samedi 1 mars 2014

Sur l’interprétation bock-côtiste de « l’union » QS-ON


Mathieu Bock-Côté est sans doute le plus grand idéologue conservateur du Québec. C’est ce qui fait sa force et son aveuglement ; sa « théorie » lui donne une perspicacité qui se manifeste par de fines observations et des analyses politiques beaucoup plus profondes que la majorité des commentateurs qui préfèrent patauger dans les eaux marécageuses du sens commun. Bock-Côté est plus rusé ; il ne se contente pas de constater et de remâcher les idées reçues, il les crée. Cette construction d’un nouveau sens commun, cette diffusion d’idées intuitives et enracinées dans les classes populaires, est précisément ce qui manque à la gauche pour construire une contre-hégémonie. Cette tâche est d’autant plus grande que l’ennemi n’est pas simple mais double ; il faut non seulement attaquer le discours néolibéral (ce que Bock-Côté fait très bien avec une sauce moraliste), mais surtout déconstruire le nationalisme conservateur qui représente la matrice idéologique de notre époque. En fait, le « bock-côtisme » incarne sans aucun doute le conservatisme québécois du XXIe siècle.

Dans son interprétation d’une lettre transpartisane appelant une « redoutable synergie » entre Québec solidaire et Option nationale, Bock-Côté pose une excellente question : « pour quelle raison plusieurs membres d’ON se sentent-ils plus proche de QS que du PQ ? »[1]. Or, son idéologisme l’aveugle complètement sur les raisons qui pourraient expliquer de telles « affinités électives » entre les deux partis, ON devant être « naturellement » plus proche du Parti québécois dont il partagerait l’essence. La faiblesse de toute idéologie non critique est de construire une réalité pour qu’elle corresponde à nos désirs, c’est-à-dire de déformer les positions de nos adversaires, de les réduire à un bloc monolithique afin qu’elles puissent se mouler parfaitement à l’architecture rigide de nos catégories. Toute idéologie est simplification, réification de l’autre pour l’amener sous notre emprise morale et intellectuelle. Mais cette entreprise à double tranchant écarte trop souvent la complexité de l’adversaire que nous tentons de soumettre à notre cadre conceptuel. Résultat : nous risquons d’ignorer ce qui pourrait entraîner notre défaite, à savoir les contre-attaques potentielles surgissant du fait que l’autre n’est pas tel qu’on le conçoit.

À titre d’exemple, voyons comment l’interprétation essentialiste de Bock-Côté permet d’opposer deux blocs rigides : la gauche radicale et l’indépendantisme. «  Rappel élémentaire : fondamentalement, QS rend l’indépendance conditionnelle à la réalisation d’un projet de société «de gauche». Sans ce projet de société, l’indépendance n’intéresse pas vraiment QS, comme si ce parti y voyait une souveraineté bourgeoise, vide, insignifiante, ou peut-être même funeste. Alors qu’ON, du moins c’est ce qu’on dit depuis la fondation de ce parti, se distingue justement par un indépendantisme intransigeant – rien ne serait plus important que l’indépendance, et surtout, il ne faudrait pas la soumettre à la logique gauche-droite. »

Si certains membres solidaires considèrent peut-être que l’indépendance n’est qu’un outil au service de la justice sociale, un moyen au service d’une fin plus grande, le parti demeure indépendantiste et conçoit le combat pour l’émancipation nationale comme une lutte en soi, devant être articulée avec d’autres mouvements tout aussi légitimes pour la transformation sociale, la libération des femmes, la défense de la nature, etc. D’ailleurs, cette non-hiérarchisation des luttes sociales et nationale, qui doivent développer une « redoutable synergie », est reconnue par les nationalistes progressistes qui soulignent que l’indépendance est multidimensionnelle : « De notre côté, nous, membres d’ON qui signons cette lettre, reconnaissons que le programme indépendantiste de QS rompt avec le consensus néolibéral et que, en insistant sur les questions sociale et environnementale, il embrasse plus vigoureusement qu’ON d’autres dimensions de l’indépendance que l’indépendance politique. Nous sommes d’accord sur le fait qu’une indépendance face aux impératifs que le système économique actuel fait peser sur les Québécois-es et leur territoire est tout aussi nécessaire. »

Cette lettre vient donc briser le dogme de l’indépendance « ni à gauche, ni à droite », qui enfonce toujours plus le mouvement souverainiste dans la déconfiture du nationalisme identitaire et pétrolier du PQ. Il ne s’agit pas de réduire l’indépendance à la gauche, ou inversement, mais de créer une synergie, entendue au sens d’une coordination de plusieurs choses qui concourent à un seul effet, au fait de mettre en commun des ressources pour parvenir à un effet précis. Quel est cet objectif ultime ? L’émancipation du peuple québécois dans toutes ses dimensions, l’indépendance jouant évidemment un rôle central sur le plan stratégique, culturel et politique.

Évidemment, Bock-Côté rejette une telle synergie, car elle représente en quelque sorte la négation pratique de sa doctrine. Il la réduit tout simplement à un élément infantile, une volonté de « pureté » forçant l’indépendantiste naïf à rester « camper dans l’opposition perpétuelle et systématique où il peut fantasmer sur la société idéale, dont il se veut finalement le gardien. » Cette stratégie rhétorique permet à notre idéologue de masquer l’idéalisme de sa foi conservatrice, en l’associant à un réalisme qui lui permet d’inverser la réalité. Il condamne pour ainsi dire la « division souverainiste » alors que des forces vives indépendantistes tentent justement de s’unir contre le bloc au pouvoir ; il leur attribue un intérêt égoïste et partisan opposé à l’universalité du Parti québécois, comme si cette posture n’était pas elle-même partisane. « C’est ainsi que les petits partis sont attirés entre eux, mais jamais n’envisagent de se rallier à un grand parti qui porte quand même l’idéal indépendantiste depuis quarante ans et qui, ces derniers temps, semble renouer avec un nationalisme vigoureux. D’ailleurs, ces deux partis, finalement, ne font-ils pas du PQ leur premier adversaire, dans la mesure où c’est lui qui entrave leur émergence? Étrange pays, le Québec, où les indépendantistes préfèrent souvent se combattre entre eux plutôt que de se rassembler au sein d’une grande formation pour combattre le régime canadien. »

