jeudi 24 avril 2014

Notes sur la révolution solidaire : partie II


Deuxième partie : l’État en question

Le retour au sens commun

L’esquisse d’une nouvelle stratégie pour la gauche québécoise du XXIe siècle peut s’avérer obscure pour plusieurs, d’autant plus que celle-ci réclame un discours accessible qui pourra rallier une majorité à un projet de transformation sociale. Le paradoxe réside dans le fait que l'exposition des présuppositions philosophiques relève d'une abstraction qui ne trouve son sens qu'à partir des applications concrètes qu'elle sera susceptible d'éclairer. L’introduction à la révolution solidaire renvoie davantage à une réflexion sur l'histoire, à la nécessité d'ancrer notre stratégie dans un imaginaire collectif, au besoin de penser une rupture à partir d'une continuité enfouie dans notre mémoire. Le défi sera alors de revenir au concret en montrant comment une nouvelle conception du monde pourra résoudre de manière intuitive les préoccupations populaires, sans pour autant verser dans le simplisme et les solutions trompeuses du populisme. La marque d'un tel discours sera la simplicité des grandes lignes et des arguments susceptibles d'appuyer les axes du projet, de même que sa capacité à ouvrir une brèche dans l'espace public pour approfondir la réflexion collective. Autrement dit, il s'agit de partir de « là où se trouve les gens », sans les enfermer dans le sens commun pour autant. Il faut saisir le « bon sens » des classes populaires en l'ouvrant sur une critique effective du système, qui mène non pas à l'impuissance et la résignation, mais une volonté d'émancipation.

Le premier obstacle qui freine une adhésion spontanée au projet solidaire réside dans le rôle central que la gauche confère à l’État dans l’organisation de la vie politique et économique. Or, ce qui caractérise l’esprit conservateur dominant à notre époque est sans aucun doute le rejet massif de la classe politique, de la bureaucratie, voire de l’Idée même de l’État. Sur ce point, la droite a réussi sa lutte idéologique en ancrant un préjugé défavorable à l’égard du gouvernement, qui devient alors synonyme de corruption, de gaspillage et d’inefficacité, allant même jusqu’à remettre en question la pertinence des services publics et le principe de redistribution. Face à ce constat, la réponse habituelle de la gauche consiste à déconstruire ce discours en montrant que le principal problème ne réside pas dans la sphère publique mais dans l’hégémonie du privé, qui impose sa logique de profit à l’ensemble de la société.

La gauche prend ainsi la défense acharnée de l’État contre l’offensive d’une droite décomplexée, qui se pose alors comme la grande réformatrice capable de libérer les classes moyennes et populaires du joug de la centralisation, de l’asphyxie fiscale et de la dette publique qui ne cesse de paralyser le progrès (économique). Les solidaires se retrouvent à vouloir conserver le modèle québécois, à préserver les institutions publiques qui ont forgé le Québec moderne, même si l’État-providence traverse une crise depuis une trentaine d’années. Ce renversement du rapport de forces conduit à une situation paradoxale où la droite apparaît comme « progressiste », c’est-à-dire comme la principale alternative à une gauche « conservatrice » vouée à protéger un modèle révolu qui ne profite plus qu’à une minorité privilégiée : fonctionnaires, étudiants, intellectuels, bobos, etc. Que le discours néolibéral soit vrai ou faux dans sa description de la réalité sociopolitique n’élimine pas son effet performatif, soit la transformation de la conscience populaire par un langage anti-système qui oppose le peuple opprimé à une élite politique qui ne cherche qu’à le tromper et l’exploiter.

L’hypothèse de la révolution solidaire consiste non pas à combattre ce préjugé populaire, mais à le retourner contre son auteur ; en suivant l’expression de Hegel, la gauche doit « épouser la force de l’adversaire pour l’anéantir de l’intérieur »[1]. Le but n’est pas d’opposer l’égoïsme du privé aux vertus de l’égalité et de la solidarité, comme si ces valeurs faisaient déjà consensus implicitement au sein des classes subalternes. Bien que nous puissions constater un conflit objectif entre les intérêts particuliers des élites économiques et l’intérêt général (le bien commun), cette opposition ne mène pas naturellement à un antagonisme subjectif entre la majorité sociale et la minorité dirigeante. De surcroît, la lutte des classes et le marxisme ne parviennent plus à canaliser spontanément l’indignation et les passions populaires, leurs mots d’ordre étant perçus comme des archaïsmes malgré le fait qu’ils s’avèrent, paradoxalement, sociologiquement pertinents et politiquement nécessaires à l’époque actuelle.

Il est donc nécessaire d’actualiser l’esprit des mouvements d’émancipation (socialiste, indépendantiste, féministe, écologiste), par-delà leur forme historique particulière et les slogans par lesquels ceux-ci ont formulé leurs revendications. Le développement d’une nouvelle culture consiste à développer des idées neuves à partir d’images anciennes, en s’enracinant dans le langage et le sens commun d’une époque pour retrouver des rêves enfouis et transformer ceux-ci à l’aune de l’avenir. La crise structurelle du modèle québécois, l’effondrement récent du bloc souverainiste et le « vide idéologique » de notre époque laissent ainsi un espace inespéré pour la reconfiguration des visions du monde, pour le bricolage d’idées susceptibles de forger une nouvelle unité populaire. À ce titre, il faut prendre en considération cette observation de Gramsci sur la transformation des discours et de l’identité collective comme processus d’hybridation.

