vendredi 26 avril 2013

L’émergence du Front nationaliste conservateur québécois


Préambule

Ce texte, beaucoup trop long pour un billet de blog, forme l’ébauche de ce qui pourrait devenir un projet de livre sur la crise sociale du Québec. En prenant pour fil conducteur l’évolution de l’État-providence et la trajectoire vacillante du Parti québécois au sein des transformations du capitalisme avancé, cette analyse politique cherche à mettre en garde contre l’important virage à droite des principaux partis québécois. Mais l’interprétation de ce tournant idéologique ne doit pas être limitée à une critique superficielle du « néolibéralisme », dont l’alternative serait la restauration du « modèle québécois » comme régime consensuel de centre-gauche. Ce fameux modèle est en panne depuis les trente dernières années, et n’existe qu’à l’état de mort-vivant aujourd’hui. La quasi-totalité des partis politiques, à l’exception de Québec solidaire, endossent les présupposés du néolibéralisme de manière plus ou moins implicite, et n’offrent pas de solution réelle à la crise économique, politique, culturelle et écologique qui continuera d’affliger notre société.

Le récent virage à droite du Parti québécois ne relève donc pas du libéralisme économique (qu’il soutient depuis l’échec du premier référendum), mais du conservatisme socioculturel. Voilà l’angle mort de la critique habituelle des mouvements progressistes et souverainistes, qui considèrent à tort que le problème essentiel du principal parti de la Révolution tranquille serait d’insister trop sur le libre-échange et de ne pas être assez faire la promotion de la souveraineté. Bien que ces deux constats soient valides, ils sont en fait la manifestation d’une mutation plus profonde du Parti québécois : l’abandon définitif du projet de société lié à l’émergence de l’État-providence par la réaffirmation du nationalisme conservateur comme réponse à la crise identitaire québécoise.

De plus, la popularité croissante des discours conservateurs comme le nationalisme identitaire et l’idéologie libertarienne reconfigurent rapidement le paysage hégémonique de l’espace public. L'exposé n'offrira pas une simple description du néo-conservatisme québécois, mais cherchera plutôt à expliquer sa genèse à partir d’une perspective gramscienne, combinant de manière dynamique une analyse de la structure de classes à l’intérieur d’un processus historique dans lequel les intellectuels jouent un rôle de premier plan. La principale thèse défendue peut être résumée comme suit : le nationalisme conservateur et la pensée libertarienne représentent deux idéologies formellement distinctes, mais organiquement reliées dans un processus contre-révolutionnaire cherchant à mettre fin au cycle historique de la Révolution tranquille.

Sur le plan de la scène politique, le Parti québécois et la Coalition avenir Québec, bien que distincts actuellement en tant que partis, forment une unité objective en devenir. Son foyer de convergence se manifeste par la formation d’un nouveau bloc social qu’il s’agit maintenant d’analyser afin de mieux le contrer sur le plan pratique. Si la première partie de cette enquête se veut d’abord une critique du front nationaliste conservateur émergent, la deuxième partie élaborera une stratégie politique ayant pour centre l’hégémonie de la gauche sur la question nationale, afin de créer un nouveau front populaire capable de renverser l’ordre économico-politique établi dans une perspective d’émancipation sociale et nationale. Seule cette alternative permettrait de relancer, par un acte de rupture, le processus amorcé par la Révolution tranquille.

La prospective

Cet article représente une tentative de prospective politique québécoise. Il ne s’agit pas de prévoir l’avenir à la manière d’un prophète ou d’un futurologue, mais de concevoir des scénarios d’évolution des configurations politiques en fonction d’une approche globale et d’une analyse des tendances lourdes de l’histoire en cours. Le but de cette démarche consiste à replacer l’analyse de conjoncture politique dans le temps long en articulant 1) un bilan historique ; 2) l’explicitation de forces émergentes ; 3) leur prolongation imaginative au cours des prochaines années. Le cadre théorique utilisé dans cette prospective politique ne s’appuie pas sur une approche mécanistique ou positiviste, mais sur une perspective historico-compréhensive liée à l’analyse générale du capitalisme. Matérialisme historique et critique discursive seront donc les principaux leviers permettant de réunir des fragments d’observations dans un tout cohérent.

La prospective, pour être efficace, doit être à la fois humble et audacieuse. Elle doit d’abord reconnaître son caractère incertain, expérimental et inachevé ; elle constitue des hypothèses de recherches devant être corroborées par des faits ou corrigées le cas échéant, dans un processus d’auto-correction permanent. Ensuite, elle doit laisser place à l’intuition et l’exagération. L’intuition relève moins du sentiment subjectif approximatif que d’une certaine attention portée sur les événements, d’une perspicacité permettant d’amener des pistes devant être approfondies par la logique et la recherche empirique. Enfin, l’exagération consiste à grossir certains traits de la réalité afin de déceler des tendances encore imperceptibles. L’exagération représente ainsi une méthode possédant une valeur épistémologique, à la manière du philosophe Günther Anders :

« Les exposés qui vont suivre, du moins certains d’entre eux, donneront une impression d’« exagération ». Et cela pour la simple raison que ce sont effectivement des exagérations. Je donne naturellement à ce terme, puisque je le conserve malgré tout, un sens différent de son sens habituel : un sens heuristique. Qu’est-ce que cela signifie ? Qu’il y a des phénomènes qu’il est impossible d’aborder sans les intensifier ni les grossir, des phénomènes qui, échappant à l’œil nu, nous placent devant l’alternative suivante : « ou l’exagération, ou le renoncement à la connaissance ». La microscopie et la télescopie en sont les exemples les plus immédiats, qui cherchent à atteindre la vérité au moyen d’une image amplifiée. » Günther Anders, L’obsolescence de l’homme. Sur l’âme à l’époque de la deuxième révolution industrielle, L’encyclopédie des nuisances, Paris, 2002, p.29

Entre anticipation et répétition de l’histoire

Cette démarche combinant la critique historique, l’analyse matérialiste et l’exagération n’a pas une simple fonction théorique, parce qu’elle vise à guider la pratique via l’élaboration d’une stratégie. Si la stratégie doit se baser sur la compréhension du passé et la prise en compte du contexte actuel, elle doit surtout anticiper les transformations sociales à venir. L’hypothèse de départ de cette recherche repose sur l’idée que nous traversons une époque de fragilisation du statu quo, annonçant ainsi la fin d’une période hégémonique, le retour en force de la coercition, de la bipolarisation, des ruptures révolutionnaires et contre-révolutionnaires. Le processus de mondialisation néolibérale et la croyance en un marché autorégulateur reproduisent une dynamique analogue à celles des années de l’entre-deux-guerres, telle que décrite par Karl Polanyi dans son livre magistral La Grande transformation.