Or, le « nationalisme vigoureux » qui représente pour Bock-Côté « l’universel concret » du peuple québécois, une pure affirmation de soi dont la négation ne saurait qu’être un reniement de son identité, occulte l’exclusion de l’autre qui se retrouve voilée par une pure positivité : « je suis moi ». C’est précisément ce retranchement du mouvement souverainiste vers le repli identitaire que dénoncent les adeptes d’une nouvelle synergie indépendantiste. « L’élite politique d’aujourd’hui ne promeut plus l’identité québécoise qu’à travers un nationalisme de ressentiment et non plus d’émancipation. Le nationalisme défendu par ON et QS cherche, lui, à déployer la personnalité du peuple québécois dans le monde, sans écraser personne et sans se laisser écraser par personne. Parler de « nation » ou de « valeurs » est un sentier battu – ce n’est pas avec des slogans qu’on les construit de toute façon. La vraie action politique, celle qui crée et qui avance dans les terres non défrichées de notre histoire, commande qu’on se compromette dès aujourd’hui pour l’indépendance du Québec. »

Pour désamorcer la possibilité d’une nouvelle force indépendantiste et progressiste en émergence, Bock-Côté préfère réduire Québec solidaire au groupuscule gauchiste qui sert bien son propos. Il continue ainsi de véhiculer des préjugés qui discréditent l’aspect indépendantiste des solidaires, et surtout le caractère progressiste qui forme en bonne partie l’esprit d’Option nationale. La stratégie est de garder divisé ce qui doit rester divisé, ou sinon de récupérer les forces indépendantistes encore vivantes pour les accrocher à la remorque du souverainisme moribon du Parti québécois. « Je comprends que QS occupe son créneau politique : dans une société éclatée, il y a de la place pour un petit parti à gauche de la gauche, protestataire, qui incarne le désir d’une société radicalement différente. Je m’explique mal que des indépendantistes pressés espèrent s’y rallier et préfèrent finalement les délices du radicalisme idéologique à la possibilité d’incarner une aile particulièrement militante au sein d’un parti souverainiste gouvernemental susceptible, s’il exerce le pouvoir pleinement, de contribuer à dégager le Québec de la tutelle canadienne. »

Ce que Bock-Côté ne peut comprendre, ou plutôt ce qu’il ne veut surtout pas voir, c’est que le PQ n’est pas la plus grande menace à l’unité canadienne, bien au contraire. Le PQ conduit à la subordination de la société québécoise aux traités de libre-échange, à l’unité canadienne monétaire et pétrolière, car il ne remet aucunement en question le cadre économique, politique, énergétique et idéologique dominant. C’est parce que le « nationalisme vigoureux » écarte complètement la question sociale, c’est-à-dire la remise en question des rapports de pouvoir et la domination des élites impérialistes, canadiennes et québécoises, qu’il amène ipso facto la subordination nationale aux intérêts étrangers. « Plus la vie économique immédiate d'une nation est subordonnée aux rapports internationaux, plus un parti déterminé représente cette situation, et plus il l'exploite pour empêcher que les partis adverses ne prennent l'avantage sur lui. De cette série de faits, on peut tirer la conclusion que, souvent, le « parti de l'étranger », comme on dit, n'est précisément pas celui que l'on désigne vulgairement en ces termes, mais bien le parti le plus nationaliste qui, au lieu de représenter les forces vitales de son propre pays, en représente en réalité plutôt la subordination, et l'asservissement économiques aux nations hégémoniques, ou à un groupe de telles nations. »[2]

Le principal adversaire à l’indépendance du Québec n’est donc pas le méchant Canada ou les fédéralistes libéraux qui n’ont pas peur du pouvoir et de la raison d’État, mais le PQ qui consolide l’ordre établi sous une aura de « gouvernance souverainiste » qui scelle l’avenir du Québec dans une foi envers un clergé qui saura lire mieux que ses fidèles le moment opportun de leur salut collectif. L’émancipation de cette dernière barrière idéologique, de cette illusion qui continue de tromper les masses depuis bientôt vingt ans, est actuellement représentée par deux partis qui n’ont pas encore réussi à réunir les moitiés coupées de l’indépendance réelle, à la manière du mythe d’Androgyne décrit par Aristophane dans le Banquet de Platon.

Il ne s’agit donc pas « d’imaginer un monde idéal », ni « d’avoir les mains tellement pures que nous finirions pas ne plus avoir de mains » comme le dit Péguy. La « redoutable synergie » consiste plutôt à amorcer un dialogue de fond, appuyé sur des bases militantes partageant un intérêt commun, à la fois réel et en puissance, pour l’émancipation sociale et nationale du peuple québécois. Il faut dès maintenant envisager, à moyen et long terme, une alliance socialiste et indépendantiste permettant de reconstruire ce que le PQ a endigué depuis sa création en 1968, soit une force sociale et politique capable de rompre définitivement avec l’ordre économique et politique dominant. Seules les forces vives à gauche du PQ, tant sur le plan social que national, pourront amener à terme la transformation dont le Québec a inéluctablement besoin. Cette « exigence morale et politique » de travailler ensemble représente une tâche concrète et centrale des prochaines années ; l’élaboration pratique d’une nouvelle stratégie solidaire et indépendantiste devra renverser l’ordre néo-duplessiste du PQ aiguisé par le travail idéologique du bock-côtisme.




[2] Antonio Gramsci, Cahiers de prison, cahier 13, §2

lundi 24 février 2014

Du nationalisme social-démocrate à l’indépendance par le bas


Dans une brève réflexion portant sur les raisons pour lesquelles les indépendantistes ne votent pas pour le même parti[1], le chef d’Option nationale, Sol Zanetti, émet des hypothèses pour expliquer les divergences idéologiques et stratégiques qui distinguent sa formation politique du Parti québécois et de Québec solidaire. Comme nous partageons sa critique du péquisme, notamment sur la question de l’électoralisme et de l’attentisme, nous souhaitons plutôt déconstruire certaines idées reçues procédant d’une mauvaise lecture des « nationalistes » à l’endroit des solidaires.