« Pourquoi et comment se diffusent, en devenant populaires, les nouvelles concep­tions du monde? […] En réalité, ces éléments varient suivant le groupe social et le niveau culturel du groupe considéré. Mais la recherche a surtout un intérêt en ce qui con­cerne les masses populaires, qui changent plus difficilement de conceptions, et qui ne les changent jamais, de toute façon, en les acceptant dans leur forme « pure », pour ainsi dire, mais seulement et toujours comme une combinaison plus ou moins hétéro­clite et bizarre. La forme rationnelle, logiquement cohérente, le caractère exhaustif du raisonnement qui ne néglige aucun argument pour ou contre qui ait quelque poids, ont leur importance, mais sont bien loin d'être décisifs ; mais ce sont des éléments qui peuvent être décisifs sur un plan secondaire, pour telle personne qui se trouve déjà dans des conditions de crise intellectuelle, qui flotte entre l'ancien et le nouveau, qui a perdu la foi dans l'ancien et ne s'est pas encore décidée pour le nouveau, etc. »[2]

L’anti-étatisme critique

L’élaboration d’une nouvelle gauche québécoise doit interroger l’ancien à partir du présent, soit envisager la Révolution tranquille non pas à partir de sa marche triomphante vers le progrès, mais en fonction de son impasse et ses contradictions. Il est donc nécessaire d’interroger attentivement les discours qui visent à surmonter la crise du projet national et social du modèle québécois, jadis associé à l’idée de souveraineté et de justice sociale. Le virage nationaliste opéré par le gouvernement Marois sous l’influence du discours conservateur, prôné notamment par Mathieu Bock-Côté, représente une réponse idéologique à la crise de l’État qui mérite d’être prise en compte malgré l’échec manifeste de cette stratégie particulière. En d’autres termes, il faut rester attentif aux raisonnements de la droite pour être capable de mieux la déjouer sur son propre terrain.

« Le PQ a longtemps cru qu’il devait jouer au « bon gouvernement » pour gagner. Cette fois, c’est perdu d’avance. La respectabilité médiatique qu’il quête piteusement se paie du prix de son insignifiance idéologique. Tout au contraire, le PQ doit préciser son offre politique. Il ne doit plus suivre les débats. Mais les créer. Et polariser. Cela implique de mettre de l’avant des idées fortes qui attireront l’attention sur lui pour d’autres raisons que ses déboires. Il a deux options. La première, c’est l’alliance à gauche. Avec Québec solidaire (QS). C’est la mauvaise idée du jour. Le PQ perdrait sa crédibilité chez ceux que le folklore gauchiste radical n’excite pas. Par ailleurs, il prendrait comme remède le poison qui l’a tué. C’est parce que le PQ est devenu le relais politique de la bureaucratie que la classe moyenne s’en éloigne. Doit-il se lier absolument avec une social-démocratie en déroute ? […] Sociale bureaucratie oblige, avec lui, les Québécois sont devenus de moins en moins des membres d’un peuple culturellement défini et de plus en plus des prestataires d’un État providence endetté. Ils sont passés de citoyens à bénéficiaires. Ce patriotisme technocratique n’interpelle plus les Québécois. »[3]

Le constat de Bock-Côté peut se prêter à une réappropriation critique de la gauche qu’il pourfend par ailleurs. Tout d’abord, Québec solidaire ne devrait pas chercher à acquérir une respectabilité médiatique qu’il ne pourra gagner qu’au prix de son insignifiance. En effet, si le projet solidaire souhaite réellement changer les choses et renverser le statu quo, il dérangera ipso facto les intérêts établis. S’il veut être accepté dans le cadre du consensus dominant, alors il devra émousser son discours et ressembler aux autres grands partis, perdant ainsi son caractère d’alternative au profit de l’image d’un parti « apte à gouverner ». C’est la voie du social-libéralisme qui se contente de gérer les affaires de l’État en créant maintes déceptions dans la population, préparant ainsi un retour en force du cynisme, de la droite et l’extrême-droite comme on peut le constater avec la dérive des partis sociaux-démocrates en Europe. Cette perspective étatiste consiste à passer de la contestation du pouvoir (la rue), à l’exercice du pouvoir (les urnes), sans envisager une transformation du pouvoir (révolution).

Même si Bock-Côté se moque du « folklore gauchiste radical » qui n’existe que dans son imagination pour mieux évacuer l’option solidaire, il a pourtant raison de pointer l’image négative associée à la bureaucratie, la « social-démocratie en déroute » et la crise structurelle de l’État-providence. La gauche ne peut pas se contenter de défendre comme tel le modèle québécois, en réclamant toujours plus d’État, même si dans les faits nous assistons à la privatisation et la tarification des services publics, et à la mainmise croissante des forces du marché sur l’ensemble de la société. Pour convaincre les classes moyennes et populaires d’un projet de transformation sociale, la gauche doit inévitablement tenir compte de la méfiance généralisée à l’égard de la classe politique et de l’importante crise de la démocratie représentative. Mais il ne faut pas pour autant tomber dans le piège de l’anti-étatisme naïf, à la manière des néolibéraux, libertariens et anarchistes qui cherchent la réduction, voire l’abolition complète de l’État et des institutions au bénéfice d’une libre association des individus.