Le retour en force du fascisme et du socialisme, dans certains pays dont la Grèce représente le meilleur exemple, constitue le symptôme d’une crise générale qui affectera plusieurs sociétés dans les deux à dix prochaines années. Cela ne signifie pas que la gauche radicale et l’extrême-droite se tirailleront les haillons du Québec dans un avenir rapproché. Plus précisément, une nouvelle polarisation de l’espace public et politique déclenchée par le dernier printemps érable n’est pas sur le point de se résorber, bien au contraire. L’échec du modèle québécois, représenté par la décomposition de l’État-providence, la crise de confiance démocratique et l’irrésolution de la question nationale, constitue un cocktail explosif pour les mouvements révolutionnaires et conservateurs. De plus, la logique néo-impérialiste de l’État canadien, combinée à la fragilité de l’économie financière et la crise écologique, ajoutent des éléments déclencheurs dont les répercussions sont difficilement prévisibles.

Nous entrons dans une importante phase de transition. Elle ne reproduira pas mécaniquement l’histoire passée, mais risque tout de même d’engendrer certains phénomènes sociopolitiques sensibles aux contextes de crise. « Si l'histoire ne se répète pas, les comportements humains se reproduisent », comme le rappelle Michel Godet.

La métamorphose du Parti québécois

Bien qu’il soit impossible de refaire l’histoire du Parti québécois, nous pouvons constater l’écart important qui sépare le projet de souveraineté-association initié par René Lévesque et la gouvernance souverainiste pilotée par Pauline Marois en 2013. La différence entre ces deux moments historiques n’est pas simplement quantitative, comme si la cause souverainiste avait été diluée par le temps, ou par le manque de volonté de ses dirigeants. Il s’agit avant toute d’une transformation qualitative, car le contenu même de la souveraineté a été modifié par les nouvelles influences économiques et idéologiques de la société civile depuis l’échec du deuxième référendum. Pour comprendre cette métamorphose du Parti québécois, nous ferons appel au bilan critique de Bernard Rioux qui analyse l’évolution de cette formation politique comme un bloc historique réunissant diverses classes sociales.

« Le PQ s’est construit comme un bloc social regroupant des secteurs organisés des masses populaires jusqu’aux classes tenant de l’appareil d’État, lesdites couches technocratiques. Cette coalition s’est mise en place à la fin de l’onde longue expansive du capitalisme 45-75 (les Trente glorieuses) où le modèle d’accumulation fordiste était marqué par un élargissement du pouvoir de consommation des masses et la mise en place d’un État-providence. Au Québec, ce modèle de concertation sociale trouvait son aboutissement utopique dans la souveraineté-association qui condensait tant l’espérance de la consolidation de cet État-providence que celui de l’émancipation nationale. » http://www.lagauche.com/lagauche/spip.php?article3204

L’entrée dans les années 1980 fut pénible pour le Parti québécois : échec du premier référendum, stagnation économique et chômage de masse, répression du Front commun en 1982, beau risque de René Lévesque, affirmationnisme de Pierre-Marc Johnson et putsch de Jacques Parizeau, etc. Malgré tout, l’échec de l’accord du Lac-Meech en 1987 suscita un regain de vitalité pour le projet souverainiste, qui engendra la création du Bloc québécois et la quasi-victoire du Oui en 1995. Mais le traumatisme collectif de ce deuxième échec se soldat par l’entrée en force de la logique néolibérale de Lucien Bouchard, le mythe des « conditions gagnantes », l’imposition du déficit zéro, les lois spéciales contre les syndicats, et le long règne de Jean Charest qui dura de 2003 à 2012.

« Ce projet de la souveraineté péquiste a été porté par un bloc interclassiste dominé par la petite bourgeoisie québécoise cherchant à rallier une partie des classes populaires. Aujourd’hui, le néolibéralisme domine le discours et la pratique de la bourgeoisie comme de la petite bourgeoisie. Les classes populaires sont attaquées dans leurs acquis et dans leurs droits. La bourgeoisie québécoise dans son ensemble n’a jamais soutenu le programme souverainiste et elle l’affirme de plus en plus ouvertement. Le projet Legault est l’affirmation ouverte de cette orientation. Le projet néolibéral qui traverse le PQ rend son alliance avec les classes ouvrières et populaires de moins en moins possibles. » http://www.lagauche.com/lagauche/spip.php?article3204

Deux nouvelles formations politiques

L’échec historique du Parti québécois est double. Sur le plan social, la publication du Manifeste pour un Québec lucide rédigé par Lucien Bouchard, Joseph Facal, André Pratte et compagnie fit déborder le vase de la gauche ; le retard économique, le fardeau de la dette publique, le déclin démographique et la « menace asiatique » devaient nous résigner au dégel des frais de scolarité, la hausse des tarifs d’électricité pour rembourser la dette, la privatisation et la tarification des services publics, etc. En réponse à cette offensive néolibérale, un nouveau parti politique réunissant l’Union des forces progressistes du Québec et Option citoyenne fut créé. Québec solidaire naquit en 2006, et continue sa montée depuis.