Tout d’abord, Zanetti pointe le talon d’Achille de la stratégie d’accession à l’indépendance de Québec solidaire, qui « promet de faire un référendum, dans un premier mandat, pour ratifier la constitution que la population aura écrite. Le problème, c'est qu'ils refusent de garantir que cette constitution contiendra une déclaration d'indépendance. Donc, ce référendum promis pourrait déboucher sur une simple proposition de réforme du fédéralisme, une proposition de constitution qui demeurerait soumise au cadre fédéral canadien. À quoi cela servirait-il? Fouillez-moi. »

Or, Québec solidaire n’a jamais « refusé » de garantir que cette constitution contiendra une déclaration d’indépendance du Québec ; le programme est tout simplement vague sur le sujet. S’agit-il d’un flou délibéré, d’une position d’ouverture visant à chercher une majorité électorale ? Est-ce plutôt le résultat d’une imprécision programmatique qui pourrait être clarifiée ultérieurement, à la manière de la stratégie du LIT dont l’articulation concrète n’est pas précisée ? Est-ce que les solidaires présupposent tout simplement le résultat du processus, cette stratégie menant forcément à poser la question de l’indépendance au peuple québécois lors du référendum ?

L’électoralisme et les fédéralistes de gauche

Pour expliquer ce qui semble être un « compromis », le chef d’Option nationale fait l’hypothèse qu’il s’agit une stratégie électoraliste visant à consolider la « base électorale fédéraliste » de Québec solidaire. Cette observation découle de l’analyse de sondages montrant qu’une bonne partie des électeurs et électrices de ce parti de gauche ne sont pas d’emblée convertis à l’idée d’indépendance du Québec. Malgré tout, ces personnes sont-elles pour autant des fédéralistes convaincus qui voteraient assurément contre l’indépendance le jour du référendum ? Permettez-nous d’en douter.

D’une part, cette explication suppose que cette base électorale fait un compromis, faute d’un parti fédéraliste de gauche pour lequel elle irait voter massivement lors de sa création. L’arrivée imminente d’un NPD-Québec viendrait alors gruger la moitié des appuis à Québec solidaire, celui-ci passant de 10% à 5% dans les intentions de vote par exemple. Ce scénario n’est pas réaliste, car l’arrivée d’un tel parti aurait un effet diffus sur l’ensemble de la scène politique québécoise, allant davantage empiéter sur la base électorale du Parti libéral du Québec qui, pour la plupart, ne voteraient jamais pour un parti ouvertement indépendantiste.

D’autre part, est-il raisonnable de supposer que les « fédéralistes de gauche » sont si confiants que la démarche d’assemblée constituante pourrait facilement ne pas inclure de déclaration d’indépendance, et ce dans un contexte de mobilisations sociales où un gouvernement solidaire ferait activement la promotion d’une République sociale, démocratique, écologique et indépendante ? La question ne se résume pas au type de membres qui composeront l’assemblée constituante, car il faut tenir compte des rapports de forces qui auront mené au pouvoir un parti de gauche indépendantiste, et la lutte féroce qui accompagnera ce grand processus démocratique basé sur une souveraineté populaire qui rompt de facto avec le régime fédéral canadien.

Le parti de la diversité

Par ailleurs, le mythe des « fédéralistes de gauche » présents au sein de Québec solidaire, ou constituant une base majeure de son électorat, semble reposer sur une opposition rigide deux catégories : les indépendantistes militants et « les autres ». Si nous regardons de plus près, Québec solidaire représente une large constellation, réunissant des syndicalistes, écologistes, citoyennes, féministes, indépendantistes, socialistes, républicains, artistes, jeunes et moins jeunes qui partagent une déclaration de principes dans laquelle la souveraineté joue un rôle déterminant. Nous pouvons donc supposer que la base électorale de ce parti multidimensionnel est encore plus diversifiée, tout en endossant les valeurs et le projet de société solidaire qui inclut l’indépendance du Québec.

C’est dans cet esprit que doit être interprétée cette citation de Françoise David : « On n'a pas besoin d'être mal à l'aise si on n'est pas complètement convaincu de la souveraineté et qu'on veut être membre de Québec solidaire, dit-elle. C'est pour cela que notre nombre de membres a doublé depuis un an.» (La Presse, 23 octobre 2012) ». Le fait d’inclure des personnes non convaincues et de les amener progressivement à adopter une nouvelle culture politique représente-t-il une force, plutôt qu’une faiblesse, pour un parti indépendantiste ? Si Québec solidaire est capable d’aller chercher des personnes a priori hostiles ou indifférentes à la culture souverainiste traditionnelle, en les ramenant à endosser son projet de pays, n’est-ce pas là la preuve d’une certaine efficacité qui ne passe pas directement par une pédagogie nationaliste militante ? La division du travail politique entre Québec solidaire et Option nationale ne serait-elle pas le signe d’une complémentarité dans les manières d’accrocher des diverses parties de la population à la lutte de libération nationale ?

Le fait que plusieurs personnes non complètement convaincues par l’indépendance appuient un parti de gauche indépendantiste montre plutôt que celles-ci sont d’accord avec une démarche démocratique, participative et inclusive, permettant de débattre d’un projet de pays qui ne se résume pas à un Oui ou Non référendaire. Une assemblée constituante offre l’occasion historique d’élaborer collectivement les principes, les valeurs, les institutions et la répartition des pouvoirs d’un nouvel État, créant par le fait même une vaste mobilisation, une dynamique sociale nécessaire pour obtenir un appui massif à l’indépendance. Ce faisant, le peuple ne donne pas pour mandat au gouvernement de faire l’indépendance à sa place ; c’est le gouvernement qui donne aux citoyens et citoyennes les outils pour prendre eux-mêmes en charge leur propre émancipation populaire. C’est la toute la différence entre l’indépendance solidaire et le nationalisme traditionnel du Parti québécois et Option nationale : la souveraineté « par le bas », et non par le haut.