Il s’agit plutôt d’élaborer un « anti-étatisme critique » ou stratégique ; ne pas nier l’importance des services publics, de la démocratie et de la redistribution, mais lutter contre la bureaucratisation, la centralisation du pouvoir, l’éloignement des décisions du citoyen ordinaire. Il faut changer l’État de fond en comble pour assurer un réel contrôle populaire des institutions politiques et économiques. Le problème fondamental n’est pas le principe mais le culte de l’État, c’est-à-dire l’idée qu’un pouvoir public fort et centralisé pourra pleinement compensé les failles du capitalisme et même remplacer le marché. L’étatisme débouche ainsi sur l’idée d’une économie mixte (économie de marché régulée associée aux entreprises publiques) ou d’une économie centralement planifiée. Il est nécessaire de remplacer l’idée de nationalisation par celle de socialisation, c’est-à-dire l’appropriation sociale des moyens de production par le biais d’associations, de coopératives, et de services publics contrôlés démocratiquement par les citoyen-nes. Pour le dire autrement, la gauche doit faire une auto-critique de l’État.

De plus, la promotion des services publics et d’un État social se fera d’autant mieux que ces institutions seront mises en arrière-plan. C’est ce qu’a compris Mathieu Bock-Côté en voulant fonder son État national à partir de l’anti-étatisme ambiant ; il attribue l’échec de l’État-providence et la montée de la technocratie aux élites progressistes pour les opposer au peuple qu’il définit sur une base culturelle et identitaire. Il vise la construction d’une Nation objective en misant sur le rejet subjectif de l’État bureaucratisé. À l’inverse, Québec solidaire doit viser la reconstruction d’un peuple solidaire par l’unification des forces citoyennes opposées aux élites politiques et économiques. Autrement dit, la gauche doit créer son sujet politique, c’est-à-dire rendre possible un processus de subjectivation collective à partir de la matrice culturelle de l’époque et l’effet performatif d’un discours populaire. Celui-ci sera d’autant plus efficace qu’il pourra renouer avec les aspirations de la Révolution tranquille tout en leur donnant une nouvelle signification et une portée transformatrice à l’heure d’une crise structurelle de l’État qui exige de repenser le partage du pouvoir économique et politique à l’échelle de la société.

Les trois piliers

Pour rendre opératoire cette perspective anti-étatiste dans le contexte québécois, la stratégie de la « révolution solidaire » consiste à élaborer un projet qui vise non pas la préservation, mais la transformation de l’État québécois. Ce discours cherche à réaliser plusieurs objectifs simultanément :
a)  dé-diaboliser le mot « révolution » en l’insérant dans le prolongement de la Révolution tranquille, la gauche reprenant à son compte la tâche historique que la bourgeoisie n’a pas su réaliser, à savoir l’accomplissement de ce grand projet social et national inachevé ;
b)  donner une signification « solidaire » à cette révolution, en mettant l’accent sur son caractère inclusif, égalitaire, démocratique et non-violent, personne n’étant exclu de cette transformation sociale ;
c)   couper l’herbe sous le pied de l’idéologie néolibérale  (réduire les taxes, épargner le contribuable, réduire la bureaucratie, défendre la liberté individuelle) tout en récupérant ses thèmes par une vision progressiste et anti-élitiste ;
d)  repenser la question nationale à partir de la décentralisation, la démocratie et le pouvoir citoyen ;
e)  développer une hégémonie culturelle sur les régions et les classes moyennes, afin de dépasser la vision montréalo-centriste et « bobo » actuellement associée à la gauche québécoise.

Cette stratégie comporte trois dimensions, permettant de reformuler de manière anti-étatiste les axes de la dernière campagne électorale de Québec solidaire : une société juste pour mieux vivre ensemble (justice sociale) ; décider pour nous-mêmes (indépendance) ; une économie au service du bien commun (virage vert). Bien que ces principes soient tout à fait pertinents, ils se prêtent aisément à une interprétation étatiste : la justice sociale contribue à l’augmentation de la taille de l’État, la multiplication des prestataires de services sociaux et le piège de la bureaucratie ; l’indépendance nationale vise à donner plus de pouvoirs à l’État québécois (déjà très centralisé) et aux politiciens professionnels ; le virage vert implique une transition énergétique et technocratique, de gros investissements publics et une économie dirigée par le haut. Ce discours donne une prise facile à la droite et aux préjugés populaires, d’autant plus que les mots « justice », « indépendance » et « économie verte » constituent des abstractions qui résonnent trop peu dans l’imaginaire collectif.

Il faut donc simplifier les idées de la gauche pour les rendre accessibles, leur fournir une expression concrète et adaptée à plusieurs niveaux de conscience, sans pour autant sombrer dans le simplisme. Il s’agit de créer des idées structurantes et un schème cohérent, des images fortes et bien articulées, permettant de rendre sensibles les principes progressistes afin qu’ils répondent adéquatement aux aspirations et aux craintes populaires. La construction idéologique ne doit pas être abêtissante et réductrice, mais inciter les gens à réfléchir, à questionner l’ordre établi, à imaginer un autre monde possible, et à s’engager directement dans l’action politique. L’expression la plus simple de ce discours se présente comme suit : la révolution solidaire vise à redonner le pouvoir aux gens sur leur argent (révolution fiscale), leur démocratie (révolution citoyenne), et leur environnement (révolution verte).