Sur le plan national, la crise du Parti québécois de 2011 fut déclenchée par la ligne de parti concernant la question controversée du financement de l’amphithéâtre Labeaume/Pierre-Karl Péladeau. Cette crise occasionna le départ de Pierre Curzi, Louise Beaudoin et Lisette Lapointe pour des raisons de légitimité démocratique, puis le départ de Jean-Martin Aussant qui saisit l’opportunité pour montrer son désaccord au projet autonomiste de la gouvernance souverainiste de Pauline Marois. La déconfiture du Bloc québécois aux élections fédérales de 2011 marque également l’effondrement du bloc interclassiste sur lequel reposait la stratégie souverainiste. Les classes moyennes et populaires se tournèrent spontanément vers le Nouveau parti démocratique, non pas pour renouer avec le fédéralisme canadien ni à cause du charisme du défunt Jack Layton, mais pour rompre avec l’attentisme souverainiste aboutissant au statu quo. Enfin, la création d’Option nationale en 2011 symbolise l’échec du Parti québécois en matière d’indépendance.

Malgré la faible popularité du Parti québécois jusqu’à la toute fin du règne de Jean Charest, ce parti réussit tout de même à se hisser au pouvoir lors des dernières élections provinciales en surfant sur la vague de mécontentement du précédent gouvernement. Le manque de crédibilité de la Coalition avenir Québec et le vote stratégique auront permis au Parti québécois de récupérer la vague de contestation et la volonté de changement grâce à certaines promesses sociales et environnementales. Évidemment, les personnes qui auront été encore bernées par le mirage social-démocrate de ce parti réalisent maintenant que sa structure organisationnelle ne diffère guère des autres partis de droite, qui n’hésitent pas à collaborer avec les milieux d’affaires au détriment des réformes sociales, économiques et politiques qui amélioreraient les conditions de vie du peuple québécois.

Pour résumer, le virage à droite du Parti québécois et sa stratégie de gouvernance souverainiste sont responsables de la création de Québec solidaire et d’Option nationale. Ces deux formations politiques ne sont pas que des « excroissances » du même parti, qui attendraient passivement de revenir au bercail ou de créer une alliance électorale avec lui. Elles constituent des réponses originales et dynamiques qui tentent de combler l’espace politique délaissé par les élites économiques et politiques québécoises, afin de donner un nouveau souffle au projet d’émancipation sociale et nationale. Ces deux partis sont en phase avec les récentes mobilisations de la jeunesse politisée, la gauche rejoignant surtout les mouvements féministes, écologistes, étudiants et altermondialistes des quinze dernières années, le courant indépendantiste allant chercher de nouvelles recrues chez les militant-es peu expérimentés et les personnes déçues par le Parti québécois.

La genèse du modèle québécois

Il serait superficiel de limiter notre analyse politique à la scène électorale québécoise, d’autant plus que les séismes ressentis à sa surface sont généralement causés par le mouvement lent, mais certain des plaques tectoniques de la structure économique, institutionnelle et culturelle de la société. La principale structure sur laquelle repose la configuration des forces politiques peut être résumée par l’expression du « modèle québécois ». Ce modèle renvoie à la modernisation politique du Québec initiée par la Révolution tranquille, de 1960 à 1966, par le biais de la création d’un État-providence et d’un modèle de gestion néocorporatiste, qui allie la concertation entre l’État, le patronat et les grands syndicats. Le Québec n’a jamais été une réelle « social-démocratie » à la manière des pays scandinaves, bien que son État-providence mélange des traits des régimes social-démocrate et corporatiste selon la typologie de Gosta Esping-Anderson dans The Three Worlds of Welfare Capitalism (1990). http://www.erudit.org/revue/rs/1998/v39/n2-3/057210ar.pdf

L’État-providence québécois n’est pas apparu pas subitement, ex nihilo, par l’élection du gouvernement libéral de Jean Lesage. Sa lente genèse résulte plutôt des multiples pressions de l’industrialisation, l’urbanisation, et l’apparition de nouvelles classes sociales comme les ouvriers urbains, la petite bourgeoisie francophone issue des collèges classiques et des professions libérales. Plus précisément, les premières manifestations de l’État-providence remontent d’abord aux nombreuses réformes sociales du gouvernement progressiste d’Adélard Godbout (1939-1944) : droit de vote des femmes, éducation obligatoire jusqu’à quatorze ans, gratuité scolaire au primaire, code du travail (droit syndical), nationalisation de l’électricité à Montréal par Hydro-Québec, etc.

Cette métamorphose structurelle fut stoppée par le régime de Duplessis, qui tenta de freiner l’entrée du Québec dans la modernité urbaine. Mais l’exode rural, l’émergence des classes moyennes, l’apparition de la télévision, la création d’un espace public au sens harbermassien (ex : la revue Cité libre), la montée du syndicalisme et les nombreuses transformations sociales, culturelles et artistiques dans les années d’Après-guerre auront eu raison du patronage, du conservatisme et de la collusion entre les élites politiques, économiques et religieuses du régime Duplessis.

La Révolution tranquille peut être décrite comme la poursuite de l’État-providence qui avait été amorcé durant la Seconde Guerre mondiale et retardée par l’obstination d’une « superstructure féodale », avant que celle-ci succombe aux pressions du capitalisme et de ses classes sociales montantes. Il s’agit en quelque sorte d’une révolution démocratique bourgeoise au sens de Marx, mais syncopée par la contre-révolution duplessiste. La phase 1960-1966 correspond au processus de modernisation politique proprement dit, avec la création de nouvelles institutions publiques comme la Société générale de financement, la Régie des rentes du Québec, la Caisse de dépôt et placement du Québec, puis l’achèvement de la nationalisation de l’électricité dans l’ensemble de la province.