Une stratégie souterraine

De plus, la stratégie d’accession à l’indépendance de Québec solidaire ne se limite ni à une simple procédure démocratique, ni à un débat technique et constitutionnel visant à découvrir, par le biais d’un calcul politique et utilitariste, une méthode « infaillible » pour réaliser ce vaste projet. Les nationalistes, et même les solidaires, oublient trop souvent que l’assemblée constituante ne représente que l’apogée d’une stratégie plus profonde, prenant racine dans les mouvements sociaux et de larges pans de la société civile. En gros, il s’agit d’amorcer dès maintenant une démarche constituante reposant sur la souveraineté populaire, qui servira alors de tremplin pour prendre le pouvoir et instaurer une rupture avec l’ordre canadien. La lecture de cette partie de programme est souvent négligée :

« Parler d’Assemblée constituante, ce n’est pas poser abstraitement un nouveau chemin vers la souveraineté du Québec. C’est proposer de discuter, de la manière la plus démocratique et la plus large possible, des mécanismes essentiels pour assurer la défense du bien commun, pour articuler le projet d’indépendance politique et les revendications sociales. Québec solidaire fera, dès les prochains mois, connaître largement ce projet par une vaste campagne d’éducation populaire. Il s’agira aussi de son axe d’intervention au Conseil de la souveraineté.

Québec solidaire visera graduellement à construire une alliance démocratique, sociale et nationale pour regrouper l’ensemble des forces syndicales, populaires, féministes, étudiantes, écologistes et les partis souverainistes autour de la reconnaissance de la souveraineté populaire qui se concrétisera par l’élection d’une Assemblée constituante. La stratégie de Québec solidaire consistera à mettre en route et développer une véritable démarche citoyenne afin que toutes et tous soient associés à la détermination de notre avenir collectif.

La popularisation de l'idée de constituante devra être préparée par la mise sur pied, aux niveaux local ou régional à la grandeur du Québec, d’une démarche de démocratie participative. Cette démarche permettra aux citoyennes et aux citoyens de s’exprimer et de discuter ensemble, de manière à ce que se constitue peu à peu un large appui au sein de la population. Une telle démarche peut s’amorcer avant l’élection d’un gouvernement proposant l’élection d’une constituante et elle devra se poursuivre après cette élection tout en étant soutenue financièrement par ce gouvernement.

Pour être légitime, le processus devra être profondément démocratique, transparent et transpartisan. La campagne électorale qui mènera un parti ou une alliance fondée sur l’Assemblée constituante au pouvoir devra mettre de l’avant l’obtention d’un mandat pour l’élection d’une Assemblée constituante qui représente pour Québec solidaire le moyen d’accession à l’indépendance et de transformation de la société, processus dont cette campagne ne sera qu’une première étape.

L’élection d’une Assemblée constituante est donc un acte démocratique par excellence, un acte à la fois de rupture avec le statu quo du régime fédéral canadien et un acte réellement fondateur. En ce sens, c’est une suspension des mécanismes de la réforme constitutionnelle prévue par l’Acte de l’Amérique du Nord britannique. »

Une radicalité pragmatique

En replaçant l’assemblée constituante dans un contexte plus large, reposant sur une vision dynamique de l’action collective et non sur un calcul électoraliste étroit, il n’est pas déraisonnable de constater que la stratégie solidaire, malgré les apparences, est sans doute la plus radicale du mouvement indépendantiste. Elle se concrétise déjà en partie au sein de la phase II des États généraux sur la souveraineté, du Nouveau mouvement pour le Québec et de divers groupes de la société civile. Cette perspective participe d’un processus de convergence des forces sociales en faveur de l’indépendance, où les partis politiques jouent un rôle secondaire.

D’ailleurs, cette radicalité n’est pas idéologique mais pragmatique ; il ne s’agit pas de propager la « foi souverainiste » par l’application de la bonne pédagogie, mais de faire émerger les conditions qui rendront possible et effectif un véritable mouvement de libération populaire. Il peut certes être utile de faire la promotion active de l’idée d’indépendance, en favorisant une prise de conscience par le biais d’arguments économiques (Aussant-financier) ou en misant sur les passions (Aussant-artiste). Cela peut aller rejoindre un public différent et non convaincu, et même représenter une condition nécessaire à la diffusion de ce projet ; mais c’est largement insuffisant pour élire un gouvernement qui souhaite établir une rupture avec l’ordre établi.

Pour ce faire, il faut développer un rapport de force, c’est-à-dire une vraie volonté collective de changement qui ne se fera pas sans réaction des élites politiques et économiques. L’élément souvent négligé du mouvement souverainiste, qui était pourtant un facteur déterminant dans l’émergence des forces indépendantistes des années 1960 et 1970, c’est la nécessité vécue par une majorité sociale de transformer ses conditions matérielles d’existence. Le mouvement souverainiste se développait comme le fruit d’une révolution, tranquille mais profonde néanmoins, c’est-à-dire d’un changement social, économique, politique et culturel lié à l’instauration d’un État-providence permettant de renforcer les capacités d’auto-détermination du peuple québécois.

Autrement dit, l’objectif souverainiste était en quelque sorte d’achever un large processus de transformation sociale qui avait déjà eu lieu en bonne partie. C’est pourquoi il est faux de dire « qu’avant d’être de gauche ou de droite, il faut d’abord être » ; la société québécoise s’était profondément transformée à partir de forces progressistes qui ont permis de rompre avec un ordre économique et culturel conservateur. La société était de gauche avant, ou plutôt pendant qu’elle aspirait à se réaliser pleinement par la constitution d’un État indépendant. La question nationale et sociale ne sont donc pas séparées, mais enchevêtrées ; elles ne doivent pas être articulées par un avant et un après, mais en même temps. Voici pourquoi.