L’exposition plus détaillée de ces trois pivots permettra d’éclairer une nouvelle configuration du projet solidaire, ancrée dans le programme du parti mais mettant en valeur des éléments qui donnent à l’ensemble une image différente et insolite. D’ailleurs, il faut noter que la révolution solidaire ne constitue pas une perspective toute faite, mais une piste de recherche, voire un chantier théorique et pratique qui nécessitera un travail collectif d’élaboration, de débats et de réalisation sur le terrain. La présentation particulière de la révolution fiscale, citoyenne et verte qui sera développée dans le prochain texte n’est donc qu’une forme parmi d’autres que pourrait prendre ce vaste projet, qui aura besoin d’une réflexion large et approfondie pour explorer toutes ses ramifications. Autrement dit, il s’agit moins d’une représentation figée qu’un processus dynamique visant à construire et diffuser le plus largement possible une nouvelle conception du monde susceptible de catalyser une éventuelle révolution québécoise.

« Créer une nouvelle culture ne signifie pas seulement faire individuel­le­ment des découvertes « originales », cela signifie aussi et surtout diffuser critique­ment des vérités déjà découvertes, les « socialiser » pour ainsi dire et faire par conséquent qu'elles deviennent des bases d'actions vitales, éléments de coordination et d'ordre intellectuel et moral. Qu'une masse d'hommes soit amenée à penser d'une manière cohérente et unitaire la réalité présente, est un fait « philosophique » bien plus important et original que la découverte faite par un « génie » philosophique d'une nouvelle vérité qui reste le patrimoine de petits groupes intellectuels. »[4]

À suivre.



[1] Cité par Walter Benjamin dans Œuvres III, « Eduard Fuchs, collectionneur et historien », Gallimard, Paris, p.193
[2] Antonio Gramsci, Dans le texte, première partie, Les Classiques des sciences sociales, 2001
http://classiques.uqac.ca/classiques/gramsci_antonio/dans_le_texte/gramsci_ds_texte_t1.doc
[3] Mathieu Bock-Côté, SOS PQ, Le journal de Montréal, 19 janvier 2012, http://www.vigile.net/SOS-PQ
[4] Antonio Gramsci, Guerre de mouvement et guerre de position, cahier 11, §12, note IV, La Fabrique, Paris, 2012, p.102

lundi 14 avril 2014

Notes sur la révolution solidaire : partie I


Première partie : une nouvelle stratégie pour la gauche québécoise du XXIe siècle

Stagnation électorale et lutte idéologique

Si la défaite historique du Parti québécois et la crise du bloc souverainiste qui en découle laissent un espace vacant pour une progression importante de la gauche, celle-ci sera-t-elle capable de tirer parti de cette situation politique exceptionnelle et de rallier les forces populaires à son projet de transformation sociale ? Rien n’est moins sûr. Certes, Québec solidaire a obtenu une troisième députée à l’arraché (91 voix) et augmenté son score électoral de 1,6%, marquant ainsi une croissance lente mais constante. À cette vitesse, QS aura peut-être cinq député(e)s et 10% des voix en 2018, puis une majorité parlementaire en… 2068. Bien que nous ne pouvions extrapoler de tels résultats sur la longue durée, la gauche québécoise ne peut se contenter de la lente montée qui caractérise sa trajectoire depuis bientôt une dizaine d’années. Quelques mouvements sociaux inquiets, des centrales syndicales peu combatives et trois député(e)s solidaires à l’Assemblée nationale ne permettront pas d’apporter les transformations majeures dont notre société a besoin pour assurer l’avenir de son territoire, ses institutions et les générations futures.

Comment expliquer une telle stagnation électorale, malgré la désorientation du Parti québécois, l’agonie d’Option nationale, l’instabilité de la Coalition Avenir Québec et la corruption avérée du Parti libéral ? Un budget sans précédent, un autobus de campagne, un cadre financier, un matériel visuel élégant, une présence des porte-paroles dans toutes les régions et un bon travail de terrain sont des ingrédients importants, mais insuffisants. Le rapport de forces sur la scène politique, l’espace public et la société en général est largement en défaveur de la gauche, et celle-ci ne réussira pas à convaincre une majorité avec l’image d’un cœur évoquant la « gauche calinours ». Il ne s’agit pas ici de critiquer le travail acharné de la direction et de la base militante durant la dernière campagne, mais de tirer un bilan réaliste permettant d’orienter l’action politique du parti et d’apporter les changements majeurs qu’il devra apporter pour être à la hauteur de la tâche historique qui l’attend.

C’est pourquoi il est nécessaire de tracer les contours d’une nouvelle stratégie pour la gauche dans le contexte sociohistorique des années 2010. Même une campagne électorale avec un slogan sympathique, une bonne plateforme de propositions et des lignes de communication efficaces ne pourra défaire les nombreux préjugés à l’endroit du projet solidaire. La gauche politique doit briser le plafond de verre, élaborer un nouveau discours qui prend à rebrousse-poil l’idéologie néolibérale, et préparer une offensive en vue de la prise du pouvoir. Cela est d’autant plus urgent que les idées progressistes ne parviennent pas à frapper l’imaginaire des classes moyennes et populaires, toujours séduites par le chant des sirènes de la droite qui les soudent aux classes dominantes. Prendre au sérieux le rôle central de la lutte idéologique dans le combat politique doit nous mener à une interrogation fondamentale, non sur la nature de nos principes (justice sociale, indépendance, écologie, etc.), mais sur leur formulation appropriée au niveau de conscience des masses. Cela implique non pas de mouler les concepts de la gauche au cadre de l’idéologie dominante, mais de retraduire, dans les termes d’une pensée de l’émancipation, les craintes et les aspirations réelles de la majorité sociale qui se trouvent actuellement canalisées par le discours conservateur.