L’établissement du réseau des cégeps et des universités du Québec, la Régie de l’assurance maladie, la Charte de la langue française, l’assurance automobile, la Commission de la santé et la sécurité du travail, représentent toutes des réformes sociales qui n’ont fait que prolonger l’élan initial de la Révolution tranquille. « À chaque époque, en effet, la constitution légale est un simple produit de la révolution. Si la révolution est l’acte de création politique de l’histoire de classe, la législation n’est que l’expression, sur le plan politique, de l’existence végétative et continue de la société. Le travail légal de réformes ne possède aucune autre forme motrice propre, indépendante de la révolution ; il ne s’accomplit dans chaque période historique que dans la direction que lui a donné l’impulsion de la dernière révolution, et aussi longtemps que cette impulsion continue à se faire sentir ou, pour parler concrètement, seulement dans le cadre de la forme sociale créée par la dernière révolution. Nous sommes là au cœur du problème. »

La crise du modèle de l’État-providence

L’arrêt du mouvement de la Révolution tranquille est causé par la dislocation du projet social et de la lutte d’émancipation nationale après le mur référendaire de 1980. La série de crises de cette décennie, tant au niveau économique, social que politique, freina la vague de réformes et la construction de l’État-providence pour laisser place aux partenariats public-privé, au libre-échange et à la morosité morale, culturelle et intellectuelle bien entrevue dans le film Le déclin de l’empire américain de Denys Arcand en 1986. Malgré le sursaut souverainiste engendré par l’échec de l’accord du Lac-Meech, la conjonction de la stagnation économique, l’État-providence en panne et le nationalisme libre-échangiste du Parti québécois ne parvinrent pas à relancer le projet de la Révolution tranquille.

L’exemple le plus criant de la crise du modèle québécois fut la création de l’Action démocratique du Québec en 1994. Le but explicite de cette formation politique était de « réformer » le modèle québécois en réduisant la taille de l’État social et en donnant une plus grande liberté de choix aux individus. L’ADQ était simultanément nationaliste et autonomiste, c’est-à-dire qu’elle préconisait le rapatriement de plusieurs pouvoirs à l’Assemblée nationale tout en misant sur la relance économique basée sur le principe d’accumulation privée. Si Mario Dumont appuya la campagne du Oui en 1995, le traumatisme du deuxième échec référendaire remit la résolution de la question nationale aux calendes grecques, de manière analogue au Parti québécois de Lucien Bouchard.

À partir de ce moment, le principal objectif n’était plus de faire la souveraineté pour relancer et compléter le projet de société amorcé par la Révolution tranquille, mais de démanteler l’État-providence tenu pour responsable de la stagnation nationale. L’idée des « conditions gagnantes » et la monomanie de « la croissance économique d’abord, le référendum ensuite », doivent être comprises dans ce cadre hégémonique. L’ADQ comme le PQ offraient pour ainsi dire le même projet de société, c’est-à-dire la révolution culturelle du néolibéralisme par la mise entre parenthèses de la souveraineté. Le populisme de droite n’est donc pas antinationaliste ; il est précisément nationaliste parce qu’il répond à la crise du modèle québécois par le rejet du « mythe » du progrès social qui lui est associé. La crise de l’État-providence, sur lequel est fondé l’ensemble la structure institutionnelle de la société québécoise, amène donc une crise d’identité collective. Pour le nationalisme identitaire, celle-ci ne pourra être résorbée que par le double mouvement de l’abandon de la justice sociale et de la réaffirmation de l’identité nationale. Ainsi doit se comprendre l’émergence d’une vague nationaliste conservatrice, basée sur l’obsession de l’identité, l’accumulation et la relégation de la redistribution.

(Partie 1 de 4)

samedi 20 avril 2013

Convergence nationale ou indépendance populaire ?


Dans le prélude de la Révolution tranquille, identité sociale et nationale coïncidaient. Tant les classes paysannes et ouvrières canadiennes-françaises que la petite bourgeoisie francophone montante s’opposaient « objectivement » à la grande bourgeoise commerciale anglophone. D’où l’appel initial de l’indépendantisme comme lutte de libération sociale et nationale dans les années 1960 et 1970. Or, la modernisation du Québec, l’hégémonie de la bourgeoisie nationale et l’amélioration substantielle du niveau de vie par la société de consommation et l’État-providence auront eu raison de cette quête d’émancipation. Du projet initial de rupture, il ne reste qu’une volonté étatique séparée de tout contenu social et populaire. Le peuple québécois s’est effacé derrière l’État technocratique qu’il aura pourtant contribué à faire naître. Entre un État provincial et un État souverain, il n’y a plus qu’une différence symbolique, le réceptacle d’une identité nationale vide, d'une idée payante ou d’une fierté tautologique.

La grande désolidarisation, réagissant aux « excès » de la Révolution tranquille, amena les classes moyennes dans le confort et l’indifférence, la répression autoritaire ou la récupération concertationniste des syndicats, et la relégation des classes populaires aux oubliettes de l’Histoire. Seule une masse d’individus s’identifiant « subjectivement » comme québécois pouvaient encore se reconnaître dans le projet de souveraineté-partenariat, qui consolide en fait les intérêts de la bourgeoisie nationale et canadienne. D’où le cul-de-sac historique du nationalisme et de sa stratégie privilégiée, le souverainisme. La reconstitution du projet d’émancipation nationale ne peut pas être la simple prolongation du nationalisme classique, un renforcement de la stratégie souverainiste basée sur le mythe de l’indépendance sans la gauche. Seule la gauche peut sauver l’indépendance, mais seule l’indépendance peut réaliser la transformation de la société.

La stratégie indépendantiste suppose un combat, une lutte au même titre que les multiples autres luttes contre la domination, qu’elle soit économique, politique, écologique, sexuelle ou nationale. L’indépendance ne sera donc pas le fruit d’une convergence nationale, un rassemblement de partis masquant les intérêts de la bourgeoisie québécoise, mais le résultat d’une convergence populaire des luttes sociales réunies dans un projet global d’émancipation, nécessairement multi-dimensionnel. L’indépendance constitue un nationalisme contre-hégémonique, dirigé contre les élites économiques et politiques responsables de l’austérité, la destruction de l’environnement et la dépossession de nos milieux de vie. Au slogan « le pays avant les partis » qui souhaite réunir les partis souverainistes sous le chapeau nationaliste, il faut opposer l'idée « le peuple avant le pays », qui fonde l'indépendance sur la mobilisation populaire.