Le mythe du commencement absolu

Un mythe nationaliste consiste à croire que le débat gauche/droite aura un sens après l’indépendance, celle-ci représentant le véritable commencement. Or, cette lutte aura lieu avant, pendant et après le processus d’accession à l’indépendance. S’il est vrai que la lutte de gauche que mène Québec solidaire ne se terminera pas le jour de l’indépendance, que la constitution sera élaborée démocratiquement et pourra donc être plus ou moins à gauche, au centre ou à droite, on ne peut pas déduire logiquement que le combat pour l’émancipation sociale ne pourra « commencer pour vrai » uniquement après avoir obtenu l’indépendance. S’il est vrai que « ce n'est qu'en étant politiquement indépendants, en contrôlant l'ensemble de nos lois, de nos impôts et de nos traités, que nous aurons les coudées franches pour faire du Québec de demain le reflet de ce que souhaite sa population », il n’en découle pas que le gouvernement provincial aujourd’hui n’a aucune marge de manœuvre pour favoriser ou non le passage à un « Québec inc. » et un État pétrolier. Au contraire, les gouvernements souverainistes ont largement contribué à la diffusion de l’idéologie néolibérale et à la négociation active notre dépendance économique au nom d’un intérêt général qui favorisait en fait les classes dominantes.

Tout se passe comme si l’indépendance, politique ou économique, était une affaire de tout ou rien ; non pas une différence de degré, mais un saut ontologique, comme si nous pouvions être soit totalement opprimés et sans marge d’action (aujourd’hui), soit totalement libres de faire ce que nous voulons. Cette idée repose sur une mauvaise conception de la liberté politique, et sur une faible compréhension du fonctionnement des institutions, des forces sociales et économiques, bref des rapports de pouvoir qui sont à l’œuvre constamment à chaque moment de l’histoire. C’est pourquoi nous ne pouvons excuser notre présent gouvernement de faire des mauvais choix concernant l’austérité, le nationalisme conservateur et l’exploitation pétrolière parce que nous ne sommes pas encore 100% indépendants politiquement.

Un projet national vraiment rassembleur ?

La conception de l’indépendance comme processus permet d’écarter la fausse opposition entre « projet national rassembleur » et « projet de classe diviseur ». Il est clair qu’il faut rallier une majorité de la population et unir le plus grand nombre de groupes sociaux pour obtenir un pays. Or, pourquoi ne pas essayer justement de construire un mouvement populaire d’opposition à l’élite économico-politique qui ne veut aucun changement dans l’ordre des choses ? Si plusieurs aiment souligner que des hommes d’affaires comme Pierre-Karl Péladeau peuvent être souverainistes, ce qui n’est pas incohérent en soi, est-ce qu’une majorité d’entre eux ont intérêt à appuyer l’indépendance du Québec ? Par ailleurs, que doit-on entendre par « milieu des affaires » ?

Bien que plusieurs soulignent que l’économie québécoise est principalement composée de PME, ce ne sont pas elles qui dirigent la finance, le grand capital et l’orientation générale des investissements, la production, la consommation et la distribution et de biens et services au Québec. Une analyse de classes plus fine permet de discerner une division entre les petits entrepreneurs et l’élite économique, même si les deux peuvent être idéologiquement « à droite ». Les premiers ont sans doute intérêt à faire l’indépendance, contrairement aux seconds. À ce titre, il faut relire la Lettre aux indépendantistes d’Amir Khadir :

« Le patronat québécois a été historiquement l’adversaire le plus farouche et le plus efficace de la souveraineté économique et politique du Québec. Nombre d’indépendantistes persistent cependant à entretenir l’espoir qu’une partie de l’élite économique donnera à nouveau un jour, comme en 1995, son feu vert à ceux qui comme la direction du PQ attendent son autorisation avant de solliciter le peuple au rendez-vous avec son avenir. Force est de constater que les choses ont bien changé. Le segment nationaliste formé par certains barons du Québec Inc. tend à être de plus en plus ténu et isolé. Au cours des 15 dernières années, l’élite économique dominante du Québec a été si bien intégrée à celles de Bay Street et de Wall Street, qu’elle en épouse tous les grands desseins politiques. Il n’y a à mon avis aucune convergence possible entre cette élite et le projet indépendantiste. »
Le but n’est donc pas de faire une alliance avec la grande bourgeoisie canadienne et américaine qui contrôle l’économie québécoise, ni même avec le patronat québécois qui représente notre bourgeoisie nationale, mais de créer une coalition entre les travailleurs, précaires, étudiantes, paysans, classes moyennes, petits entrepreneurs, c’est-à-dire une majorité sociale contre le 1% pour résumer simplement. Ce qu’il nous faut, c’est une sorte de populisme de gauche et indépendantiste, qu’il faut opposer au populisme conservateur, identitaire et autonomiste que le Parti québécois est en train de créer de paire avec les élites économiques.

La collaboration de classes

Cela nous amène à déconstruire un autre mythe, celui d’une nécessaire « collaboration de classes » étant donné l’ordre « naturel » du système économique, afin de domestiquer le capitalisme pour servir le projet national. Il faut reprendre à ce titre une citation de Sol Zanetti : « Le milieu des affaires au Québec est constitué principalement de PME et les entrepreneurs québécois auront un grand rôle à jouer dans la construction du Québec. Ce sont eux qui, en collaboration avec l'État, développeront l'économie durable vers laquelle nous devons cheminer pour survivre au XXIe siècle. À moins de vouloir étatiser l'ensemble de l'économie, nous devons nous en faire des alliés, dans la mesure du possible, et les inciter à agir avec nous dans l'intérêt supérieur de la nation québécoise. »

Le sophisme consiste à créer un faux dilemme entre une économie mixte (État et régulation du marché) et une économie socialiste centralement planifiée, comme si elles représentaient les deux seules alternatives au néolibéralisme (libre marché). Le modèle coopératif, l’économie plurielle, le socialisme démocratique et décentralisé et la planification démocratique de l’économie sont ainsi des options évacuées du champ des possibles. Évidemment le nationalisme social-démocrate considère souvent qu’il n’y a pas d’autre façon de s’opposer au fédéralisme libéral ; mais il serait intéressant de dépasser cette dichotomie afin de libérer notre imagination économique, politique et stratégique.