Du parti mouvement à la métamorphose

Dans une réflexion intéressante sur les perspectives d’organisation pour Québec solidaire, Benoit Renaud appelle l’émergence d’un « parti mouvement », c’est-à-dire d’une formation politique axée sur la mobilisation permanente et l’ancrage dans les luttes sociales. Il suggère de compléter les campagnes politiques nationales (Courage politique, Pays de projet, Sortir du noir) qui ratissent large mais avec « des grands filets plein de trous », par de petites campagnes ciblées et des actions locales qui permettent de ratisser serré : signatures de pétitions, réunions publiques, assemblées de cuisine, rencontres de mobilisation, etc. « Aussi, les campagnes, grandes et petites, longues et courtes, devraient occuper l’essentiel du temps que nos membres seront disposé à consacrer au parti. Il s’agit de donner une importance secondaire à nos affaires internes pour se tourner vers l’extérieur en direction de la base électorale du parti et de la population. »[1]

Cette perspective extravertie s’accompagne d’une construction de l’opposition dans la société civile par le développement du « parti de la rue », c’est-à-dire le renforcement et l’articulation des mouvements sociaux. Avec le règne du PLQ qui continuera de miser sur l’austérité (coupures budgétaires, hausse des tarifs et privatisation des services publics), le bradage des ressources naturelles (Plan Nord, projets de pipelines) et le pouvoir patronal, l’essentiel de la résistance devra prendre la forme de contre-pouvoirs, comités citoyens, assemblées démocratiques et mobilisations populaires cherchant à contester l’ordre établi. Grâce au récent déclin de l’emprise du PQ sur le milieu communautaire et syndical (notamment avec le recrutement de PKP qui risque de devenir le futur chef du parti), la convergence et la complémentarité entre la lutte politique et les mouvements sociaux pourrait amener une avancée importante de QS aux prochaines élections.

« C’est la possibilité de ce saut qualitatif qui a donné à plusieurs le sentiment que le résultat du 7 avril était une réelle progression, une raison indéniable de se réjouir. Mais si nous échouons à réaliser ce potentiel, un résultat presque identique dans quatre ans aurait un effet pour le moins démobilisant. Bref, on peut voir l’élection d’avril 2014 comme une marche de plus dans une longue escalade, ou on peut la voir comme un tremplin. »

Or, Benoit Renaud remplace la perspective des petites avancées dans les urnes (aile parlementaire) par celle des « petits pas » dans la rue (aile extra-parlementaire), envisageant le changement qualitatif comme une extension quantitative des activités militantes. Il ne s’agit pas de modifier le contenu de la lutte idéologique, mais de déplacer le terrain sur laquelle elle se déroule. Cette stratégie souhaite construire un « nouveau sens commun » en réfutant le discours dominant avec les mêmes arguments, mais en complétant la propagande par le haut (sphère médiatique) par la propagande par le bas (espaces publics concrets, rencontres en face à face).

« À chaque pas, à chaque porte, sur chaque rue, dans chaque manifestation, sur chaque piquet de grève, avec chaque signature ajoutée sur une pétition, chaque nouveau membre, chaque petit don, chaque débat d’idée, chaque petite victoire, nous ferons la démonstration par la pratique qu’un autre Québec est possible, un Québec libre, juste, vert et solidaire. »

Bien qu’il soit absolument nécessaire de renforcer le parti de la rue pour contrebalancer le poids croissant de l’aile parlementaire (qui représente tout de même une bonne nouvelle), que ce soit par la mobilisation interne, les campagnes locales, le contact humain et le rapprochement avec les mouvements sociaux, Québec solidaire a besoin d'un réel renouvellement dans son discours, son image, et même sa stratégie. Autrement dit, il ne faut pas seulement accélérer le pas dans la même direction, mais faire un virage qui nous permettra de gagner en force dans plusieurs couches de la population. Le parti ne doit pas simplement intensifier son discours et marteler le même message (crier plus fort pour que personne ne nous ignore), mais parler autrement en opérant une métamorphose. Le changement doit être qualitatif, tant sur le plan des représentations collectives qu'au niveau de l'action politique.

Il ne s'agit pas de réviser notre programme de fond en comble, car les nombreuses propositions déjà adoptées canalisent amplement les revendications des luttes sociales et les intérêts de la majorité de la population. Nous devons mener une lutte idéologique sans précédent, c'est-à-dire élaborer un « nouveau sens commun » qui ne se limite pas à nier les idées de la droite et affirmer que notre projet est réaliste et qu'un autre monde est possible ; il faut définir positivement et concrètement notre vision du monde en fonction des aspirations populaires, c'est-à-dire en s'adaptant au niveau de conscience général tout en amenant celui-ci vers notre projet de société. La question n’est pas de privilégier l’aile parlementaire ou extra-parlementaire, mais de structurer autrement les idées directrices du parti et d’agir sur tous les fronts, afin de rendre le projet solidaire sensible au peuple québécois.