La convergence entre l'identité sociale et nationale n’est pas déjà là, l’identité québécoise elle-même n’est pas donnée ; il faut la construire. Cette recomposition, bien qu’elle soit en partie symbolique et formée par le discours, doit d’abord émerger du vécu, de la vie elle-même, c’est-à-dire de l’action. L’indépendance n’est pas une notion qui s’enseigne, un projet qu’il s’agirait de propager par des campagnes marketing simplistes faites pour rassurer, susciter la confiance envers les élites et raviver la petite fierté qui sommeille en nous. L’indépendance ne vient pas d’une grande famille souverainiste, ni de l’apologie morose du consensus. Elle naît d’abord de la conscience d’un rapport de subordination, d’une expérience intime de l’oppression. L’indépendance est fondamentalement une quête de liberté, qui ne peut être réduite à la fibre identitaire et à la logique comptable. Elle naît d’un écart entre les conditions matérielles de la vie quotidienne, et l’espoir d’un monde libre, égalitaire et juste. Le désir d'émancipation par la transformation des rapports sociaux est donc l’essence même de l’indépendance, d’où jaillira ensuite, dans un second temps, le sentiment d’appartenance et de solidarité, puis la volonté consciente de se réapproprier collectivement nos outils politiques et économiques.

C’est pourquoi ce n’est pas l’identité québécoise ou la convergence nationale qu’il faut chercher, mais l’unité populaire des multiples luttes démocratiques qui se reconnaîtront mutuellement dans leurs différences et leurs similarités. C’est pourquoi la gauche, prenant appui sur les couches populaires, précaires et travailleuses, enracinée dans les multiples mouvements sociaux qui tentent de changer le monde à leur façon, est la seule qui soit capable de porter le projet d’indépendance vers la victoire. Changer de pays, c’est changer de société, et vice versa. La réunion de la conscience sociale et nationale passera donc par l’élaboration d’une majorité populaire en acte, un bloc historique capable de renverser l’ordre établi. Tel est le sens de l’indépendance populaire, l’indépendance de la rue, le chœur fragile mais puissant des voix opprimées en quête de liberté.

vendredi 19 avril 2013

Le mur écologique


La principale limite de la social-démocratie verte réside dans le fait que ce grand virage arrive quarante années trop tard. Un Green New Deal aurait dû être entrepris dès les années 1970, en prenant au sérieux les avertissements du Club de Rome sur les limites de la croissance. Malheureusement, la crise de la gauche, la restructuration postfordiste, la mondialisation néolibérale et l’incapacité du mouvement écologiste à renverser la vapeur auront retardé l’inévitable prise de conscience qui aurait peut-être permis une transition en douceur vers une économie respectueuse de l’humain et des écosystèmes.

« Le mouvement environnemental a échoué, dit l’ex-commissaire au développement durable québécois et « ex-environnementaliste », Harvey Mead. Plus de 40 ans après le premier rapport du Club de Rome sur les limites de la croissance, on n’est toujours pas parvenu à convaincre les populations et leurs dirigeants de changer de paradigme économique. Il est désormais trop tard pour espérer entreprendre un virage en douceur vers le développement durable et éviter la collision avec la réalité. »


Les ravages de l’austérité

En faisant abstraction des limites écologiques que doit prendre en compte tout système économique, il est clair que la perspective néo-keynésienne devient particulièrement pertinente dans le contexte des mesures d’austérité qui frappent différents peuples dans le monde. Des experts du FMI et des économistes éclairés comme Joseph Stiglitz reconnaissent que l’austérité sous-estime l’effet multiplicateur en contexte de crise, celle-ci aggravant non seulement les inégalités sociales, mais retardant du même coup la reprise économique. Un simple cours de macro-économie montre que la stabilisation du cycle économique doit se faire par un équilibre budgétaire étendu dans le temps, et non par un déficit zéro court-termiste comprimant les dépenses publiques en cas de stagnation ou de récession.

Au contraire, l’augmentation des dépenses publiques doit avoir lieu précisément lorsque l’économie ralentit, afin de compenser la crise et relancer la croissance, l’État devant ensuite se retirer progressivement en laissant le marché prendre le relais. C’est pourquoi la cure d’austérité imposée par le Parti québécois ne donne qu’une apparence de gestion rigoureuse des deniers publics, alors que la réalité induite par cette vision néolibérale génère des effets contre-productifs : la croissance n’est pas au rendez-vous, et les revenus de l’État continuent de chuter. Qui plus est, la rhétorique de la croissance comme condition de la prospérité sociale préconisée par les élites économiques et politiques masque en fait une stratégie de classe ; il peut y avoir accumulation du capital sans relance économique et sans travail, via la financiarisation du capitalisme et les paradis fiscaux. Nous pouvons même aller jusqu’à dire que le néolibéralisme consiste à déployer un paradis fiscal non pas en dehors, mais à l’intérieur même de la société !

Pour revenir à la question de la social-démocratie verte, une croissance génératrice d’emplois par la modernisation écologique des industries est incontestablement supérieure à l’austérité, qui ne fait qu’accentuer la crise sociale, économique, politique et écologique. De plus, la réduction des inégalités sociales et un virage vert sérieux permettent de réduire significativement l’empreinte écologique d’un pays comme le Danemark, par opposition à la société américaine qui conjugue inégalités, stagnation et destruction de l’environnement. Paradoxalement, une croissance verte peut avoir une empreinte écologique moindre qu'une période d'austérité économique, car l'impact environnemental de l'économie n'est pas seulement fonction de la croissance des activités économiques, mais de la qualité de celles-ci. « On sait pourtant – c’est un thème cher à Joseph Stiglitz – que la belle décennie de croissance américaine entre 1998 et 2008 était selon lui un « mirage », en ce sens que 90 % des Américains ont alors connu une décennie de stagnation ou de déclin de leurs conditions de vie. Et que l’empreinte écologique et les émissions de gaz à effet de serre par habitant ont poursuivi leur folle progression alors que ce pays détient pourtant les records du monde « développé » pour ces indicateurs de destruction massive de la planète. »