Le projet nationaliste consiste à mettre en parenthèses les intérêts particuliers (individuels ou de groupes sociaux) pour se concentrer sur  l’« objectif commun » de la Nation. Il faut certes créer une grande solidarité entre diverses forces sociales pour réaliser l’indépendance, mais il est absolument essentiel d’identifier les groupes susceptibles d’amener le changement et d’adhérer au projet. On ne peut simplement appeler à une grande union magique entre l’élite et le peuple, du moins sans avoir recours à l’idéologie, la manipulation, l’invisibilisation des rapports de domination et un « partenariat » qui ne fera que consolider l’intérêt des groupes privilégiés. S’il faut mettre un terme à l’oppression du peuple québécois et lui donner les moyens de se libérer, il faut reconnaître que celui-ci est dominé non seulement par l’État fédéral, mais par l’impérialisme américain, les multinationales et l’élite politico-économique nationale qui ne représentent en rien « le bien commun ».

Une révolution par le bas

Il ne s’agit pas ici de récuser tout modèle de « révolution démocratique-bourgeoise » et de prôner une « révolution économique » qui mettrait un terme au système capitaliste. Il s’agit plutôt de montrer que le combat pour l’indépendance et la « lutte des classes » ne doivent pas être réduites l’une à l’autre, ni être complètement séparées, mais qu’elles doivent être articulées dans leurs différences et leur synergie. De plus, il faut reconnaître que l’accession à l’indépendance politique du Québec ne sera pas une petite réforme en douceur, mais une véritable révolution politique qui amènera un grand changement social, d’une manière ou d’une autre. On peut certes s’inspirer des modèles de la révolution américaine ou française, mais il faudrait également regarder du côté des luttes de décolonisation, de libération nationale en Amérique latine, ou encore vers la Catalogne où tout ne se joue pas simplement via le un mode de scrutin proportionnel, mais dans la rue.

Ainsi, c’est par les luttes citoyennes, syndicales, étudiantes ou écologistes, contre les injustices sociales, économiques, politiques et environnementales, que le peuple prend conscience de l’ampleur du combat à mener ; à travers la résistance et l’action, la solidarité et l’adversité, il réalise qu’il n’est pas maître chez lui et que ses propres représentants ne défendent pas ses intérêts, voire qu’ils menacent même ses conditions d’existence et l’avenir des générations futures. C’est pourquoi il absolument essentiel de laisser tomber le souverainisme de concertation pour embrasser un indépendantisme de combat, qui pourra ensuite conscientiser des parties beaucoup plus larges de la population même si cela amène une certaine polarisation par la mise en évidence des antagonismes sociaux.

Il faut envisager l’accession à l’indépendance comme un mouvement social, une véritable lutte de libération nationale, et non comme une affaire que nous pourrions diriger par le haut. Le corollaire pratique de cette perspective est qu’il n’est pas possible de mettre de côté les différents mouvements sociaux au nom du grand projet national rassembleur, car la lutte pour l’indépendance représente un des mouvements sociaux, et non le seul. Il doit donc s’articuler aux autres causes et arrêter de réclamer sa suprématie, comme le marxisme et le souverainisme des années 1970 qui ont souvent considérer le féminisme comme un mouvement secondaire qui viendrait seulement après la révolution sociale ou l’indépendance, selon l’idéologie.

Pour terminer, il est intéressant d’amener la critique de Rosa Luxemburg à l’endroit de la social-démocratie allemande de son époque en faisant un parallèle avec la question nationale au Québec, le souverainisme officiel versant toujours plus dans la bureaucratisation et l’arrivisme. Ce phénomène n’est pas seulement le fait du Parti québécois (bien qu’il en soit responsable en bonne partie), mais de la vision du monde qui sous-tend une indépendance dirigée par des politiciens professionnels, les urnes et l’art de gouverner. Il s’agit de dégager des pistes de recherche pour élaborer une stratégie indépendantiste par le bas, menée sous la forme d’un combat de libération populaire. « Les erreurs commises par un mouvement [de libération] vraiment révolutionnaire sont historiquement infiniment plus fécondes et plus précieuses que l’infaillibilité du meilleur comité central ».




[1]http://quebec.huffingtonpost.ca/sol-zanetti/pourquoi-les-independantistes-ne-votent-ils-pas-tous-pour-le-meme-parti_b_4747747.html
http://quebec.huffingtonpost.ca/sol-zanetti/pourquoi-les-independantistes-ne-votent-ils-pas-tous-pour-le-meme-parti_b_4791899.html

lundi 30 décembre 2013

Pourquoi défend-on le système ?


Les réunions de famille du temps des fêtes sont parfois des moments délicats pour plusieurs d’entre nous, surtout lorsque vient le temps de discuter de grands enjeux de société qui amènent la confrontation d'idées et des débats parfois houleux. Si ce n’est très grave dans le cas d’un simple échange d’opinions, cela devient particulièrement sensible quand des personnes très politisées doivent justifier leurs idées « marginales » devant des proches qui défendent systématiquement l’ordre existant. Si la gauche a souvent tendance à expliquer la défense du statu quo par les mécanismes de l’idéologie, l’influence des médias, l’ignorance des faits ou les erreurs de raisonnement, elle néglige souvent le rôle des mécanismes psychologiques dans la justification du système.


Cela ne veut pas dire que l’ordre social se maintient essentiellement par les croyances fausses des individus qui, prenant soudainement conscience de la réalité sociale, seraient spontanément portés à la transformer ; les discours et les visions du monde sont produits par une série de facteurs sociaux, organisationnels, culturels et médiatiques qui ne se réduisent pas à la psychologie. Néanmoins, il importe d’interroger les conditions subjectives d’une défense active des normes dominantes, qui ne sont pas seulement portées passivement par des individus, que ce soit par le biais de la coercition ou du consentement. C’est pourquoi il est primordial d’analyser les processus de légitimation et de dé-légitimation des relations sociales par une étude interdisciplinaire (sociologie, psychologie, philosophie, sciences politiques, etc.), afin de construire une véritable critique des rouages de l’idéologie et les perspectives d’une émancipation.

À ce titre, la Théorie de la justification du système (TJS)[1] représente une synthèse conceptuelle intéressante dans le champ de la psychologie sociale et politique, qui étudie les mécanismes cognitifs, affectifs, symboliques, comportementaux à la base des distinctions de race, genre, classe et d’autres catégorisations accompagnant généralement les inégalités sociales. Selon cette théorie, les individus ont une motivation à défendre et justifier le statu quo, c’est-à-dire à considérer les normes sociales, économiques et politiques dominantes comme étant bonnes, légitimes et désirables, même si cela est souvent désavantageux pour eux ou leur groupe. Comment expliquer un tel paradoxe ?

