la démarche constituante, car qui ne voudrait pas définir lui-même les institutions politiques auxquelles il sera soumis par la suite ? Le pari d’une victoire de l’indépendance par la voie républicaine est que le peuple pourra constater par lui-même – par l’expérience démocratique directe et non par quelques idées martelées par les souverainistes convaincus – les limites du carcan canadien quant à la réappropriation collective des institutions politiques par le peuple lui-même.

Renverser la souveraineté de l’État

Comme nous pouvons le constater, le « paradigme républicain » est beaucoup plus puissant que la vision social-démocrate et souverainiste traditionnelle quant à la formulation d’un projet politique porteur pour le peuple québécois. L’argument le plus solide en faveur de l’approche républicaine consiste dans le fait que ce n’est plus à une élite technocratique de veiller à l’efficacité de la fonction publique et au rapatriement des fonctions étatiques, mais eu peuple lui-même de définir de nouvelles institutions appropriées à ses besoins. Comme l’a jadis souligné le patriote Louis-Joseph Papineau, « nous demandons des institutions politiques qui conviennent à l’état de société où nous vivons ». L’idée centrale d’une réappropriation collective des institutions par la souveraineté populaire constitue la base d’un véritable projet de transformation sociale et d’émancipation nationale qui mette au cœur l’activité vivante des citoyens et des citoyennes dans l’élaboration commune d’un projet de société. Pour reprendre la formule de Cornelius Castoriadis, il s’agit ni plus ni moins que de réactiver « l’auto-institution imaginaire de la société » par le biais d’un processus populaire ancré dans la démocratie participative, délibérative, active, inclusive et directe.

Or, le point aveugle du républicanisme comme théorie politique demeure sa conception traditionnelle de l’État fondée sur le gouvernement représentatif. Si la démarche permettant la construction d’une nouvelle communauté politique est ancrée dans la souveraineté populaire et l’émergence d’un « pouvoir constituant », le peuple risque de devenir prisonnier de sa nouvelle demeure une fois que le processus sera terminé et qu’il devra vivre dans le régime pseudo-démocratique d’un nouveau « pouvoir constitué ». Ainsi, l’indépendance ne garantit en rien la liberté des peuples, comme on peut le constater dans la plupart des républiques du monde où le peuple est toujours gouverné par une élite. Si la vraie différence n’est pas entre république et monarchie, mais entre démocratie et oligarchie, il faut que les nouvelles institutions politiques puissent permettre une réelle souveraineté populaire après l’indépendance, et non seulement avant.

C’est là que la stratégie de Parenteau reste élitiste sans le savoir, car elle se sert de la souveraineté populaire comme un instrument pour fonder la souveraineté de l’État qui, une fois constitué, sera le seul véritable détenteur du pouvoir politique. D’où le sous-titre du livre « de la souveraineté du peuple à celle de l’État », qui évoque littéralement un transfert de souveraineté tel que le décrit Hobbes, où les individus aliènent leurs droits en donnant tout le pouvoir au Léviathan, le peuple déléguant son autorité à ses dirigeants qui pourront ensuite le dominer pleinement entre les élections. Comment faire en sorte que le processus d’émancipation politique ne devienne pas une nouvelle source dépossession ?

L’hypothèse réside dans le rejet de la notion de souveraineté de l’État, celui-ci étant entendu comme l’institution dont le personnel administratif jouit du monopole de l’utilisation légitime de la violence en vue de renforcer l’ordre sur sa population et son territoire. Il faut ici comprendre l’État comme un corps séparé et placé au-dessus de la société, un appareil parlementaire, bureaucratique, judiciaire, policier et militaire qui limite la véritable démocratie, c’est-à-dire la gestion collective des affaires communes par les citoyens eux-mêmes. L’idée moderne de l’État est inséparable de la logique du gouvernement représentatif et de la prise en charge de la société par une instance centralisée. L’État unitaire, indivisible et centralisé représente l’idéal-type du gouvernement dirigé par une caste politique. Bien qu’il puisse y avoir des États fédérés ou davantage décentralisés, la démocratisation des institutions politiques signifie toujours donner davantage de pouvoir aux citoyens aux dépends des dirigeants de l’appareil d’État. Ainsi, il ne s’agit pas de créer un nouvel d’État comme les autres, avec un drapeau de plus flottant au-dessus du siège social des Nations unies au bord de l’East River, pour reprendre l’image risible de Bernard Landry, mais d’instituer la République contre l’État. Qu’est-ce que cela peut bien vouloir dire ?