L’impossible découplage

Pourtant, le meilleur Plan vert de relance économique ne peut éviter la reprise de la croissance, c’est-à-dire l’augmentation de la consommation matérielle de ressources. L’amélioration significative de l’éco-efficience, c’est-à-dire l’utilisation optimale d’énergie et de ressources naturelles par unité de produit, est malheureusement contrebalancée par l’effet rebond. Celui-ci fait en sorte que les gains d’efficience prévus par l’introduction de nouvelles technologies vertes sont compensés par l’augmentation de leur utilisation. Par exemple, la meilleure performance des véhicules hybrides ne réduit pas la pollution, car les utilisateurs profitent des économies d’argent pour faire des trajets plus longs et s’installer plus loin de leur lieu de travail. C’est pourquoi l’efficience et la productivité croissante de la modernisation industrielle n’ont pas contribué à réduire, mais à augmenter la consommation globale de ressources matérielles.

De plus, la dématérialisation rendue possible par les nouvelles technologies d’information et de communication (NTIC) n’a pas réussi à réduire de la consommation de matières premières ou d’énergie, bien au contraire. L’émergence d’une économie de l’immatériel accélère l’exploitation de ressources non renouvelables (métaux rares), consomme énormément d’énergie (sept grammes d’émission de gaz carbonique par recherche Google) et accroît l’énorme accumulation de déchets électroniques. Tout cela est aggravé par le phénomène de l’obsolescence programmée, provoquée par la forte compétitivité de ce secteur économique. Bien qu’une politique social-démocrate verte pourrait mettre un frein à la surproduction et surconsommation de marchandises électroniques, celles-ci continueraient à progresser au-delà de la capacité de charge de la biosphère.

Si on accepte la thèse qu’il n’est pas possible d’opérer le découplage matériel de l’économie, c’est-à-dire la croissance et les conséquences environnementales du développement, et qu’il n’est pas possible de substituer le capital naturel par du capital artificiel (compensation des ressources non renouvelables par un fonds des générations ou des gains de productivité), alors il faut conclure que le développement économique sous toutes ses formes est, à long terme, incompatible avec la préservation des écosystèmes. Ce raisonnement implique le rejet de l’idée de la croissance matérielle infinie, qu’elle soit basée sur un modèle économique inégalitaire (capitalisme libéral) ou égalitaire (social-démocratie, socialisme).

« Actuellement, l’environnement et l’économie sont fondamentalement irréconciliables. » [Harvey Mead] juge tout aussi sévèrement tous ces environnementalistes qui affirment qu’une poursuite de la croissance économique est possible si l’on entreprend une révolution industrielle verte qui s’appuierait, entre autres, sur les sources d’énergie renouvelables et sur des procédés de production tenant compte du cycle de vie des biens. « Il est trop tard pour cela. On n’a plus le temps », croit-il. »

Gagner du temps pour la transition écologique

Si l’austérité est intolérable et la croissance verte reste non viable à long terme, sommes-nous condamnés à la fatalité de l’effondrement du système économique mondial ? Si les États n’ont presque aucune chance d’opérer un changement de cap prochainement, devons-nous nous résigner à « sauver les meubles », construire des abris et nous replier dans un survivalisme généralisé ? Bien sûr que non ! L’important est de donner un sens au virage vert, c’est-à-dire le considérer comme une transition orientée vers un autre type de société qu’il s’agit de construire. L’important est de concevoir le Plan vert comme un tremplin, « un programme de transition visant à définir les bases d'une nouvelle société post-capitaliste », pour reprendre les mots d’Andrés Fontecilla.

En fait, ce grand plan de modernisation écologique de l’économie provoquera inéluctablement la croissance du PIB, de sorte qu’il ne peut pas représenter une solution définitive à la crise environnementale. Le mur écologique, situé autour de 2025-2030 selon les prédictions du Club de Rome (dont les données ont été corroborées depuis les quarante dernières années), représente l’horizon temporel du Plan vert. Nous devrons ainsi entreprendre une véritable transition civilisationnelle d’ici les quinze prochaines années ! La restructuration des villes, des transports, des infrastructures alimentaires, énergétiques et industrielles permettra de nous préparer à la descente énergétique, afin qu’elle soit juste et démocratiquement planifiée.

Il n’est donc pas question de relancer l’économie en augmentant le pouvoir d’achat afin de consommer de nouvelles marchandises vertes ; il s’agit avant tout de gagner du temps, de libérer de nouvelles initiatives personnelles et collectives, des coopératives et d’autres inventions qui renforceront la résilience locale et nationale. C’est pourquoi il est essentiel de sortir du paradigme de la social-démocratie verte et de prendre la transition écologique vers une société postcapitaliste comme le véritable objectif de ce projet. Comme le dit André Gorz : « il est temps de penser à l’envers : de définir les changements à réaliser en partant du but ultime à atteindre et non les buts en partant des moyens disponibles, des replâtrages immédiatement réalisables. »

Réforme sociale ou révolution ?

Définir l’orientation du Plan vert à partir du but ultime, c’est-à-dire le dépassement du capitalisme, présuppose une critique du réformisme. Les réformes proposées par Québec solidaire ne s’opposent pas à la révolution sociale, mais doivent être conçues comme les moyens d’une lutte politique visant le renversement de l’ordre établi. « Pour la social-démocratie, lutter à l’intérieur même du système existant, jour après jour, pour les réformes, pour l’amélioration de la situation des travailleurs, pour des institutions démocratiques, c’est la seule manière d’engager la lutte de classe prolétarienne et de s’orienter vers le but final, c’est-à-dire de travailler à conquérir le pouvoir politique et à abolir le système du salaire. Entre la réforme sociale et la révolution, la social-démocratie voit un lien indissoluble : la lutte pour la réforme étant le moyen, et la révolution sociale le but. »