En fait, les individus ont non seulement tendance à porter des attitudes positives envers eux-mêmes (estime personnelle, justification de soi) ou leur groupe (identité sociale, justification du groupe), mais aussi à avoir un jugement favorable de l’ordre social dominant (justification du système). Dans certains cas, les motivations relatives au système surpassent les deux autres types de motifs, ce qui amène un favoritisme du groupe privilégié et l’acceptation de l’infériorité de certains groupes ayant un faible statut au sein des hiérarchies prévalentes. La conséquence évidente de cette théorie est que les arrangements sociaux, économiques et politiques actuels sont préférés et les alternatives dénigrées, amenant ainsi la perpétuation des inégalités.

Les influences théoriques de la TJS sont nombreuses et permettent une compréhension complexe des processus de reproduction sociale, combinant les forces interprétatives des diverses perspectives en prolongeant leurs hypothèses à l’échelle du système. Par exemple, la notion de dissonance cognitive souligne que les individus doivent maintenir une cohérence cognitive, c’est-à-dire réduire les contradictions dans leur système de croyances via la rationalisation, afin de garder une image positive d’eux-mêmes. La TJS ajoute que les individus doivent justifier le système social pour préserver une image positive de celui-ci, ce qui pourrait néanmoins occasionner d’autres dissonances et conflits psychologiques chez ceux-ci[2].

Par ailleurs, la théorie de l’identité sociale montre que lorsque des individus sont confrontés à des conflits intergroupes qui menacent l’identité de leur groupe social, ils auront tendances à justifier les stéréotypes et la discrimination des groupes extérieurs pour maintenir une image positive de leur identité sociale. Le rôle des accommodements raisonnables et la situation de minorité nationale du peuple québécois dans le débat sur la Charte des valeurs québécoises expliquent ainsi la montée des préjugés à l’endroit de certains groupes religieux dans ce type d’enjeux identitaires. Cependant, la TJS montre que cette explication du favoritisme intragroupe (ingroup favoritism) néglige les cas de « favoritisme des groupes extérieurs (outgroup favoritism) présents à l’intérieur des groupes défavorisés, qui ont parfois une meilleure image des groupes dominants (élite économique) que le groupe auquel ils appartiennent (classes populaires).

La théorie de la dominance sociale postule pour sa part que les personnes auront tendance à supporter les hiérarchies entre groupes pour maintenir une image positive de leur groupe d’appartenance, que ce soit par des mythes de légitimation, une discrimination institutionnelle ou des comportements asymétriques[3]. La TJS s’inspire également de cette perspective tout en replaçant l’analyse des justifications de l’échelle des groupes à celle du système. Ce recadrage permet également de reprendre la « croyance en un monde juste », partagée par plusieurs personnes qui considèrent que l’ordre social est globalement équitable, les résultats des comportements individuels étant généralement mérités. Si cette croyance paraît fondée sur l’idée que les individus ont un contrôle personnel de leurs actions (libre arbitre), la TJS montre que plusieurs processus amènent ceux-ci à considérer le statu quo comme bon et légitime. Le phénomène de « fausse conscience », employé par les théories marxistes pour décrire comment les idéologies dominantes permettent de préserver le système économique, peut ainsi représenter un autre facteur expliquant « pourquoi les pauvres votent à droite ».

Cette présentation sommaire de divers concepts de psychologie sociale vise à mieux cerner pourquoi les personnes sont motivées à justifier le statu quo et considérer le monde existant comme étant stable et désirable. De quelle manière cette rationalisation du système survient-elle ? Premièrement, les individus seront portés à rendre leurs préférences compatibles avec le statu quo. Ainsi, dans les situations où l’ordre social n’est pas encore établi ou lorsque certains aspects demeurent encore inconnus, les événements les plus probables seront jugés comme plus désirables que des résultats qui ont moins de chances de se produire. Par exemple, dans le contexte de la crise étudiante de 2012 où l’hégémonie néolibérale fut contestée, plusieurs personnes considéraient le gel des frais de scolarité plus désirable que la gratuité scolaire seulement du fait que la première représentait un dénouement plus probable que la seconde, la gratuité étant beaucoup moins compatible avec l’idéologie dominante.

Deuxièmement, lorsque les individus perçoivent que le système social est menacé, ils auront tendance à utiliser des stéréotypes et à évaluer les groupes différemment en fonction de leur statut afin de donner une apparence d’équité au statu quo. Par exemple, les individus privilégiés auront des préjugés favorables vis-à-vis leur groupe et emploieront des stéréotypes négatifs pour les groupes défavorisés. De leur côté, les individus avec un statut social inférieur auront des stéréotypes moins favorables à l’endroit de leur groupe, tout en préservant des préjugés positifs envers les groupes mieux nantis. Cette asymétrie entre les groupes dominants et dominés peut être caractérisée par le phénomène de « favoritisme externe » ; contrairement à l’hypothèse selon laquelle l’individu préférera systématiquement son groupe d’appartenance aux autres (favoritisme interne lié à l’identité sociale), il est également possible de considérer les groupes dominants de manière plus positive que le nôtre. Les membres des groupes subalternes auront donc tendance à internaliser les inégalités en considérant que l’ordre social est juste et légitime.

Le favoritisme interne et externe est relié différemment à la justification du système en fonction de la position sociale des individus. Par exemple, la défense de l’ordre économique capitaliste ira de pair avec le favoritisme interne dans le cas des individus riches, mais amènera un favoritisme externe pour les plus pauvres. Cette relation positive ou négative envers sa propre classe sociale permet d’éclairer le conservatisme, généralement associé à une résistance au changement et à la préservation de la tradition (ensemble de normes sociales, politiques, économiques et culturelles dominantes). Des études ont montré que plus les individus privilégiés sont conservateurs, plus ils manifestent un favoritisme pour leur groupe ; inversement, plus les individus défavorisés sont conservateurs, plus ils privilégient les groupes dominants et ont une image négative de leur groupe[4].