L’État canadien et québécois représentent tous deux la négation de la souveraineté populaire. Ils doivent donc être renversés pour fonder une République réellement démocratique.[27] La République québécoise sera l’expression institutionnelle d’une souveraineté populaire qui vient. Il ne s’agit pas d’imiter naïvement les autres États modernes qui succombent tous sous le poids de l’austérité, la corruption, l’abandon de la transition écologique et le mépris du plus grand nombre. L’émancipation politique du Québec comme sortie de l’Empire canadien, si elle vient « par en bas » et non « par le haut » de l’establishment qui tente de contenir les luttes sociales sous la chape de plomb de la « convergence nationale » du grand parti souverainiste, sera elle-même le fruit d’une émancipation sociale qui remettra en cause l’ensemble du système. L’émancipation du peuple doit être l’œuvre du peuple lui-même. La souveraineté nationale ne sera plus alors la négation, mais l’expression de la souveraineté populaire. Celle-ci débordera les frontières de l’économie en rendant les citoyens rois dans la cité et dans l’entreprise (Jaurès). La contribution du Québec à l’émancipation humaine viendra du renversement du projet souverainiste. L’adage de Bourgault selon lequel « nous ne voulons pas être une province « pas comme les autres », nous voulons être un pays comme les autres », doit être dépassé par la maxime « nous ne voulons pas un État souverain comme les autres, mais une République pas comme les autres ».

La question nationale devient alors de savoir si le Québec sera capable de hisser sa pratique à la hauteur de ses principes, « c’est-à-dire à une révolution qui l’élève non seulement au niveau officiel des peuples modernes, mais jusqu’à la hauteur humaine qui sera l’avenir prochain de ces peuples ». Il ne s’agit plus de refaire le chemin de la Révolution tranquille et de marcher sur les traces du mouvement souverainiste, mais d’entreprendre une révolution inouïe, inédite, sans précédent. Il ne s’agit plus d’arracher seulement l’émancipation politique, mais d’atteindre à la hauteur de l’émancipation humaine. Une révolution québécoise radicale est devenue nécessaire. Ce qui devient réellement utopique, c’est « la révolution partielle, seulement politique », qui laisserait debout « les piliers de la maison ».

D’où la nécessité de dépasser le républicanisme comme théorie « seulement politique » et d’élargir notre compréhension de ce que pourrait devenir une République « pas comme les autres ». Autrement dit, la démarche d’accession à l’indépendance ne doit pas d’abord viser la souveraineté de l’État, mais le dépassement historique de la forme archaïque de l’État. La souveraineté populaire doit permettre l’exercice effectif et continu de la souveraineté populaire après l’indépendance, et non l’instauration d’une nouvelle cage de fer. Comme le rappelle Vandana Shiva :

« La redéfinition de la notion de « souveraineté » sera le grand défi de l’ère post-globalisation. La mondialisation était fondée sur l’ancienne notion de souveraineté, celle des États-nations héritée de la souveraineté des monarques et des rois. La nouvelle notion de souveraineté est le fondement de la résistance à la mondialisation. Cette résistance se traduit par le slogan : « Le monde n’est pas une marchandise.  » Actuellement, les Grecs disent : « Notre terre n’est pas à vendre, nos biens ne sont pas à vendre, nos vies ne sont pas à vendre. » Qui parle ? Les peuples. Revendiquer la souveraineté des peuples est la première étape de la souveraineté alimentaire, de l’eau ou des semences. Mais il y a une seconde partie : les peuples revendiquent le droit de protéger la Terre, et non celui d’abuser d’elle comme d’autres la maltraitent. Ainsi la souveraineté des terres, des semences, des rivières rejoint la souveraineté des peuples. Avec la responsabilité de protéger ce cadeau de la Terre et de le partager équitablement. »[28] Pour préciser la forme institutionnelle que prendrait une République qui ne serait pas un État, nous devrons explorer la piste de l’hypothèse municipaliste. À suivre.

[1] Danic Parenteau, L’indépendance par la République. De la souveraineté du peuple à celle de l’État, Fides, Montréal, 2015, p.81
[2] Ibid., p.27-29
[3] Ibid., p.107
[4] Ibid., p.115
[5] Ibid., p.158
[6] Ibid., p.160
[7] Ibid., p.161
[8] Ibid., p.162
[9] Simon-Pierre Savard-Tremblay, Le souverainisme de province, Boréal, Montréal, 2014, p.220
[10] Ibid., p.163
[11] Ibid., p.141-143
[12] Ibid., p.20
[13] Ibid., p.26
[14] Ibid., p.138-139
[15] Ibid., p.123
[16] Ibid., p.190-191
[17] Ibid., p.42-43
[18] Ibid., p.166
[19] Ibid., p.66
[20] Jean-Jacques Rousseau, Du Contrat social, chap. 3, idée 15, Les Classiques des sciences sociales, 1762, p.80
[21] Francis Dupuis-Déri, Démocratie. Histoire politique d’un mot, Lux, Montréal, p.84-85
[22] L’indépendance par la République, p.47
[23] Ibid., p.153
[24] Ibid., p.152-153
[25] Ibid., p.172
[26] Ibid., p.173
[27] Ce passage est tiré des thèses 9 et 10 du Précis républicain à l’usage de la gauche québécoise, http://ekopolitica.blogspot.ca/2014/10/precis-republicain-lusage-de-la-gauche_49.html

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