Cette interprétation luxemburgiste de la social-démocratie se rapproche davantage du marxisme révolutionnaire et de l’écosocialisme que des partis réformistes qui ont fleuri au XXe siècle sous l’influence de la pratique opportuniste et de la pensée d’Eduard Bernstein. « Sa théorie tout entière tend pratiquement à une seule chose : à nous faire abandonner le but final de la social-démocratie, la révolution sociale, et à faire inversement de la réforme sociale, simple moyen de la lutte de classe, son but ultime. Bernstein lui-même a formulé ses opinions de la façon la plus nette et la plus caractéristique, écrivant : " Le but final, quel qu’il soit, n’est rien, le mouvement est tout ". »

Malgré la critique théorique foudroyante de Luxemburg, le réformisme a continué de rayonner dans la majorité des partis de gauche jusqu’à aujourd’hui. D’après Pierre Rosanvallon dans La société des égaux (2012), « Bernstein perdra la bataille idéologique dans les congrès de la social-démocratie. Mais il triomphera dans les faits, les partis socialistes se fixant à partir de ce début du XXe siècle des objectifs réformateurs pratiques. » C’est pourquoi il est essentiel de rappeler certains éléments clés de cette critique, notamment les limites de l’économie coopérative et du syndicalisme.

Les limites du coopérativisme

Tout d’abord, le Plan vert cherche à développer le domaine de l’économie sociale et solidaire par le biais des entreprises collectives comme les coopératives. Malheureusement, celles-ci demeurent des entreprises démocratiques dominées par des échanges marchands, c’est-à-dire des unités de production situées dans une économie de marché. Les coopératives doivent intérioriser les normes capitalistes de rendement et de compétitivité afin d’assurer leur survie. « Pratiquement, cela se traduit par la nécessité d’intensifier le travail, d’en raccourcir ou d’en prolonger la durée selon la conjoncture, d’embaucher ou de licencier la force de travail selon les besoins du marché, en un mot de pratiquer toutes méthodes bien connues qui permettent à une entreprise capitaliste de soutenir la concurrence des autres entreprises. D’où, pour la coopérative de production, la nécessité, contradictoire pour les ouvriers, de se gouverner eux-mêmes avec toute l’autorité absolue nécessaire et de jouer vis-à-vis d’eux-mêmes le rôle d’entrepreneurs capitalistes. »

Pour surmonter cette contradiction entre le mode de production démocratique et le mode d’échange capitaliste, la coopérative doit se soustraire artificiellement à la concurrence en créant son propre marché, par le biais d’un réseau de consommateurs. D’où l’importance des coopératives de consommation et de solidarité, généralement plus durables que les simples coopératives de travailleurs. « On constate donc que l’existence des coopératives de production est liée actuellement à l’existence des coopératives de consommation ; il en résulte que les coopératives de production doivent se contenter, dans le meilleur des cas, de petits débouchés locaux et qu’elles se limitent à quelques produits de première nécessité, de préférence aux produits alimentaires. Toutes les branches les plus importantes de la production capitaliste : l’industrie textile, minière, métallurgique, pétrolifère, ainsi que l’industrie de construction de machines, des locomotives et des navires sont exclues d’avance de la coopérative de consommation et, par conséquent, des coopératives de production. »

Un contre-exemple important à ce diagnostic est celui de la Corporation Mondragon au Pays basque, gigantesque système coopératif qui regroupe 256 entreprises dans quatre secteurs : finance, industrie, distribution, recherche et développement. Né des idées mutualistes et autogestionnaires du jeune vicaire de paroisse José María Arizmendiarrieta en 1956, Mondragon représente aujourd’hui le plus grand groupe industriel basque (environ 100 000 employé-es). Bien que ce modèle soit vanté partout dans le monde par les adeptes de l’économie sociale, il demeure néanmoins difficilement exportable. La raison de ce succès local est probablement le développement d’un système intercoopératif très sophistiqué à l’intérieur d’un contexte social particulier, tout comme l’exemple du budget participatif de Porto Alegre qui fut le résultat de conjonctures exceptionnelles. D’où les tentatives généralement infructueuses et caricaturales d’imitation de ce modèle ailleurs dans le monde.

La perspective de Rosa Luxemburg demeure valide en ce qui concerne le développement des coopératives à l’intérieur d’une économie capitaliste. L’économie sociale fleurit déjà à l’intérieur du système actuel. Elle constitue la béquille du mode de production dominant, au même titre que l’économie domestique qui assure la reproduction sociale. S’il faut cesser de voir les coopératives et le milieu communautaire comme la roue de secours permettant d’assurer la cohésion sociale, c’est d’abord en reconnaissant que ce domaine est actuellement subordonné à l’économie de marché. L’économie sociale plafonne, tout comme le marché du biologique et du commerce équitable, qui ne font pas le poids devant la domination des firmes multinationales. « De ce fait, la réforme socialiste basée sur le système des coopératives abandonne la lutte contre le capital de production, c’est-à-dire contre la branche maîtresse de l’économie capitaliste, et se contente de diriger ses coups contre un capital commercial, et plus exactement le petit et le moyen capital commercial ; elle ne s’attaque plus qu’aux branches secondaires du tronc capitaliste. »

La faiblesse congénitale du syndicalisme

Nul ne peut nier la faiblesse actuelle du mouvement syndical. Celle-ci peut être expliquée par la férocité de la restructuration économique postfordiste, les nombreuses lois anti-syndicales imposées par les gouvernements des années 1980 à aujourd’hui, l'idéologie néolibérale et libertarienne, puis le retrait progressif du syndicalisme de combat au profit d’un concertationnisme entre l’État, les centrales syndicales et le patronat. Néanmoins, ces explications historiques et contingentes n’éclairent pas la raison fondamentale pour laquelle le syndicalisme, même vigoureux, n’a pas la capacité de renverser, par lui-même, le capitalisme.