Cette affirmation doit être comprise dans les deux sens. D’une part, la vision de la gauche doit être largement partagée, et par le fait même devenir intuitive pour la majorité. Une mutation culturelle est nécessaire pour qu’un nombre suffisant de citoyens et citoyennes croient à nouveau en leurs capacités et soient prêts à vouloir un important changement politique et économique. La formation d’une volonté collective est donc le prérequis d’une réelle transformation sociale. D’autre part, la construction d’un sujet politique suppose que Québec solidaire devienne lui-même sensible aux craintes et espoirs populaires, afin d’apporter une réponse positive capable d’unifier le peuple dans la direction de l’émancipation sociale.

Or, cette idée a du plomb dans l’aile, tout comme sinon plus que le rêve abîmé de la souveraineté. Dans un contexte idéologique grisâtre, dominé par le conservatisme, le cynisme et la morosité, il n’est plus possible de brandir comme telle les idées de justice sociale ou d’indépendance nationale, du moins dans le même cadre où elles ont été élaborées et diffusées dans les dernières décennies. Ces principes n’évoquent plus, pour la plupart, les passions populaires qui les ont jadis portées par des mouvements qui voulaient changer la société. L’habitude d’énumérer les sept principes de Québec solidaire (égalité, féminisme, écologie, souveraineté, démocratie, altermondialisme, pluralisme) n’amène qu’une succession mécanique d’abstractions pour la majorité, même si ces idéaux ont une valeur certaine et possèdent une signification pour les membres du parti et les personnes qui partagent une certaine culture politique de gauche. Le discours solidaire ressemble trop souvent à l’évocation d’idées qui n’ont d’évidence que pour une minorité, alors que des valeurs communes doivent nécessairement être attachées à des affects déposés par la sédimentation de l’histoire.

Repenser le mouvement historique

La signification du « parti mouvement » ne doit pas être réduite à la culture militante des mouvements sociaux, mais être élargie à celle de larges transformations historiques. Autrement dit, la gauche ne doit pas d’abord s’adresser aux progressistes contemporains, mais rappeler les contenus du passé collectif pour aimanter l’inconscient social vers l’avenir d’une promesse inaccomplie. La stratégie discursive consiste à réactiver le souvenir du dernier grand mouvement de l’histoire du Québec : la Révolution tranquille. Il s’agit de dé-diaboliser le mot « révolution » en l’associant à cette importante transformation sociale, politique, économique et culturelle qui a forgé l’identité québécoise contemporaine. Cet exemple historique permet de montrer que la révolution n’est pas un idéal inaccessible, mais une utopie qui a déjà eu lieu dans notre propre passé. Si l’idée d’une libération sociale et nationale est un rêve, celui-ci habite notre mémoire comme une image qui vise le présent dans l’attente d’un avenir qui accomplirait l’espoir des générations précédentes. « Chaque époque rêve la suivante », disait Michelet. Dans sa deuxième thèse sur le concept d’histoire, Walter Benjamin reprend cette idée en concevant le salut collectif par l’écoute attentive des échos du passé.

« Le passé est marqué d’un indice secret, qui le renvoie à la rédemption. Ne sentons-nous pas nous-mêmes un faible souffle de l’air dans lequel vivaient les hommes d’hier ? Les voix auxquelles nous prêtons l’oreille n’apportent-elles pas un écho de voix désormais éteintes ? Les femmes que nous courtisons n’ont-elles pas des sœurs qu’elles non plus connues ? S’il en est ainsi, alors il existe un rendez-vous tacite entre les générations passées et la nôtre. Nous avons été attendus sur la terre. À nous, comme à chaque génération précédente, fut accordée une faible force messianique sur laquelle le passé fait valoir une prétention. Cette prétention, il est juste de ne point la repousser. L’historien matérialiste en a conscience. »[2]

Repenser la révolution québécoise dans le contexte du XXIe siècle nous oblige à regarder en arrière pour mieux nous catapulter vers l’avant, le projet de pays n’étant pas autre chose que l’actualisation des revendications du passé. La gauche doit reprendre à son compte la tâche historique que la bourgeoisie n’a pas su réaliser, à savoir l’accomplissement de ce grand projet social et national inachevé. En effet, si le Parti libéral du Québec édifia la charpente de l’État-providence pour laisser place au Parti québécois qui poursuit la construction des institutions publiques dans le sens d’une affirmation nationale devant aboutir à la souveraineté, ce processus fut brusquement interrompu par l’échec du référendum de 1980 et la dépression économique qui mit un terme au règne des Trente Glorieuses et à l’espoir d’une émancipation collective imminente.

Ce tournant marqua l’effondrement de la gauche politique et l’abattement du projet souverainiste, qui reprit seulement du poil de la bête durant le bref sursaut référendaire de 1995 qui résultat sur une seconde défaite. Il s’en suit un aplatissement collectif permettant la consolidation du néolibéralisme et de l’autonomisme sous les figures de Lucien Bouchard, Mario Dumont, Jean Charest et Pauline Marois. Le renoncement au projet de société et à la souveraineté ne pouvait pas ne pas conduire à une crise de l’identité québécoise, celle-ci étant moins définie par une culture stable de survivance (telle qu’imaginée par les nationalistes conservateurs qui veulent réanimer le rêve canadien-français), que par un effort vers l’actualisation de soi, un processus fragile qui doit toujours être renouvelé. Il ne s’agit pas d’opposer l’appartenance à une culture particulière au nationalisme civique fondé sur des valeurs universelles, mais de comprendre la culture comme un élan précaire vers des institutions qui n’existent pas encore.