Cette différence peut également être expliquée par l’entrelacement des motivations liées à l’ego, au groupe et au système. Comme il a été mentionné précédemment, les individus sont enclins à préserver une image positive d’eux-mêmes (estime de soi) et de leur groupe (identité sociale), tout en croyant que le monde actuel est juste et bon. Pour les membres des groupes privilégiés, ces trois motivations sont congruentes. En effet, leur besoin de croire que le système est bon n’entre pas en contradiction avec leur situation sociale, car ceux-ci profitent directement du système en place. Les individus avantagés auront donc une bonne estime personnelle, une forte identité de classe et n’auront pas de difficulté à croire que le statu quo est légitime. Des études montrent que la justification du système permet aux individus avec un statut social élevé de diminuer l’ambivalence vis-à-vis leur groupe, augmenter la confiance en eux, et même réduire les risques de dépression et de névrose[5].

Il en va tout autrement pour les groupes défavorisés, car les motivations liées à l’ego et au groupe social entrent en contradiction avec la défense du système. Cela amène alors des conflits et des attitudes mixtes et ambivalentes au sein de ces groupes qui ne bénéficient pas du statu quo et des inégalités qui les affectent. Cela explique pourquoi la rationalisation du système chez les membres des groupes subalternes augmente l’ambivalence vis-à-vis leur groupe, diminue leur estime personnelle, et augmente les niveaux de dépression de problèmes psychologiques. À l’inverse, lorsque les individus défavorisés ont une faible confiance en soi et une image négative de leur identité sociale à cause de leur sentiment d’impuissance, ils auront tendance à justifier le statu quo[6].

Cette contradiction psychologique entre différentes motivations, également nommée dissonance cognitive, représente une situation inconfortable pour les individus. Les membres des groupes désavantagés seront ainsi enclins à réduire cette dissonance en justifiant les inégalités existantes. Comme ils ont besoin de croire que le système est juste mais qu’ils seront souvent confrontés à des faits qui contredisent cette croyance, ils donneront davantage de justifications pour assurer la légitimité du statu quo. Cette situation est très différente chez les individus privilégiés, qui par définition bénéficient du système et seront moins exposées aux contradictions sociales ; ils auront moins l’occasion de devoir justifier le statu quo qui leur est spontanément plus favorable. Le contraste est saisissant, surtout si on considère que les groupes défavorisés feront davantage l’épreuve des injustices et de la dissonance cognitive dans leur vie quotidienne. D’où le paradoxe suivant : dans les sociétés très inégalitaires, les groupes dominés seront enclins à défendre le système plus ardemment que les groupes dominants. Ils donneront des justifications plus intenses et des rationalisations toujours plus absurdes pour légitimer un ordre social qui leur est structurellement défavorable. La théorie de la justification du système permet ainsi d’élucider un facteur psychosocial contribuant à l’émergence des radio-poubelles.

Enfin, les contradictions sociales augmentant le besoin de justification du système devant les menaces, réelles ou perçues, au statu quo, celles-ci favorisent l’émergence de stéréotypes négatifs des groupes susceptibles de déranger le statu quo. Le racisme, le sexisme, l’homophobie, les préjugés à l’endroit des étudiants, assistés sociaux ou musulmans, trouvent un terreau fertile au sein des couches populaires et des classes moyennes précarisées par l’endettement, la baisse du pouvoir d’achat et la détérioration des infrastructures, des institutions, de l’État-providence, etc. Dans cette situation de « panne globale », les inégalités n’auront pas tendance à être dénoncées, mais à être systématiquement justifiées par l’idéologie dominante. Mêmes les couches défavorisées résisteront au changement, aux politiques sociales, à des mesures qui permettraient de mieux redistribuer la richesse et d’assurer davantage d’égalité[7]. Le défi est grand pour les partis de gauche, qui doivent non seulement combattre l’arrogance et le mépris des groupes dominants, mais surtout l’incrédulité et la dissonance cognitive des pauvres, des classes moyennes et des exclus largement désavantagés par un système qui ne les sert plus.

Remettre en question le statu quo n’est jamais évident, et trouver la puissance d’agir afin de dépasser le besoin de justifier un ordre injuste doit devenir une priorité. Si la rationalisation du système tend à diminuer la frustration, la colère et l’indignation morale, les récentes révoltes qui fleurissent un peu partout dans le monde depuis 2011 (Printemps arabe, mouvement des Indignés, Occupy Wall Street, crise étudiante de 2012, insurrections au Brésil, en Turquie, en Ukraine, etc.) sont un bon signe pour l’avenir de l’humanité. L’hégémonie de l’oligarchie craque, le favoritisme externe des groupes dominés fait maintenant place à de nouvelles solidarités, la confiance revient, la critique s’approfondit, les alternatives reviennent à l’ordre du jour, l’horizon s’ouvre.


[1] John T. Jost, The Psychology of Legitimacy: Emerging Perspectives on Ideology, Justice, and Intergroup Relations, Cambridge, Cambridge University Press, 2001.
[2] Jost, John T.; Orsolya Hunyady (2002). « The psychology of system justification and the palliative function of ideology ». European Review of Social Psychology, vol. 13, p. 111–153
[3] Sidanius, Jim; Felicia Pratto, Colette Van Laar, Shana Levin (2004). « Social Dominance Theory: Its Agenda and Method ». Political Psychology, vol. 25, no. 6, p. 845–880.
[4] Jost, John T., Mahzarin R. Banaji, Brain A. Nosek (2004). « A Decade of System Justification Theory: Accumulated Evidence of Conscious and Unconscious Bolstering of the Status Quo ». International Society of Political Psychology, vol. 25, no. 6, p.881–919
[5] Ibid.
[6] Jost, John; Diana Burgess (2000). « Attitudinal Ambivalence and the Conflict between Group and System Justification Motives in Low Status Groups ». Personality and Social Psychology Bulletin vol. 26, no. 3, p. 293–305
[7] Wakslak, Cheryl; John T. Jost, Tom R. Tyler, Emmeline S. Chen (2007). « Moral Outrage Mediates the Dampening Effect of System Justification on Support for Redistributive Social Policies ». Psychological Science, vol. 18, no. 3, p. 267–274

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