« Les syndicats servent le prolétariat en utilisant dans leur propre intérêt, à chaque instant, ces conjonctures du marché. Mais ces conjonctures elles-mêmes, c’est-à-dire d’une part la demande de force de travail déterminée par l’état de la production, et d’autre part l’offre de force de travail créée par la prolétarisation des classes moyennes et la reproduction naturelle de la classe ouvrière, enfin le degré de productivité du travail sont situées en dehors de la sphère d’influence des syndicats. Aussi ces éléments ne peuvent-ils pas supprimer la loi des salaires. Ils peuvent, dans le meilleur des cas, maintenir l’exploitation capitaliste à l’intérieur des limites "normales" dictées à chaque instant par la conjoncture, mais ils sont absolument hors d’état de supprimer l’exploitation elle-même, même progressivement. »

En d’autres termes, si les syndicats ont un rôle essentiel à jouer dans l’amélioration des conditions de vie de la classe ouvrière, il est contre-intuitif pour eux de lutter pour la réduction du temps de travail, pour le revenu minimum garanti, et a fortiori pour l’abolition du salariat. De plus, une transition écologique qui impliquerait la fermeture de centrales nucléaires, de raffineries, d’usines d’automobiles, d’industries minières et d’autres secteurs nuisibles pour l’environnement, ne manquerait de susciter de vives réactions chez les travailleurs et syndicats affectés par ces mesures. Cela ne représente pas une situation insoluble, mais manifeste la nécessité de conscientiser le mouvement ouvrier et de proposer des mesures sociales et économiques permettant la reconversion écologique et systématique des emplois sales en emplois verts. Des syndicats pourraient lutter en ce sens, et plusieurs le réclament déjà à travers la notion de « transition juste ». Il n’en demeure pas moins que ceux-ci luttent avant tout pour des emplois, et non pour l’abolition du capitalisme.

Entre production et répartition

La question centrale est de savoir si le but ultime du Plan vert consiste à améliorer la manière dont la richesse est répartie entre les différents secteurs de la société, ou plutôt à transformer le mode de production économique lui-même. Le premier objectif renvoie à la question de la redistribution, comme la fiscalité progressive (redevances), la sécurité sociale (revenu minimum garanti), les services publics et la régulation du capitalisme par des incitatifs économiques (chantier d’efficacité énergétique), tandis que le second objectif s’attaque aux relations de production comme les rapports de propriété, la démocratisation de la planification économique, etc. Vraisemblablement, le second objectif n’apparaît pas dans le Plan vert mais dans le programme de Québec solidaire qui vise, à long terme, la socialisation de l’économie. Malheureusement, les coopératives, le mouvement syndical et les réformes sociales sont incapables, en eux-mêmes, de transformer le mode de production capitaliste.

« Bernstein en a lui-même une conscience plus ou moins claire ; il ne les regarde que comme des moyens de réduire le profit capitaliste et d’enrichir les ouvriers, ce qui revient à renoncer à lutter contre le mode de production capitaliste ; il oriente le mouvement socialiste vers la lutte contre le mode de répartition capitaliste. […] Il est vrai que l’aiguillon qui pousse d’abord vers le mouvement socialiste les masses populaires, c’est le mode de répartition "injuste" du régime capitaliste. En luttant pour la socialisation de toute l’économie, la social-démocratie témoigne en même temps de son aspiration naturelle à une répartition "juste" de la richesse sociale. Mais nous avons appris, grâce à Marx, que le mode de répartition d’une époque déterminée n’est que la conséquence naturelle du mode de production de cette époque : en conséquence, la social-démocratie intensifie sa lutte non pas contre le système de la répartition dans le cadre de la production capitaliste, elle vise à supprimer la production marchande capitaliste elle-même. En un mot, la social-démocratie veut établir un mode de répartition socialiste en supprimant le mode de production capitaliste, tandis que la méthode bernsteinienne consiste à l’inverse à combattre le mode de répartition capitaliste dans l’espoir d’arriver à établir progressivement par ce moyen même, un mode de production socialiste. »

Luxemburg ne croit pas qu’il soit possible de socialiser complètement l’économie par une série de réformes successives luttant contre le mode de répartition capitaliste. De plus, il serait faux de croire qu’une réforme représente une sorte de « révolution diluée dans le temps, et la révolution comme une réforme condensée. Une révolution sociale et une réforme légale ne sont pas des éléments distincts par leur durée, mais par leur contenu ; tout le secret des révolutions historiques, de la prise du pouvoir politique, est précisément dans le passage de simples modifications quantitatives en une qualité nouvelle ou, pour parler concrètement, dans le passage d’une période historique d’une forme de société donnée à une autre. Quiconque se prononce en faveur de la réforme légale, au lieu et à l’encontre de la conquête du pouvoir politique et de la révolution sociale, ne choisit pas en réalité une voie plus paisible, plus sûre et plus lente conduisant au même but ; il a en vue un but différent : au lieu de l’instauration d’une société nouvelle, il se contente de modifications superficielles apportées à l’ancienne société. Ainsi les thèses politiques du révisionnisme conduisent-elles à la même conclusion que ses théories économiques. Elles ne visent pas, au fond, à réaliser l’ordre socialiste, mais à réformer l’ordre capitaliste, elles ne cherchent pas à abolir le système du salariat, mais à doser ou à atténuer l’exploitation, en un mot elles veulent supprimer les abus du capitalisme et non le capitalisme lui-même. »

Si nous voulons affronter sérieusement les défis de la crise sociale, politique, économique et environnementale actuelle, nous devons prendre au sérieux la sortie de la croissance et le dépassement du système qui nous propulse tout droit vers le mur écologique. C’est pourquoi une véritable transition ne peut être le fruit que d’une synthèse entre l’écologie anti-capitaliste et la gauche anti-productiviste. Un Plan vert qui ne remet pas en question les bases du capitalisme reste limité à l’approche honorable mais vaine de la social-démocratie verte. L’émancipation sociale contenue en germe dans la transition écologique ne peut être déployée qu’à travers un projet global et radical, comme une chair rouge sucrée enveloppée dans un manteau vert : l'écosocialisme.

Ébauche d’une théorie critique des vertus démocratiques

1. La démocratie inclut cinq grandes dimensions complémentaires et interdépendantes: la participation, la délibération, la représentation, l...