Seule la grève étudiante de 2012 permit de sortir le peuple québécois de sa torpeur, amenant une effervescence collective qui n’avait jamais été aussi forte depuis l’épisode de 1995 et les années 1970. Or, cette « crise sociale », qui représente en fait une résurgence inespérée, fut rapidement colmatée par le retour du Parti québécois, dont le rôle historique fut davantage de refermer la brèche du printemps érable que d’ouvrir un nouvel espace de liberté politique. La fenêtre qui laissa apparaître la lueur d’une autre société qui hésitait à naître dans les ruines du vieux monde fit place à l’ombre du nationalisme identitaire et le retour du gouvernement libéral qui permit d’apaiser la crainte d’un avenir menaçant.

Les dangers du progrès

Tout combat politique repose sur des conceptions divergentes de l’histoire, qui demeure le principal terreau des illusions, de droite comme de gauche. Le récent débat sur la Charte des valeurs québécoises opposa principalement deux camps, les conservateurs visant l’affirmation nationale par la reconstruction d’une identité unitaire, et les progressistes défendant la réconciliation de la diversité sous le signe de l’ouverture et du progrès. Si nous pouvons facilement montrer les contradictions et les limites d’une approche qui renforce l’antagonisme entre une majorité définie par des valeurs abstraites (égalité hommes-femmes, laïcité, encadrement légal des accommodements raisonnables) et des minorités culturelles, la gauche inclusive, qu’elle soit fédéraliste ou souverainiste, semble avoir négligé l’exigence du passé et la nécessité de construire un monde commun par-delà l’idée d’une évolution triomphante vers l’égalité et la justice sociale.

Le problème réside moins dans l’idéal de solidarité que dans la croyance implicite en la nécessité historique du progrès moral. Tel est le piège d’une gauche qui croit que son discours s’achemine graduellement vers la victoire ; elle troque l’idée de Révolution pour celle de la tranquillité, de l’amour du prochain qui se révèle par un vote rationnel accompagné des bons sentiments du cœur. Benjamin considère que ce leurre est inhérent à la social-démocratie, dont la philosophie peut être résumée par cette phrase limpide de Josef Dietzgen : « tous les jours notre cause devient plus claire et le peuple tous les jours plus intelligent ».

« Dans sa théorie, et plus encore dans sa pratique, la social-démocratie a été guidée par une conception du progrès qui ne s’attachait pas au réel, mais émettait une prétention dogmatique. Le progrès, tel qu’il se peignait dans la cervelle des sociaux-démocrates, était premièrement un progrès de l’humanité elle-même (non simplement de ses aptitudes et de ses connaissances). Il était deuxièmement un progrès illimité (correspondant au caractère indéfiniment perfectible de l’humanité). Il était envisagé, troisièmement, comme essentiellement irrésistible (se poursuivant automatiquement selon une ligne droite ou une spirale). Chacun de ces prédicats est contestable, chacun offre prise à la critique. Mais celle-ci, si elle se veut vigoureuse, doit remonter au-delà de tous ces prédicats et s’orienter vers quelque chose qui leur est commun. L’idée d’un progrès de l’espèce humaine à travers l’histoire est inséparable de celle d’un mouvement dans un temps homogène et vide. La critique de cette dernière idée doit servir de fondement à la critique de l’idée de progrès en général. »[3]

Repenser la stratégie pour la gauche québécoise suppose donc de rompre avec ce mythe du progrès continu, sans pour autant renoncer aux espoirs des générations passées. Un discours inspirant ne doit pas simplement se présenter comme une alternative au néolibéralisme, ni même comme un parti apte à gouverner par des politiques publiques responsables et capables d’équilibrer l’économie et la justice sociale. La négation de l’ordre existant ou la bonne gestion du présent ne sont pas des idées mobilisatrices. La gauche doit répondre à la crise identitaire qui naît de la tension non résolue d’un modèle social en désuétude, hérité d’une époque où les rêves étaient encore vivants. Ainsi, elle pourrait créer une tendance (au sens d’une mode, d’un ensemble de comportements ou de mœurs se propageant par imitation) par une reprise d'un appel du passé sous une nouvelle forme.

« L’histoire est l’objet d’une construction dont le lieu n’est pas le temps homogène et vide, mais le temps saturé d’« à-présent ». Ainsi, pour Robespierre, la Rome antique était un passé chargé d’« à-présent », qu’il arrachait au continuum de l’histoire. La Révolution française se comprenait comme une seconde Rome. Elle citait l’ancienne Rome exactement comme la mode cite un costume d’autrefois. La mode sait flairer l’actuel, si profondément qu’il se niche dans les fourrés de l’autrefois. Elle est le saut du tigre dans le passé. Mais ceci a lieu dans une arène où commande la classe dominante. Le même saut, effectué sous le ciel libre de l’histoire, est le saut dialectique, la révolution telle que la concevait Marx. »[4]

Accomplir la Révolution tranquille

Que signifie ce « saut dialectique » qui permet de dénicher la révolution par le retour de l’histoire ? En fait, la révolution dont il est question relève moins de la prolongation que d’une réappropriation critique du passé ; elle ne se trouve pas dans la continuité mais dans une interruption capable de « faire éclater le continuum de l’histoire. » C’est pourquoi l’héritage de la Révolution tranquille ne doit pas se réduire à la défense du déjà-là, à un prolongement linéaire de l’État-providence bienveillant et d’une souveraineté à portée de la main. La reprise historique doit être l’occasion d’un profond renouvellement, tant du projet de société que de la lutte de libération nationale, à l’aune des défis du nouveau siècle.

La confiance envers le progrès si puissante dans les années 1960 et 1970 n’est plus tenable à l’époque de la crise financière, énergétique, démocratique et écologique. L’utopie social-démocrate supposait des ressources naturelles abondantes, une croissance économique soutenue et un large consensus social qui n’existe plus aujourd’hui. Le soleil radieux du progrès laisse place à la conscience d’un orage imminent, sans pour autant céder au désenchantement qui ramène trop souvent au conformisme et au traditionalisme. Le conservatisme québécois, de même que le nationalisme identitaire visant à l’aiguiser dans le sens du projet national, viennent de ce renoncement à l’idée de progrès faisant suite à la désillusion du peuple face au rêve perdu de la Révolution tranquille. La seule voie de sortie consiste non pas à défendre comme tel cet héritage en crise à l’époque actuelle, mais à renouer un rapport non-traditionnel à notre propre tradition. Cet « enracinement critique » permet de dégager une signification inattendue à la devise « je me souviens », tout en lui donnant une charge révolutionnaire.

« Faire œuvre d’historien ne signifie pas savoir « comment les choses se sont réellement passées ». Cela signifie s’emparer d’un souvenir, tel qu’il surgit à l’instant du danger. Il s’agit pour le matérialisme historique de retenir l’image du passé qui s’offre inopinément au sujet historique à l’instant du danger. Ce danger menace aussi bien les contenus de la tradition que ses destinataires. Il est le même pour les uns et pour les autres, et consiste pour eux à se faire l’instrument de la classe dominante. À chaque époque, il faut chercher à arracher de nouveau la tradition au conformisme qui est sur le point de la subjuguer. Car le messie ne vient pas seulement comme rédempteur ; il vient comme vainqueur de l’antéchrist. Le don d’attiser dans le passé l’étincelle de l’espérance n’appartient qu’à l’historiographe intimement persuadé que, si l’ennemi triomphe, même les morts ne seront pas en sûreté. Et cet ennemi n’a pas fini de triompher. »[5]

Plus concrètement, la gauche doit cesser de se concevoir comme la gardienne des vertus d’un modèle québécois qui ne fonctionne plus, et arrêter de vouloir trouver le juste chemin d’un consensus où il n’y aurait plus d’adversité. Elle ne doit plus avoir peur que son projet radical heurte le bon sens populaire, en se donnant une image candide qui masque mal sa volonté de transformer la société. Elle doit passer d’un discours moral, basé sur des valeurs et la gentillesse, à une posture politique qui assume sa mission historique, sans pour autant brandir le poing levé et adopter un discours militant aux accents démodés. Autrement dit, il nous faut une gauche décomplexée mais nuancée. Cette transformation de l’image de soi est un prérequis pour que la gauche puisse un jour accélérer une prise de conscience généralisée. Mais comment surmonter l’opposition entre la social-démocratie calinours et le cliché d'une gauche anticapitaliste ? Comment renouveler le discours révolutionnaire alors que les idées de centre-gauche sont elles-mêmes de moins en moins populaires ? Comment ratisser plus large sans se recentrer, évoquer la révolution sans se marginaliser ?

Le nœud du problème réside dans la critique du modèle québécois que la gauche doit assumer afin que la droite ne monopolise plus ce discours. Il s’agit en quelque sorte de renoncer à la défense simpliste de ce bloc historique sans abandonner ses potentialités, et de déconstruire le mythe du progrès continu dans un temps homogène et vide sur lequel il était basé. Il faut passer d’une prolongation de l’existant à une véritable réactualisation d’un projet interrompu, par un mouvement dialectique procédant par une reprise/dépassement, réalisation/renversement.  Autrement dit, l’accomplissement de la Révolution tranquille implique la transformation du modèle québécois et de l’identité collective qui lui est attachée. Alors que les vieux partis évitent de remettre directement en question cette Idée en parlant d’économie et de bon gouvernement, ou souhaitent carrément sa mort par le démantèlement de l’État-providence, la gauche ne peut pas simplement défendre le statu quo par la préservation d'un modèle institutionnel en crise structurelle. Elle doit prendre le taureau par les cornes en provoquant la Renaissance de la Révolution tranquille dans l’imaginaire collectif.

Pour ce faire, il faut réactiver les potentialités du mot « révolution » enfouies dans le passé pour la faire briller dans le crépuscule de notre civilisation. « L’image vraie du passé passe en un éclair. On ne peut retenir le passé que dans une image qui surgit et s’évanouit à l’instant même où elle s’offre à la connaissance. »[6] Et une véritable révolution suppose davantage qu’une consolidation des institutions publiques qui s’usent à force de subir la pression des classes dominantes et l’indifférence d’une majorité refermée sur la sphère privée. Le Québec a besoin d’un orage capable d’éveiller le besoin d’une réappropriation de son identité par le pouvoir instituant qui pourra lui donner forme. En d’autres termes, la gauche doit s’affairer à poser le problème susceptible de provoquer une mobilisation en faveur d’un changement sans précédent : la transformation de l’État québécois.

À suivre.




[2] Walter Benjamin, Sur le concept d’histoire, §II, Œuvres III, Gallimard, Paris, 2000, p.428-429
[3] Sur le concept d’histoire, §XIII, p.438-439
[4] Sur le concept d’histoire, §XIV, p.439
[5] Sur le concept d’histoire, §VI, p.431
[6] Sur le concept d’histoire, §V, p.430

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